V

Sylvia, lorsqu’elle entra chez Antonine Jourdan afin de lui apprendre le suicide d’Albert Gérard, la trouva occupée à écrire.

La jeune artiste était pâle, mais calme.

Elle salua la venue de son amie d’un sourire doux et triste ; et, restant assise devant sa table :

— Chère Sylvia, vous le voyez, j’agis avec vous sans cérémonie ; accordez-moi quelques instants, afin d’achever cette lettre que j’écris à Albert, et, je l’avoue, de cette lettre, j’ai bon espoir. Vous la lirez dans un instant.

Le jeune femme, déconcertée par ce début, qui rendait plus pénible encore sa pénible mission, s’assoit sans répondre, et, au milieu du profond silence que gardent les deux amies, ou entend le léger bruit de la plume d’Antonine courant sur le papier avec une rapidité fébrile, coupée çà et là de légères intermittences, pendant lesquelles Antonine demeure pensive, son front appuyé à sa main gauche ; puis sa plume recommence à courir.

Les différentes nuances des sentiments qu’elle exprime dans sa lettre semblent, pour ainsi dire, se réfléchir sur la physionomie de la jeune artiste, tantôt navrée par la douleur, tantôt rassurée à la voix de sa conscience irréprochable, tantôt abattue et comme accablée sous le poids d’une invincible fatalité, tantôt enfin renaissant à l’espérance.

Ce dernier sentiment paraît prévaloir dans la pensée d’Antonine, lorsqu’elle est sur le point d’achever sa lettre, et Sylvia, qui l’observe avec une angoisse indicible, lit clairement sur les traits soudain éclaircis de son amie, cette espérance : « Il est impossible qu’Albert résiste à de pareilles raisons. »

Et cette dernière créance prend sur l’esprit de la jeune fille un tel empire, qu’elle ne peut s’empêcher, en terminant sa missive, de murmurer à demi-voix :

— Je serai restée fidèle au plus sacré des devoirs, et je défie Albert de douter maintenant de mon innocence…

— L’infortunée… elle écrit à un mort ! – pense Sylvia au moment où Antonine, quittant la table, tenant sa lettre à la main et se rapprochant de la jeune femme, lui dit, la figure presque souriante :

— Et maintenant, lisez, chère amie, tendre sœur, et vous partagerez mes espérances…

La jeune artiste, prenant alors place sur le sofa auprès de son amie, appuie, avec une touchante et gracieuse familiarité, sa joue sur l’épaule de Sylvia, qu’elle enlace de l’un de ses bras, et se dispose à suivre des yeux cette lecture qu’elle confie à l’amitié.

Ce qu’éprouvait Sylvia, on le devine…

Tantôt elle se reprochait, comme une cruauté, de laisser Antonine s’affermir, s’ancrer dans son dernier espoir ; tantôt elle pensait, au contraire, qu’une révélation trop brusque pouvait porter un coup mortel peut-être à l’infortunée.

Ce fut ainsi qu’agitée par ces hésitations, et palpitante d’anxiété, Sylvia se résolut, malgré la fermeté de son caractère, à gagner du temps, en cédant au désir de son amie et atermoyant de la sorte cette révélation terrible qu’elle différait de minute en minute.

Cette lettre, dont Sylvia commence de prendre lecture, était un chef-d’œuvre de franchise et de simplicité, de passion et de candeur, d’indulgence et de dignité, de raison et de tendresse. Chaque ligne, chaque mot, portait l’empreinte d’une âme forte, loyale, et d’une conscience sûre d’elle-même.

L’irrésistible logique de l’honnêteté, la vertu s’affirmant dans sa fierté naïve, donnaient une autorité entraînante à ces pages, attendrissantes comme une larme, graves comme un devoir, éloquentes comme un cri du cœur, et convaincantes comme le serment de l’honneur.

Antonine remémorait rapidement à Albert le passé, depuis les premiers jours de leur adolescence jusqu’à la scène douloureuse du matin ; et, faisant appel à ces souvenirs, aux faits de la nombreuse correspondance échangée entre les deux fiancés, elle lui démontrait que jamais, dans quelque circonstance que ce fût, elle ne s’était trouvée en contradiction avec elle-même, et terminait par ce dilemme sans réplique :

Ou bien elle était, en un jour, devenue un monstre de duplicité, d’hypocrisie, de bassesse, de corruption, puisque, maîtresse du colonel Germain, elle offrait son indigne main à son fiancé, avec l’audace du mensonge et l’impudence du vice. Ou bien elle était et avait toujours été irréprochable.

