XXVII

Le duc della Sorga est tout d’abord frappé de la physionomie de son fils ; jamais elle ne lui avait semblé plus sinistre ; et, se rappelant ce que venait de lui raconter Bartolomeo, relativement à la pénible altercation de la veille entre les deux frères, le duc dit tristement à son fils :

— Hier matin, je vous avais témoigné le profond chagrin que me causaient vos discords avec votre frère ; je viens d’apprendre qu’hier au soir encore, et pour le motif le plus futile, un verre de limonade que Bartolomeo apportait à Ottavio, en traversant votre chambre, vous vous êtes livré à des emportements déplorables. Ah ! Felippe ! Felippe ! – ajoute le duc d’un ton douloureux, – vous me rendez bien malheureux !

— Je désire mettre fin à vos chagrins, mon père.

— Serait-il vrai ? s’écrie le duc cédant à l’espérance.

— Oui, mon père, et c’est dans ce but que je viens prendre congé de tous.

— Que voulez-vous dire, Felippe ?

— Que j’ai l’intention de partir le plus tôt possible.

— Partir ?

— C’est une résolution irrévocable.

— Et sans ma permission ?

— Je viens la solliciter, mon père.

— Et si je vous la refuse ?…

— J’aurai la douleur de m’en passer.

— Oubliez-vous, mon fils, que l’autorité paternelle a ses droits ? Je vous le prouverai, si vous m’y contraignez !

— Vous me faites regretter mon acte de déférence : j’aurais dû m’éloigner sans vous prévenir.

— Mon Dieu ! – murmure le duc portant les deux mains à son front ; – mon Dieu ! est-ce assez de dureté ! est-ce assez d’ingratitude ! Un enfant que j’aime tant !

— D’ailleurs, mon père, si vous voulez me retenir ici de force…

— Malheureux ! vous retenir de force ! – s’écrie le duc d’une voix navrante et indignée. – Non ! non ! Et puisque vous êtes assez dénaturé pour…

Mais le duc della Sorga, changeant d’accent, et s’adressant à son fils avec une affectueuse compassion :

— Non, je ne te retiendrai pas près de nous par la force, pauvre cher insensé ! je t’y retiendrai en redoublant d’indulgence, de tendresse ; tu as résisté à mes ordres, tu écouteras mes prières ; Felippe, mon enfant, je t’en conjure, je t’en supplie, reviens à la raison.

Serrant Felippe entre ses bras, le duc ajoute avec effusion :

— Mon enfant, ne te laisse pas abuser par les visions de ton cerveau troublé ; ouvre les yeux, vois combien ici tout le monde te chérit, ton frère des premiers, ton frère, pour qui, nous le disions encore tout à l’heure, moi et Bartolomeo, tu avais une sorte d’adoration. Mon Dieu ! d’où vient donc cet inexplicable changement qui fait notre malheur à tous ?

— Il me le demande, lui ! lui dont l’exemple a changé mon amour fraternel en jalousie, en envie, en haine ! Il me le demande ! – pensait Felippe, tandis que son père, avec un redoublement de tendresse, disait :

— Nous étions tous si heureux jadis ! nous vivions si unis ! Ta santé même, quoique toujours débile, se ressentait de la quiétude de ton esprit ; tu n’éprouvais pas ces souffrances physiques qui te rendent maintenant chagrin, morose, irascible. Et, sans parler même de l’affliction que me cause ce projet insensé, tu songerais à nous quitter, toi, si frêle, si maladif, grand Dieu ! T’éloigner de nous, lorsque jamais nos soins ne t’ont été plus nécessaires !… Tiens, à cette seule pensée, je frissonne !

Le duc, voyant alors, feinte ou réelle, une lueur d’attendrissement éclaircir la sinistre physionomie de son fils, le duc ajoute avec un redoublement de tendresse :

— Felippe ! tu es ému ! tu sens enfin combien tu m’es cher, pauvre malheureux enfant !

— Laissez-moi ! – dit Felippe paraissant de plus en plus attendri, et faisant un léger effort afin de se dégager des étreintes paternelles ; – laissez-moi, je suis ici un objet de trouble et de discords ; c’est à moi de m’éloigner !

— T’éloigner ! Oh ! je t’en défie maintenant ! – reprend le duc cessant d’enlacer son fils entre ses bras. – Tu as enfin conscience du mal affreux que nous causerait ton départ ; tu resteras auprès de nous, et…

— Non, non ! pas de faiblesse, – reprend Felippe comme s’il luttait contre son désir. – Je connais mes défauts : mon caractère est devenu odieux, incorrigible ; j’en ai honte ! C’est à moi de partir, – ajoute-t-il d’un ton d’amère récrimination contre lui-même. – J’ai appris trop tard, trop tard ! le mal que j’ai fait… Pauvre Ottavio !

Et Felippe reprend avec effort :

— Adieu, mon père ; blâmez-moi ! mais aussi plaignez-moi ; je mérite votre pitié !

— Mon enfant ! – s’écrie le duc, radieux, retenant son fils par la main, – tu as dit : « Pauvre Ottavio ! » et cela, tu l’as dit d’une voix qui m’a été au cœur ; elle m’a rappelé ce temps heureux où tu chérissais ton frère. Béni soit Dieu ! Ces seuls mots, prononcés par toi, ces seuls mots : « Pauvre Ottavio ! » sont une révélation, et mes entrailles de père tressaillent de joie ! Ah ! je n’en doute plus, tu aimes ton frère comme tu l’aimais autrefois ?

— Oui ; et voilà pourquoi il faut que je m’éloigne, – répond Felippe semblant revenir à sa première détermination.

Et, ferme, résolu, il ajoute :

— Je dois partir ; j’ai déjà trop de reproches à me faire ; que serait-ce si un malheur irréparable… ?

Mais Felippe, paraissant regretter ces derniers mots, comme s’ils lui eussent involontairement échappé, s’interrompt brusquement, et dit au duc :

— Je vous le répète, mon père, il faut que je m’éloigne, il le faut !

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