IX

L’entretien de Wolfrang et de la duchesse della Sorga ne fut pas interrompu par leurs réflexions secrètes : – lui, se disant qu’il saurait bien la forcer à un aveu ; elle, se demandant si elle devait ôter son masque et se montrer telle qu’elle était, au risque d’épouvanter Wolfrang.

Cependant, hésitant devant cette extrémité suprême, madame della Sorga, après ces derniers mots de son interlocuteur : « Je ne suis pas jaloux, » lui avait répondu, en souriant :

— Me voici donc obligée de tenir ma promesse et de vous dire, monsieur, si je suis ou non jalouse, ou plutôt si j’ai été ou non jalouse… car, en vérité… à mon âge…, – ajoute la duchesse, épiant d’un regard anxieux la physionomie de Wolfrang, – à mon âge, lorsqu’on est mère de deux grands garçons ; lorsqu’on est, en un mot, une bonne vieille femme de quarante ans bientôt, parler d’amour et de jalousie, autrement que pour mémoire, comme on dit, serait outrageusement ridicule… N’est-il pas vrai, monsieur ?

— Madame, vous m’embarrassez beaucoup…

— Vous embarrasser… vous ?

— Extrêmement… J’ai en aversion les fadeurs et la banalité des compliments qu’impose la courtoisie… Je devrais donc, en homme bien élevé, prendre un air fort surpris, et m’écrier, selon l’usage consacré : « Quoi ! madame, ce grand et beau garçon que j’ai vu hier chez moi… est l’un de vos fils ?… Je l’aurais cru votre frère… » Ou bien encore, si cette formule surannée me semblait par trop stupide, vous répondre : « Non, madame, vous n’avez point quarante ans, vous avez eu deux fois vingt ans… Et, d’ailleurs, la question d’âge ne signifie rien, sinon que vous êtes belle depuis plus longtemps que d’autres, voilà tout… Or, à quoi bon vous dire une chose dont vous êtes convaincue ?… à quoi bon me rendre ainsi l’écho superflu des admirations méritées que vous inspirez ? » Mais, je vous le répète, j’ai les fadeurs en aversion. Donc, soit ! excusez ma brutalité, madame ; vous êtes une bonne vieille femme qui ne peut plus parler d’amour et de jalousie que pour mémoire…

— Cette spirituelle boutade serait-elle une déclaration voilée ? – se demandait madame della Sorga, palpitante d’espoir.

Et, cédant à un retour de son hypocrisie habituelle :

— Il va de soi, – dit-elle tout haut, – qu’en vous parlant, monsieur, de l’amour ou de la jalousie que j’ai pu éprouver, ces sentiments ne pouvaient avoir pour objet que M. della Sorga…

— Ce serait vous faire injure, madame, que de se permettre seulement de supposer le contraire, – répond Wolfrang avec une telle apparence de conviction, que la duchesse se dit à part soi :

— Plus de doute : l’austérité de ma réputation lui impose cette réserve, cette contrainte qui percent dans ses paroles.

Puis madame della Sorga reprend tout haut et presque brusquement :

— Soyez sincère : que pensez-vous de moi ?

— Je ressens, madame, le respect et l’admiration si légitimes que vous inspirez à tous ceux qui ont l’honneur de vous connaître…

— Quoi ! une telle réponse de votre part, monsieur, vous l’ennemi déclaré des fadeurs et des banalités ?

— Vous devez, en effet, madame, trouver fades et banales ces expressions de respect et d’admiration, si souvent répétées autour de vous. Mais, de grâce, à qui la faute ?

— Tenez, monsieur Wolfrang, vous êtes très-pénétrant, n’est-ce pas ?

— Fort peu, au contraire…

— Allons, vous raillez.

— Non vraiment, madame…

— Comment ! malgré votre expérience du monde, votre esprit si remarquable et si profond, vous vous arrêtez aux surfaces, aux apparences, sans jamais chercher à les sonder ?…

— Lors même, madame, que je posséderais cette pénétration dont il vous plaît de me douer, je me garderais bien d’en faire un si mauvais usage…

— En sondant les apparences ?