Il n’existait pas de terme moyen entre ces deux extrémités ; il ne s’agissait plus de reproches d’imprudence, de légèreté, d’apparences compromettantes, à adresser à la jeune fille. Antonine était pure ou infâme. Elle défiait Albert d’oser s’affirmer à lui-même, dans le recueillement de son for intérieur, qu’elle était une infâme… Donc, elle était pure.

Aussi la valeureuse et sainte enfant n’ayant pas reculé devant l’accomplissement du sacrifice que lui imposaient la religion du serment et son culte pour la mémoire de sa mère, avait-elle eu le droit de dire en terminant sa lettre :

« Je serai restée fidèle au plus sacré des devoirs, et je défie Albert de douter maintenant de mon innocence. »

Hélas ! Sylvia la partagea, cette conviction, après avoir achevé la lecture de cette lettre…

— Non, non, cent fois non ! Si aveugle, si folle que fût la jalousie de ce malheureux, et malgré ce qu’il y avait d’inexplicable à ses yeux dans la familière intimité d’Antonine et du colonel Germain, – se disait la jeune femme, – Albert n’aurait pu se refuser à croire à l’innocence de sa fiancée… Mais, hélas ! il n’est plus à cette heure qu’un cadavre !…

Cette affreuse pensée rappelait à Sylvia que le moment fatal était venu ; elle devait annoncer à Antonine le suicide d’Albert Gérard.

— Chère Sylvia, – reprend la jeune artiste relevant sa tête jusqu’alors appuyée sur l’épaule de sa compagne, – ai-je tort de bien augurer de ma lettre ?

— Je le crains…

— Vraiment ? – dit Antonine d’abord surprise et affligée de la réponse de son amie.

Puis, souriant à demi :

— Voyez, tendre amie, ma confiance présomptueuse, non pas en moi, mais dans la bonté de ma cause ; cette lettre ne vous satisfait pas, et cependant j’ai grand espoir en elle.

— Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, chère Antonine ; votre lettre me satisfait complétement, car elle me semble irrésistible comme la vérité. Oui, si j’avais pu douter de vous, cette lettre m’aurait convaincue, et elle convaincrait votre fiancé… s’il pouvait encore être convaincu.

— Il le sera… tout me dit qu’il le sera… Cet espoir, chère Sylvia, vous paraît déraisonnable ?

— Ah ! que trop ! que trop !…

— À moi aussi, d’abord, il me paraissait déraisonnable ; puis je ne sais quels heureux et invincibles pressentiments ont dissipé les craintes de ma raison.

— Les pressentiments sont souvent bien trompeurs, Antonine.

— Comment, cependant, n’y pas croire ?… Tenez, tout à l’heure encore, mon cœur était cruellement oppressé, et maintenant il s’allége, il s’épanouit. C’est votre présence, chère Sylvia, qui me cause cet allégement peut-être ; et pourtant… non, non… je serai franche, l’espérance seule opère ce prodige… Je connais si bien mon Albert ! Voyez-vous… il est, avant tout, homme du premier mouvement, bon ou mauvais ; il y cède avec la violence de son caractère ; puis, s’il reconnaît plus tard son erreur, sa droiture et la réflexion le ramènent à la vérité. En voulez-vous un exemple bien frappant ? Est-ce que, hier au soir, Albert ne voulait pas me tuer ?… Qu’est-il arrivé ? Ce matin, il était ici, repentant, désolé de ses emportements… Aussi, je vous le dis, tendre sœur, espérons, rassurez-vous…

— Grand Dieu ! pensait Sylvia, c’est elle qui me rassure !

