III

Le désespoir de Francine était d’autant plus douloureux, qu’ainsi que le lui avait dit M. Lambert, aucun reproche ne s’échappait de ses lèvres. Il contenait, – non son courroux, non son indignation, cette grande âme ne pouvait, dans les circonstances actuelles, éprouver ces ressentiments ; – il contenait ses douleurs atroces ! Sa voix n’était ni rude ni menaçante ; elle était grave, pénétrante et empreinte d’une résignation austère.

Il poursuivit ainsi :

— Tel est donc, madame, le premier parti que j’ai à prendre, et, si je ne consultais que mes vœux, je m’arrêterais à ce parti.

— Qui vous empêche donc… de le prendre ?…

— Votre intérêt, madame. Veuillez écouter encore… Le second parti est celui-ci : vous garder près de moi…

Francine, frappée de stupeur, regarde d’abord son mari en silence ; elle ne peut croire à ce quelle entend.

Puis elle s’écrie d’une voix palpitante :

— Quoi ! vous daigneriez me permettre de rester près de vous ?

— Oui, madame… Mais je ne veux… je ne dois vous laisser aucune illusion au sujet de l’existence qui sera la vôtre… si vous restez ici.

— Ah ! quelle qu’elle soit… je vous le jure, André, oui… quelle qu’elle soit… je m’y résigne d’avance ! – s’écrie Francine les mains tendues et suppliantes vers son mari, et cédant à ce qu’il y avait en elle de foncièrement bon, malgré sa faiblesse. – Ah ! dussé-je endurer chaque jour votre colère… vos justes mépris… je les subirai sans me plaindre… je les mérite… et je bénirai votre clémence.

— Vous aurez à endurer… pis que mon mépris et ma colère…

— Quoi donc, grand Dieu ?

— Le spectacle de mon chagrin, madame…

Et M. Lambert, malgré sa force de caractère, malgré son empire sur lui-même, ne peut retenir de grosses larmes ; elles coulent sur ses joues pâlies.

Ces pleurs, arrachés à son mari par l’intensité de sa souffrance interne, portent à son comble le désespoir de Francine. Presque égarée, elle s’écrie en se tordant les bras :

— Ah ! qu’ai-je fait ?… Malheur à moi !… malheur à moi !… Hélas ! il n’est que trop vrai… la vue de votre chagrin, dont je suis cause, sera mon plus cruel châtiment… je le sens bien… en vous voyant pleurer…

Le libraire domine son émotion, essuie ses larmes, et reprend d’une voix raffermie :

— Je dois, madame, vous montrer, tel qu’il sera, l’avenir qui nous est réservé. Je vous ai dit sincèrement, avant de vous épouser, quelle serait notre vie… Une égale sincérité m’est aujourd’hui commandée… Notre existence, nos relations resteront, en apparence du moins, ce qu’elles étaient… Je ne vous adresserai jamais de reproches…

— Hélas ! ceux que je m’adresserai seront plus pénibles que ceux que vous pourriez me faire…

— Quand nous serons seuls, je continuerai de vous donner les conseils que je vous ai toujours donnés, lorsque je m’efforçais de vous convaincre que la vraie sagesse consistait à accepter résolument notre sort, quels que soient les renoncements, les privations qu’il nous impose ; qu’il nous fallait accomplir nos devoirs avec courage, ne jamais dévier du droit chemin, parce que le moindre écart nous jetait presque toujours dans des abîmes de maux.

— Ah ! si je les avais suivis, ces conseils si bons, si paternels, je ne serais pas où j’en suis à cette heure !…

— Non !… car, je vous l’ai dit bien souvent, madame, si on faisait au juste et au bien quelques-uns des sacrifices, cruels parfois et irréparables, que l’on fait au mal, notre vie serait aussi paisible qu’elle est souvent tourmentée…

— Quelle vérité ! mon Dieu ! – répond ingénument Francine. – Il m’eût été si facile de ne pas faire mon malheur et le votre, André !… Vous parlez de ce que j’aurais à endurer du spectacle de votre chagrin… si vous me permettez de rester près de vous… Ah ! c’est à moi de craindre de vous importuner par ma douleur, par mes remords, hélas !… sans cesse, ils vous rappelleraient ma honte, mon ingratitude envers vous… Peut-être vaut-il mieux nous séparer… ma présence ici vous rendrait trop malheureux !

