IV

M. Lambert ayant ouvert la porte de son appartement, fut surpris de voir Sylvia.

Sa visite, dont il eût été si heureux et si flatté en d’autres circonstances, lui semblait regrettable, parce qu’il songeait à l’abattement de sa femme, sans doute incapable de dissimuler son chagrin, ses larmes, en présence de Sylvia.

Faisant néanmoins bonne contenance, il résolut d’accueillir de son mieux la jeune femme, et lui dit en l’introduisant dans le salon :

— Je suis vraiment confus de vos bontés, madame ; je n’osais espérer vous voir remplir sitôt la promesse dont vous nous aviez hier honorés, ma femme et moi…

— J’attendais trop de plaisir de cette visite pour la retarder, mon cher monsieur Lambert, et je…

Puis, s’interrompant et regardant le libraire avec un étonnement mêlé d’intérêt, Sylvia reprend :

— Mon Dieu ! comme vous êtes pâle !… Seriez-vous souffrant ?

— Hélas ! madame, j’ai un cruel aveu à vous faire – reprend le libraire s’efforçant de sourire, – vous arrivez justement au milieu d’une terrible querelle de ménage.

— Une querelle entre vous et votre chère femme !… Est-ce possible ?

— Je me hâte d’ajouter, madame, que cette querelle n’a pas causé l’altération de mes traits… Voici le fait… Mais, en vérité, madame, j’abuse de vos moments.

— De grâce, continuez.

— J’étais allé à Stains, où je devais assister à la vente d’une bibliothèque… J’ai ressenti en route un tel malaise, que je suis revenu ici. Je souffrais beaucoup… la souffrance m’a rendu irritable… et, à propos d’un rien, j’ai rudoyé ma femme.

— Ah ! monsieur Lambert !

— J’oserai dire que les brusqueries sont tellement peu dans mes habitudes, qu’elles n’en ont été malheureusement que plus sensibles à Francine. Elle s’est mise à fondre en larmes… ces larmes, en me donnant conscience de ma dureté, devaient m’irriter contre moi-même, le contraire a eu lieu : c’est contre ma pauvre femme que je me suis emporté ; d’où il suit qu’à cette heure, ma victime, – ajoute le libraire s’efforçant de sourire encore, – ma victime est là, dans sa chambre, en proie à une véritable affliction.

— Vous me permettrez alors d’aller consoler Francine, et surtout de faire votre paix avec elle !…

— En vérité, madame, cette pauvre enfant est, vous le savez, si timide… que je crains…

— Rassurez-vous, monsieur Lambert, je ne lui ferai pas peur… vous verrez… puis elle me saura gré, j’en suis certaine, de lui venir en aide pour un raccommodement qu’elle désire si vivement, sans doute…

— Madame… je…

— Ai-je besoin d’ajouter que, si ma démarche vous semble le moins du monde indiscrète, il ne faut attribuer cette indiscrétion qu’à l’intérêt que m’inspire madame Lambert… et que, si vous pensez que ma présence puisse la contrarier, je reviendrai vous voir un autre jour…

— Loin de là, madame ; je ne doute pas que ma femme ne soit, au contraire, très-touchée de cette nouvelle preuve de vos bontés, – répond le libraire craignant, par un refus prolongé, d’éveiller les soupçons de Sylvia au sujet du vrai motif de cette prétendue querelle de ménage ; – je vous demande seulement grâce d’avance pour l’émotion de Francine.

Le libraire, précédant la jeune femme dans la chambre de madame Lambert, dit à celle-ci en accompagnant ses paroles d’un regard expressif :

— Ma chère enfant… j’ai avoué à madame que, rendu très-irritable par le malaise dont je souffrais tantôt en rentrant, je vous ai, à mon grand regret, rudoyée pour un motif très-frivole… Madame Wolfrang veut absolument faire ma paix avec vous… Vous serez, comme moi, sensible à ce nouveau témoignage de la bienveillance de madame envers nous.