— Certes ! elles cachent souvent de si laides réalités ; et puis il m’a toujours paru de très-mauvais goût d’abord, et ensuite très-fâcheux pour soi-même de venir, en butor, fouiller et renverser un édifice souvent élevé avec tant de soins, tant d’habileté, tant de merveilleux artifices, et offrant en somme un aspect imposant ou enchanteur. – Et pourquoi, je vous prie, madame, cette sauvage destruction ? Pour se donner le sot et triste plaisir de contempler, au milieu de ces ruines, quelque noire et hideuse réalité au lieu du brillant et séduisant mirage qui vous trompait, mais aussi vous charmait ? Non, non ! heureux et sages sont les crédules !

— Est-il sincère, ou ce langage n’est-il qu’une amère ironie ? Ah !… je suis au supplice ; cet homme est impénétrable ! – se disait madame della Sorga.

Et tout haut elle reprenait :

— En ce cas, monsieur, pour être conséquent avec vous-même, l’hypocrisie ne devrait pas vous inspirer l’horreur qu’elle soulève d’habitude ; car, enfin, l’hypocrisie n’est que l’art de produire de séduisants mirages ?

— Sans doute : aussi, tant que je suis sa dupe, l’hypocrisie me charme, puisqu’elle me fait croire au bien ; mais, lorsque je la pénètre, elle me révolte.

— Ainsi le vice, ayant du moins l’audace de s’affirmer le front haut, vous inspirerait moins d’aversion que le vice rusé, flatteur et lâche ?

— Certes, madame, j’aimerais mieux avoir à me défendre du poignard qui brille à mes yeux, que du poison caché…

— Monsieur Wolfrang, – reprend madame della Sorga en suite d’un moment de silence, – vous allez vous étonner des soubresauts de ma causerie, qui, d’un bond et sans aucune transition, passe d’un sujet à un autre. Croyez-vous à ces passions soudaines, irrésistibles, qui prennent sur nous autres femmes tant d’empire, qu’elles nous font oublier toute prudence, toute réserve, et nous livrent sans merci à la tendre pitié ou au mépris de l’objet de cette passion ?

— Voici que, de nouveau, vous m’embarrassez, madame…

— En quoi, de grâce ?

— Selon les règles de la plus vulgaire galanterie, je devrais vous répondre : « Ah ! madame, jusqu’à présent, je doutais de ces amours soudains, irrésistibles, – ajoute Wolfrang avec un accent passionné ; – cependant, depuis que j’ai le bonheur et le tourment de vous connaître, il me faut bien, puisque je le ressens, croire à ce soudain, à cet invincible attrait qui nous séduit, nous égare, nous entraîne… quels que soient le danger et la folie d’un tel amour ; celle qui l’inspire ne dût-elle éprouver pour nous qu’éloignement ou dédain, nous ne vivons plus en nous, hélas ! nous vivons en elle… » Mais, reprend Wolfrang changeant subitement d’accent, et redevenant sardonique et froid, – mais, fidèle à mon aversion des fadeurs banales, je vous dirai simplement, madame, que je n’ai jamais cru, que je ne crois point du tout à ces amours fabuleux !

Madame della Sorga avait été au moment de se trahir en entendant Wolfrang accentuer, d’un ton ému et d’une voix vibrante, cette réponse qu’il regardait, disait-il, comme une fadeur banale ; et pourtant le feu de son regard et sa physionomie altérée semblaient témoigner d’une impression si profonde, que la duchesse, éperdue, enivrée, allait, – nous le répétons, – se trahir, lorsque les dernières paroles de Wolfrang, prononcées avec l’ironie glaciale dont ses traits furent empreints de nouveau, affligèrent aussi de nouveau madame della Sorga, dès lors rejetée dans un abîme de doutes et de perplexités.

Elle se reprenait à désespérer de pénétrer la pensée de Wolfrang.

Ou bien il se jouait insolemment d’elle, ou bien l’austère réputation dont elle jouissait le contenait tellement, que, de crainte de voir son aveu repoussé comme un outrage, il recourait à une feinte adroite, afin de laisser transparaître, sous le voile de prétendues fadeurs banales, l’impression que lui causait la beauté de la duchesse, malgré son âge.

Cette interprétation flattait trop le secret penchant de madame della Sorga, pour qu’elle ne s’y arrêtât point.

Elle se raffermit dans cette créance que Wolfrang, très-amoureux, mais trop justement fier pour s’exposer aux dédains d’une femme de quarante ans, dont la rigide vertu lui imposait, avait besoin, ainsi que l’on dit vulgairement, d’être encouragé.

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