— Aussi, vous le disais-je, madame, si je consultais uniquement mes vœux, je préférerais le premier des deux partis que je vous propose… Mais je crois que, dans votre intérêt, et vu la faiblesse de votre caractère, il est à désirer que vous demeuriez ici. Seulement, songez-y bien, vous aurez beaucoup à souffrir sans doute ; ma sollicitude pour vous, loin de s’affaiblir, s’accroîtra ; car jamais ma tutélaire protection ne vous aura été plus nécessaire ; mais ma confiance en vous aura disparu… La confiance ! qui rendait nos relations si sereines et si douces, pour moi, du moins !… Il me faudra douter de vos paroles, de vos regards, douter de toutes vos apparences… Ces doutes, je ne vous les exprimerai pas, mais vous les sentirez, madame… et ils vous seront un supplice de chaque instant… ils glaceront nos rapports habituels, et, dans l’uniformité de notre vie réitérée, sans distractions, sans plaisirs, cette froideur glaciale vous enveloppera… vous pèsera comme un linceul de plomb !…

— Ah ! s’il ne s’agit que de moi, n’ayez pas cette crainte, André… le bonheur de rester près de vous me ferait tout supporter…

— Vous vous abusez, madame… vous cédez aux illusions de votre âge… il ne faut pas juger d’après nos impressions actuelles relies de l’avenir… Non ! nous éprouvons à cette heure la fièvre de la douleur ; cette agitation fiévreuse nous donne une force factice ; mais, lorsqu’elle nous manquera… mais, lorsque demain, et plus tard, et toujours, nous serons face à face l’un de l’autre, mornes, accablés… Ah ! c’est alors que nous ressentirons, dans toute sa cruauté, le contre-coup du malheur qui nous frappe.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est affreux ! – balbutie Francine effrayée à la pensée d’un pareil avenir. – Ainsi… cette confiance que vous aviez en moi… André… je l’ai perdue, perdue pour toujours !… pour toujours !… vous ne me la rendrez plus ?…

— Je l’ignore, madame… La confiance ne se commande pas… elle se gagne…

— Mon Dieu !… si je pouvais espérer !… Mais, non… quoi que je fasse… vous ne devrez plus croire en moi…

— Il ne faut jamais, madame, fermer la porte à l’espérance… Cette croyance en vous, à laquelle j’ai dû les trois meilleures années de ma vie… parce que je vous croyais heureuse… ou plutôt satisfaite de votre modeste condition… cette croyance en vous, peut-être un jour me l’inspirerez-vous de nouveau… mais…

— Vous en doutez ?… Hélas !…

— À cette heure… oui, j’en doute… parce que, en ce moment, il se peut que l’âcreté du chagrin me rende injuste envers vous…

— Injuste !… vous, André !… vous dont la divine bonté…

— Je dis injuste, en cela, madame, que, persuadé de la sincérité de votre repentir, je ne le crois pas devoir être aussi durable qu’il le sera peut-être réellement.

— Grand Dieu ! vous me supposeriez capable de commettre plus tard une nouvelle faute !…

— Je le crains, parce que je n’ai plus confiance en vous, madame… Voilà pourquoi je vous dis : La perte de cette confiance doit être pour vous et pour moi… un long supplice… Et il commence, puisque je vous accuse à tort… si vous devez persister dans vos bonnes résolutions.

— Mais, si j’y persiste, André !… si je vous prouve… par tous les actes de ma vie, que mon repentir est durable… que je n’ai qu’une seule pensée au monde : expier le passé !… me le pardonnerez-vous ?…

— Je vous ai pardonné, madame…

— Il est vrai… mais, enfin, me rendrez-vous votre confiance ?… oublierez-vous le passé ?…

— Il est impossible d’oublier le passé, madame, et, dussiez-vous un jour regagner ma confiance, ce jour funeste pèsera toujours douloureusement sur notre destinée… C’est la fatalité du mal… Un instant d’égarement suffit à empoisonner la vie… Il y aura toujours eu dans la nôtre un moment affreux, que rien ne pourra jamais effacer de notre souvenir et de notre cœur… si longue que soit notre vie… et, dussions-nous revenir, plus tard, à une confiance mutuelle. Ah ! je le sens… cette plaie, pour moi du moins, est incurable, – ajoute M. Lambert avec un accent d’inexprimable tristesse, – Et maintenant, madame… vous réfléchirez… vous choisirez celui des deux partis que je vous ai proposés…

— Ah ! mon choix est fait, André… Rester avec vous, si vous le permettez, ce serait combler mes désirs, mon espoir.

— Cette résolution est trop grave pour être prise ainsi sous la première impression d’un sentiment dont j’apprécie la noblesse, mais dont la soudaineté est à craindre… Lorsque votre pénible agitation sera calmée, vous réfléchirez à loisir, madame, à tout ce que je vous ai dit au sujet de votre désir de demeurer près de moi ; peut-être alors changerez-vous d’avis… mais…

Le libraire s’interrompt au bruit du tintement de la sonnette extérieure, et ajoute :

— C’est sans doute mon commis qui revient. Tâchez, madame, afin de dérouter ses soupçons, de prendre quelque empire sur vous-même… Il est, d’ailleurs, convenu… que mon retour chez moi et l’altération de mes traits ont eu pour cause une assez grave indisposition…

Ce disant, le libraire laisse sa femme dans la chambre à coucher, afin d’aller ouvrir la porte extérieure de l’entre-sol.

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