Francine, naturellement timide, est tout à fait décontenancée par la présence de Sylvia, et peut à peine balbutier quelques mots presque inintelligibles.

— Excusez-moi, chère madame, d’avoir insisté afin de vous voir en ce moment ; mais M. Lambert m’ayant appris la cause de votre gros chagrin, – ajoute Sylvia avec un demi-sourire, – j’ai pensé que, peut-être, vous voudriez bien accepter mon intervention à propos de cette si terrible querelle de ménage…

Mais Sylvia, en suite de cette innocente plaisanterie, remarquant le tressaillement douloureux de Francine, qui pensait que, hélas ! bien terrible, en effet, était cette querelle de ménage, Sylvia, redevenue sérieuse, continue d’un accent pénétré :

— Pardon… pardon, chère madame, je ne dois pas parler légèrement de la peine très-réelle, après tout, dont vous souffrez… car, dans une vie aussi heureuse que la vôtre, les moindres contrariétés prennent les proportions de véritables afflictions.

Puis, oubliant en ce moment la révélation que lui avait faite la veille Wolfrang, au sujet du rendez-vous accordé par Francine à M. de Luxeuil, et croyant qu’il ne s’agissait, en effet, que d’une insignifiante querelle de ménage entre M. Lambert, et sa femme, Sylvia, voulant distraire et égayer Francine, ajoute en souriant :

— J’étais d’autant plus coupable de paraître ne pas prendre au sérieux votre gros chagrin, ma chère madame Lambert, que, j’en conviens à la honte de mon entendement, je me suis toujours trouvée en révolte ouverte contre les idées reçues au sujet de deux personnages voués à jamais, selon moi, à d’injustes plaisanteries… et d’abord cet infortuné Sybarite que le pli d’une rose ferait souffrir… Car enfin, qu’importe le motif de la douleur ? Serait-il le plus futile du monde, dès que la douleur est réelle, n’a-t-elle pas droit à la compassion ?… Qu’en pensez-vous, monsieur Lambert ?

— En effet, madame… la douleur est relative…, – répond le libraire s’efforçant de soutenir la conversation, ce dont il voyait Francine absolument incapable, le ton enjoué que prenait l’entretien avivant encore, si possible, les tourments dont elle était poignée. – Mais, ajoute M. Lambert, quel est, de grâce, madame, cet autre personnage dont vous prenez la défense contre les idées reçues ?

— C’est le digne et honnête ours des fables de la Fontaine, lequel ours, veillant avec une sollicitude attentive sur son maître endormi, et voulant le délivrer d’une mouche importune, ne trouve rien de plus expédient, dans sa bonhomie oursine, que de prendre entre ses grosses pattes un pavé. Or, qu’est-ce qu’un pavé pour un ours ? Un éventail pour nous. Et il me semble le voir, l’œil vigilant, la respiration suspendue, laissant tomber bien délicatement ce pavé sur le nez de son maître, afin d’écraser cette mouche impertinente… Eh bien, oui, je l’avoue, je me révolte contre les méchants railleurs qui accablent de quolibets ce lourdaud, cet imbécile, ce brutal, selon leur jugement, tandis que, suivant moi, le pauvre animal a fait de son mieux, selon les bornes de sa pauvre intelligence… et il a témoigné comme il a pu son affection pour son maître.

Et Sylvia, s’adressant à Francine toujours silencieuse et accablée, lui dit avec un touchant sourire :

— La morale de la fable condamne les maladresses de l’amitié… Peut-être, en ce moment, je commets l’une de ces maladresses, en intervenant dans vos chagrins, ma chère madame Lambert. S’il en est ainsi, ayez pour moi, en raison du motif qui me guide, un peu de cette indulgence que je ressens pour le pauvre ours dont j’ai pris la défense.

— Ah ! madame, je vous suis, au contraire, bien reconnaissante de vos bontés, – répond Francine subissant, malgré son désespoir, le charme de l’esprit de Sylvia ; – mais vous l’avez dit, madame, dans une vie aussi heureuse… que la mienne… la moindre contrariété devient, vous le voyez… un grand chagrin.

