X

Madame della Sorga, persuadée que Wolfrang devait être encouragé, reprit en suite d’un moment de silence, silence qu’elle crut opportun d’expliquer :

— En vérité, monsieur, vous me voyez muette d’étonnement.

— Et d’où vient, madame, cet étonnement ?

— De vous entendre nier la soudaineté de certaines passions irrésistibles, lorsque tant de faits, tant d’exemples, prouvent qu’il est des amours impérieux qui, de prime abord, nous bouleversent, nous dominent, et prennent sur nous, et malgré nous, un incroyable empire… des amours qui, vous le disiez tout à l’heure avec un accent si convaincu, si entraînant, exercent sur nous tant d’influence, que nous ne vivons plus en nous, mais en la femme dont nous subissons l’attrait invincible.

— Sérieusement, madame, ce sont là des exagérations romanesques.

— Ce sont là, monsieur, malheureusement des vérités.

— La courtoisie, madame, m’oblige de vous croire.

— Je n’accepte pas une pareille concession… Je veux vous forcer à vous avouer convaincu…

— J’ose en douter, madame…

— Mais si je vous cite un exemple ?

— Un exemple ?

— Oui, un exemple, un fait ; qu’aurez-vous à répondre ?

— Devant un fait, madame, on s’incline.

— Eh bien, ce fait, le voici. Une femme de ma connaissance, je vous tairai son nom, jouissait, à tort ou à raison, d’une réputation irréprochable. Un soir, et remarquez-le, monsieur, ceci est aussi récent que si cela s’était passé hier, – hier, vous entendez ?

— Parfaitement, madame.

— Je ne saurais donc citer d’exemple plus récent, plus actuel.

— D’accord, madame… Voyons cette actualité.

— C’est le mot, et vous dites plus vrai que vous ne le soupçonnez peut-être… Donc, un soir, cette femme rencontre dans le monde un homme doué de séductions incroyables…

— Il n’en pouvait être autrement : tout héros de roman doit être doué de la sorte, pour peu qu’il ait à cœur de jouer convenablement son rôle… Mais, mille pardons, madame, de vous interrompre… Je désirais vous prouver que j’entrais complétement dans l’esprit du récit que vous avez la bonté de me faire.

— Monsieur Wolfrang, vous me causeriez un vif déplaisir, je dirai plus, vous me causeriez un chagrin réel, si vous doutiez de ce que je vous atteste… De grâce, ne raillez pas ; ce récit est vrai, trop vrai !

— Veuillez, madame, excuser mon interruption ; je vous écoute religieusement.

— Il me faut d’abord vous peindre, si je le puis, l’homme dont il est question, afin de vous faire comprendre la soudaine et profonde impression qu’il a causée. Je ne vous parlerai pas de sa jeunesse, de sa mâle beauté, du mélange de grâce, d’élégance et de dignité qui donnent à sa personne un charme extrême… Je ne vous parlerai pas même de la distinction exquise de ses manières, qui le rendent le plus accompli des gentilshommes ; non, je ne vous parlerai pas de ses avantages extérieurs ; ils suffiraient cependant à rendre tout autre homme éminemment remarquable et séduisant ; mais ils sont les moindres perfections de celui dont il s’agit… Vous souriez, monsieur Wolfrang ; vous doutez de l’exactitude de ce portrait ?

— Non, madame, je ne doute pas, j’admire… Les grands peintres ont, je le sais, le secret d’idéaliser une nature souvent vulgaire, en lui conservant néanmoins sa ressemblance.

— Il est impossible de me dire d’une façon plus aimable que je trace un portrait de fantaisie, et pourtant vous seul, entendez-vous ? oui, vous seul n’avez pas le droit de nier la réalité de ce portrait.

— Pourquoi cela, madame ?

— Peut-être vous l’apprendrai-je tout à l’heure… Les avantages extérieurs du héros de mon récit sont donc, je vous le répète, ses moindres perfections. Ce qui vous frappe tout d’abord en lui, et ce qui vous subjugue, c’est son esprit, tour à tour profond ou d’une piquante originalité ; tantôt acéré d’une fine et mordante raillerie, tantôt s’élevant aux considérations les plus hautes, car cet homme extraordinaire n’est étranger à rien ; et dans cette soirée que je vous raconte, monsieur Wolfrang, il a donné des preuves des connaissances les plus variées, les plus étendues, depuis les plus futiles jusqu’aux plus savantes… Mais voici encore que vous souriez, que vous doutez de la ressemblance du portrait ?