Et la jeune femme reprend tout haut :

— Antonine… ma sœur, ma pauvre sœur ! j’ai maintenant assez de confiance dans la fermeté de votre caractère, assez de confiance dans les consolations que mon amitié peut vous offrir, pour vous dire sans déguisement, sans détour…

— Achevez…

— Antonine, renoncez à Albert, renoncez-y à jamais…

La jeune artiste tressaille, pâlit, regarde fixement son amie ; puis, d’une voix altérée :

— L’accent de vos paroles me glace, Sylvia…

— C’est que je suis glacée moi-même, Antonine ; touchez ma main…

— Elle est froide comme le marbre ! – s’écrie la jeune artiste ; – vos yeux se remplissent de larmes ! Mon Dieu ! qu’avez-vous donc à m’apprendre ?

— Un malheur, un grand malheur !

— Albert est parti ! – s’écrie soudain la pauvre artiste tremblant et interrogeant d’un regard plein d’angoisses le regard de son amie. – Ne me cachez rien, j’aurai du courage ! Dites… Albert est parti ? Ah ! si un pareil malheur, un bien grand malheur !… vous l’avez dit, devait me frapper… Mais non ! c’est impossible !… Je connais Albert, et, malgré ce qui s’est passé ce matin, malgré sa fureur, malgré ses adieux éternels, je ne peux croire et ne veux croire qu’il m’abandonne pour toujours, sans même tenter de me revoir, sans m’écrire. Non, non, ce serait lui faire injure que de le supposer capable de tant de cruauté !

— Vous étiez résignée à cette séparation éternelle, pauvre sœur ! « Je ne reverrai jamais Albert, » me disiez-vous ce matin.

— Ah ! s’écrie Antonine avec un sourire déchirant, – ce sont là de ces choses que l’on dit, que l’on croit dans le premier étourdissement d’un désespoir insensé ; mais, plus tard, la raison revient… elle m’est revenue, et je n’ai pas cru… je ne crois pas à l’abandon d’Albert. Est-ce que je lui aurais écrit, sans cela ! Vous avez lu ma lettre ?… Dites… dites ! est-ce que l’on écrit ainsi à quelqu’un dont on craint l’abandon, Sylvia ?

— Je vous dis, pauvre amie, qu’il faut vous résigner à un malheur irréparable… Je vous dis que…

— Non ! non ! – s’écrie Antonine interrompant son amie et se débattant contre la terreur d’une réalité dont elle s’opiniâtre à douter encore. – Non ! Albert n’est pas parti, il ne peut pas être parti ! Peut-être n’aura-t-on pu trouver son adresse ?… Mon Dieu ! mais, j’y songe, maintenant, et je l’oubliais… nous étions convenus tantôt que vous lui écririez…

— J’ai tenu ma promesse, Antonine ; ma lettre contenait tout ce que je croyais susceptible de ramener ce malheureux ; mais…

— Hélas ! j’étais si brisée, qu’il me semblait impossible de lui écrire moi-même. M. Wolfrang devait lui porter votre lettre à l’hôtel de la rue Montmartre, où il a l’habitude de descendre ; et, si on ne le trouvait pas là, le colonel Germain, que j’attends d’un instant à l’autre, devait aller à l’état-major de la place, je crois, s’informer de l’adresse d’Albert.

— Wolfrang, en effet, s’est chargé de porter ma lettre à Albert, et…

— Et M. Wolfrang n’aura sans doute pas rencontré Albert rue Montmartre ? – reprend Antonine interprétant selon ses désirs la suprême hésitation de son amie à lui répondre, car le moment était venu de lui apprendre le suicide de son fiancé.

La jeune artiste poursuit donc, s’efforçant de se rassurer :

— Il est bien regrettable, sans doute, que M. Wolfrang n’ait pu remettre votre lettre à Albert ; elle l’eut mieux disposé à lire la mienne, mais, enfin, ce malheur est réparable… Le colonel Germain va, dans quelques minutes, nous apporter l’adresse d’Albert, et, lors même qu’il ne rapporterait pas, est-ce que ce serait une raison pour que je crusse à cet abandon ? Oh ! non, non, malgré sa violence, Albert est le plus noble cœur qu’il y ait au monde… il sait combien je l’aime… et que son départ me…

Antonine s’interrompt, frémit ; puis :

— Mais, tenez, Sylvia, je ne veux pas seulement penser à cela… car, à cette seule pensée, tout mon sang me remonte au cœur ; et, tenez, je vous prie, ce que vous me disiez tout à l’heure… touchez ma main… je la sens froide comme celle d’une morte.

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