— Grâce à Dieu, ce chagrin va cesser, puisque notre ami M. Lambert, regrettant ses torts… les premiers… les seuls… j’en répondrais, qu’il ait à se reprocher à votre égard… les avoue, et ne demande, n’attend que son pardon, pour faire la paix. N’est-il pas vrai, monsieur Lambert ?

— Oui, madame, – répond le libraire se dominant.

Puis, ayant hâte de mettre fin à ce navrant quiproquo, dont chaque parole est un coup de poignard pour sa femme, et s’adressant à celle-ci avec un sourire, – quel sourire, grand Dieu ! – il lui dit d’une voix affectueuse :

— Pardonnez la vivacité dont tantôt j’ai fait preuve, chère enfant, et qui n’a d’autre excuse que l’impatience du malaise que j’éprouvais.

Et, tendant la main à Francine, M. Lambert ajoute :

— Faisons la paix… que tout soit oublié !

— Que tout soit oublié, mon ami ; mais ce que je n’oublierai jamais, ce sont vos bontés pour moi, – balbutie Francine osant à peine serrer entre ses mains celle de son mari.

On comprend la torture de cette infortunée. L’accent affectueux et paternel de son mari la navrait, lui rappelant un heureux passé à jamais détruit… et cette feinte réconciliation, raillerie sanglante de son destin, déchirait le cœur de Francine, et lui rendait la réalité plus horrible encore.

Sylvia, remarquant avec une surprise croissante que la réconciliation des deux époux, loin d’éclaircir la physionomie de madame Lambert, semblait, au contraire, l’assombrir encore, se rappelle seulement alors la révélation de Wolfrang au sujet du rendez-vous accordé par madame Lambert à M. de Luxeuil.

Aussi, ne pouvant croire qu’une légère querelle de ménage, terminée, d’ailleurs, par le pardon de Francine, pût la bouleverser à ce point, Sylvia devina bientôt une partie de la vérité, sentit combien, en ce cas, sa présence devenait importune aux deux époux, et elle allait mettre fin à sa visite, afin d’aller, selon sa promesse, rejoindre Antonine Jourdan, lorsque soudain l’on frappe à la porte de la chambre à coucher.

M. Lambert va ouvrir et se trouve en face de Wolfrang, qui, pâle et profondément attristé, lui dit d’une voix altérée :

— Pardon de vous déranger, mon cher monsieur Lambert… Sylvia n’est-elle pas chez vous ?

— Oui, monsieur, – répond le libraire introduisant Wolfrang dans la chambre.

Mais aussitôt Sylvia, frappée de l’émotion qu’il dissimule à peine, lui dit vivement :

— Mon Dieu ! qu’avez-vous, mon ami ?… Vous semblez très-chagrin !

— J’ai à vous apprendre un malheur… Sylvia… un grand malheur !…

— De grâce, achevez…

— Ah ! monsieur Lambert, – reprend Wolfrang, – votre commis, par son stupide bavardage, plus que par une méchanceté calculée, je le crois, a été cause d’un événement affreux !

— Expliquez-vous, monsieur, je vous prie, répond le libraire interdit, en songeant à la cruelle révélation qu’il devait à l’espionnage de Bachelard.

Mais, à ce moment même, le commis, de retour de sa course, frappe extérieurement à la porte, en disant :

— C’est moi, patron ; j’ai fait la commission… j’ai vu M. le docteur… il ne peut venir que ce soir à huit heures.

— Monsieur Lambert, – dit vivement Wolfrang, – faites entrer ce malheureux… La leçon sera terrible… peut-être lui profitera-t-elle !

M. Lambert, qui n’a que trop à se plaindre personnellement de son commis, le fait entrer dans la chambre.

Bachelard, d’abord surpris, devient inquiet du silence de tous les personnages, qui ont les yeux fixés sur lui.

— Hier…, – dit sévèrement Wolfrang au commis, – un sous-officier vous a demandé si mademoiselle Jourdan demeurait ici… vous avez, de la façon la plus odieuse, calomnié cette estimable jeune personne ; le militaire à qui elle était fiancée a malheureusement ajouté foi à vos calomnies ; vous avez été cause de l’éclat scandaleux qui, hier au soir, a eu lieu chez moi.

— Monsieur…, – répond Bachelard abasourdi, et d’une voix tremblante, – je… n’ai… pas… calomnié… j’ai… dit… ce… que… j’ai… vu… et…

— Vous avez interprété de la manière la plus perfide, la plus fausse, la plus outrageante, des adieux échangés entre mademoiselle Jourdan et M. le colonel Germain, pour qui elle ressent une vénération filiale… parce qu’il est un ancien ami de la famille de cette jeune personne.

— Hélas ! monsieur, je l’ignorais…, – réplique Bachelard d’un ton piteux et repentant. – Je les ai vus s’embrasser… Alors, je me suis dit…

— Savez-vous ce qui est arrivé ? – s’écrie Wolfrang en frissonnant.

Puis, se retournant vers Sylvia :

— Du courage, amie, vous allez apprendre, je vous l’ai dit… un grand malheur… un irréparable malheur…

— Par pitié, Wolfrang… achevez…

— Albert Gérard… vous le savez… après son entretien de ce matin avec mademoiselle Antonine… est sorti éperdu… fou de jalousie…

— Sans doute… et vous deviez tâcher de savoir son adresse…

— Je l’ai sue : il demeurait dans un hôtel de la rue Montmartre.

— Vous l’avez vu ?

— Il était trop tard !…

— Trop tard ?…

— Lorsque je suis arrivé à peu de distance de l’hôtel, j’ai vu de nombreux rassemblements dans la rue… je me suis informé… Ah ! Sylvia…, Sylvia, du courage !… Pauvre Antonine !…

— Grand Dieu ! – murmure Sylvia, – quel pressentiment !… Oh !… je tremble !…

— Albert Gérard venait de se brûler la cervelle !

Wolfrang, après ces mots, qui arrachent un cri d’effroi à Sylvia, se tournant vers Bachelard :

— Voilà, malheureux, ce dont vous êtes la cause !… Albert Gérard revenait à Paris pour épouser mademoiselle Jourdan ; il vous a écouté… sa jalousie s’est éveillée… il s’est tué ! Vous avez frappé du même coup ces deux fiancés !

Un moment de silence et de stupeur douloureuse succède aux paroles de Wolfrang.

Sylvia frémit d’épouvante en songeant au désespoir d’Antonine.

M. Lambert, ainsi que toutes les personnes assistant à la soirée de la veille, avait été frappé de la modestie et de la bonne grâce de la jeune artiste. Aussi oublie-t-il un moment ses malheurs, profondément impressionné par le récit de ce sinistre événement ; et, partageant l’émotion de son mari. Francine oublie un instant aussi ses chagrins.

Bachelard, curieux, bavard, médisant à outrance, sournois et rancunier, était, ainsi qu’on l’a dit, encore plus bête que méchant, et, en apprenant la catastrophe dont il est cause, en grande partie du moins, son désespoir fut si vrai, il fut tellement bouleversé, qu’il perdit à demi connaissance ; ses jambes flageolèrent, il tomba sur ses deux genoux en sanglotant, et murmura d’une voix égarée :

— Monstre que je suis !… j’ai causé la mort d’un homme ! Est-il possible !… moi ! mon Dieu… mon Dieu !… la… mort d’un homme !…

— Sortez ! – dit avec indignation le libraire à son commis – j’ai longtemps, par pitié, toléré vos défauts… mais mon indulgence deviendrait coupable si je pardonnais un acte si odieux… Demain, vous aurez quitté cette maison. Ne tentez pas de me fléchir… ma décision est irrévocable…

— J’ai mérité mon sort…, – balbutie le commis sincèrement repentant ; – je sais bien que je n’ai pas de grâce à attendre.

Et Bachelard, parvenant non sans peine à se relever et à gagner, chancelant, la porte, en s’appuyant aux murailles, sort en répétant au milieu des sanglots :

— Mon Dieu !… mon Dieu !… la mort d’un homme !… j’ai causé la mort d’un homme !

Pendant que M. Lambert signifiait à Bachelard son congé, Wolfrang s’empressait de réconforter sa compagne tremblante, éplorée, en songeant au coup affreux dont était menacée Antonine… et au triste devoir qu’il lui fallait accomplir… elle, Sylvia, en apprenant à sa nouvelle amie le suicide de son fiancé…

— Courage, Sylvia, – disait tendrement Wolfrang ; – consolez-vous… en pensant… que, du moins, venant de vous… cette funeste nouvelle… perdra, je l’espère, quelque peu de son horreur… aux yeux d’Antonine… Elle aura, grâce à vous, un cœur aimant, dévoué, où épancher ses larmes… Combien serait-elle plus à plaindre encore… si, réduite à l’isolement, elle était privée de toute sympathie, de toute compassion !

Wolfrang, offrant alors son bras à sa femme :

— Allons, courage, vaillant et généreux cœur !… grande et pénible est la tâche… mais elle est digne de vous… cette tâche sacrée… dévolue à votre amitié pour Antonine.

— Adieu, madame Lambert, dit Sylvia, et au revoir !

Puis la jeune femme, faisant involontairement allusion aux secrets chagrins de Francine et de son mari :

— Hélas ! dans nos malheurs… pensons toujours aux plus malheureux que nous, et nous supporterons plus courageusement nos peines.

— Veuillez, ainsi que monsieur Lambert, m’excuser de vous avoir ainsi attristée, – dit Wolfrang au libraire en sortant de la chambre. – Mais telle était la gravité de cet événement, que, sachant Sylvia chez vous, je me suis hâté de venir le lui apprendre.

— Cette nouvelle m’a navré, monsieur, – répond le libraire accompagnant Wolfrang et Sylvia jusqu’à la porte extérieure. – Il est impossible de ne pas s’intéresser à mademoiselle Jourdan. Mon vif regret est que mon commis soit cause de cette catastrophe, terrible leçon qui, je l’espère comme vous, monsieur, doit profiter à ce malheureux… car, du moins, son repentir est vrai.

— Son repentir lui méritera peut-être sa grâce auprès de vous ?

— C’est impossible, madame… sa présence dans cette maison rappellerait sans cesse à mademoiselle Jourdan son malheur, et veuillez lui dire quelle part, ma femme et moi, nous prenons à son infortune, – répond M. Lambert en reconduisant Wolfrang et Sylvia.

— Allons, doux ange de consolation, monte accomplir ta mission céleste auprès d’Antonine, – dit Wolfrang à sa compagne.

Et il ajoute avec un triste sourire :

— Moi, je descends aux régions infernales.

— Aux régions infernales ?

— Je vais chez la duchesse della Sorga.

— Prends garde, mon Wolfrang ! prends garde !

— Il me faudra bien employer tous les moyens afin de te convaincre, puisque tu n’es pas encore convaincue.

— Hélas, non !… combien de douleurs, de sacrifices, de larmes, de honte, de tortures chez les bons !… combien d’audace, d’orgueil, de sérénité, de bonheur impuni chez les méchants !

— Au contraire, ma Sylvia bien-aimée… combien de honte, combien de tortures chez les méchants !… combien de légitime orgueil, combien de bonheur et de sérénité chez les bons !… Quels châtiments terribles pour les uns !… quelles célestes récompenses pour les autres ! Quel paradis pour les élus !… quel enfer pour les damnés… en ce monde-ci !

— Toujours ce paradoxe, Wolfrang ?

— Toujours cette vérité, Sylvia !

— Quoi ! tout ce qui s’est passé hier… et aujourd’hui dans cette maison… ?

— Prouve la réalité de ce que j’affirme… et, dans la nuit de demain, tu t’en convaincras… Mais, – ajoute Wolfrang prêtant l’oreille vers la partie inférieure où il entend un bruit de voix, – quelqu’un vient ; je descends, chez la duchesse… Je te raconterai cet entretien… Bien étrange il sera… Sylvia !…

— Encore une fois, prends garde… cette femme doit être si méchante !…

— C’est elle qui doit trembler… Mais va retrouver Antonine… Quant aux ménagements à garder pour l’instruire de cette funeste nouvelle, ton cœur te guidera, mon ange bien-aimé !

Tandis que la jeune femme gravit les degrés de l’escalier, afin de se rendre chez mademoiselle Jourdan, Wolfrang les descend afin de se rendre chez la duchesse della Sorga.

Au moment où il atteint les dernières marches aboutissant sous la voûte de la porte cochère, il reconnaît que le bruit de voix qui, un instant auparavant, attirait son attention, provenait d’un dialogue assez animé entre la pétulante mademoiselle Cri-Cri, et le flegmatique et révérencieux Saturne, le concierge.

— Puisqu’il y a écriteau…, l’appartement du premier est à louer, – s’écriait mademoiselle Cri-Cri ; – et, puisque l’appartement est à louer… je le loue… et tout de suite… Je paye une année d’avance, s’il le faut.

— J’ai déjà eu l’honneur de faire observer à madame que l’un des appartements du premier étage était, en effet, à louer, mais que je n’avais point mission de traiter de cette location.

— Dieu ! que vous êtes embêtant, mon cher, avec vos phrases ! Mais dites-moi donc tout de suite où demeure le propriétaire… et en deux mots l’affaire sera conclue… puisque je paye d’avance… et je veux emménager ici, aujourd’hui même. Voyons, où demeure-t-il, le propriétaire ? Est-ce que vous avez peur que je ne le mange ?

Saturne, debout au seuil de sa loge, aperçoit alors Wolfrang, à qui Cri-Cri tourne le dos.

Le concierge comprend, à un geste expressif de son maître, qu’il ne veut pas, lorsqu’il va passer près de la jeune femme, lui être signalé comme le propriétaire de la maison.

En effet, il descend les dernières marches de l’escalier, traverse la voûte sans paraître remarquer Cri-Cri, et se dirige vers le jardin de l’hôtel occupé par le duc della Sorga.

— Tiens ! tiens !… quel beau garçon !… – dit Cri-Cri en suivant Wolfrang du regard.

Et, s’adressant à Saturne :

— Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur-là ?

— Madame m’ayant fait l’honneur de m’observer que j’abusais de la phrase, et de…

— J’ai dit que vous étiez embêtant, mon cher… c’est plus court… Faites comme moi, soyez bref…

— Donc, afin d’être bref, et de correspondre aux désirs que madame veut bien me témoigner, j’aurai l’honneur de répondre à madame…

— Il appelle ça être bref… quelle calebasse !

— J’avais donc l’honneur de répondre brièvement à madame que ce n’est point M. le propriétaire de la maison, mais bien son fondé de pouvoir, M. l’intendant, qui est chargé de traiter de la location des appartements.

— Enfin !… Eh bien, où demeure-t-il, cet intendant ?

— Madame n’a qu’à traverser la cour, entrer dans l’allée à main droite, et, au fond du jardin, elle trouvera un hôtel où elle demandera M. Tranquillin ; c’est le nom de monsieur notre intendant.

— Tranquillin !… dit Cri-Cri, – en voilà un nom qui suffit d’avance à vous faire bouillir le sang dans les veines… Je vais donc le trouver… et il faudra bien, bon gré mal gré, qu’il me loue l’appartement, car je veux emménager ici ce soir… moi !

Et mademoiselle Cri-Cri se dirige vers l’hôtel occupé par Wolfrang, tandis que Saturne, saluant profondément cette effrontée, lui dit :

— J’ai l’honneur de présenter à madame mes respectueux hommages.

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