— Madame, avez-vous lu le Dictionnaire de la Conversation ?

— Singulière question !

— Veuillez bien y répondre.

— Non, je n’ai pas lu ce livre.

— Ah ! madame, quel trésor que le Dictionnaire de la Conversation ! Donnez-moi le sot le plus assotté de tous les sots, le plus ignare des ignorants ; s’il a une bonne dose de mémoire, je l’enferme chaque jour deux heures avec ce livre merveilleux ; puis mon sot, bien et dûment seriné par cette serinette du faux savoir, je le lâche dans le monde… Ô miracle ! mon sot s’en va jabotant guerre, finances, arts, industrie, littérature, science, histoire… que sais-je ? au grand ébahissement des simples.

— Voilà qui n’est point du tout poli de votre part, monsieur Wolfrang.

— Et d’où vient, madame, mon impolitesse ?

— Ainsi vous me confondez avec ces pauvres esprits qui ne savent pas distinguer les connaissances sérieuses de celles dont on se donne le faux semblant, grâce à quelque mémoire ?

— Pardon, madame, il ne s’agit nullement de votre jugement, mais de celui de l’admiratrice de notre héros, admiratrice sincère, je veux le croire, et, par cela même, un peu naïve, peut-être.

— Soit… Je me suis tellement identifiée avec cette personne, que médire de la sûreté de son jugement en cette circonstance, me paraît attaquer la sûreté de mon jugement, à moi… Mais, enfin, je veux admettre le contraire de la vérité ; je veux croire que les connaissances de notre héros soient uniquement puisées dans le Dictionnaire de la Conversation ; il n’en saurait être ainsi, je suppose, du remarquable esprit de cet homme si merveilleusement doué ; car la personne dont je parle est fort à même, je vous l’assure, d’apprécier la valeur de ce rare esprit, dont elle a été profondément frappée… Mais ce n’est pas tout.

— Quoi donc encore, madame ?

— On faisait de la musique dans cette soirée : notre héros est invité à se mettre au piano ; il y consent de la meilleure grâce du monde, et alors, monsieur Wolfrang…

— Eh bien, madame ?

— Imaginez la réunion des dons les plus rares. Un talent qu’envieraient les grands artistes, et une voix si expressive, si sympathique, qu’elle fait vibrer, tressaillir toutes les cordes de l’âme ! Enchanteurs et divins accents ! les entendre, c’est ne plus s’appartenir ! Continent résister à l’entraînement d’un chant d’amour passionné dont la langueur brûlante pénètre les cœurs les plus froids, et leur fait rêver le bonheur d’aimer ? Il en fut ainsi de la personne dont je vous parle, monsieur Wolfrang. Déjà fascinée, subjuguée par les autres séductions dorées de son héros, elle ne l’admira plus, elle l’adora. Ce sentiment soudain, irrésistible, elle n’a pas tenté de le combattre… elle s’y est abandonnée tout entière. Dût-il faire le malheur éternel de sa vie, ses tourments mêmes lui seront chers, car elle souffrira pour lui et par lui !

Madame della Sorga s’interrompit un instant, pouvant à peine dominer son émotion ; et, n’osant lever les yeux sur Wolfrang, elle ajoute d’une voix faible, presque suppliante :

— Dites ! croyez-vous maintenant à ces amours subits, invincibles, dont je vous cite un exemple ? Peut-être méritera-t-il, sinon votre intérêt, du moins votre pitié ! Ah ! croyez-moi, elle est bien infortunée… celle-là qui le ressent, cet invincible amour !

— D’honneur, madame, vous racontez à merveille, – reprend Wolfrang impassible ; – vous donnez un charme extrême à ce petit roman.

— Un roman !

— Très-ingénieusement arrangé, je le reconnais ; ce vieux canevas d’un amour soudain est brodé par vous, madame, avec un art charmant ; mais…

— Ah ! je vous le jure dans toute la sincérité de mon âme, ce que je vous dis est la vérité, la douloureuse vérité, je vous le jure !

— Devant un pareil serment, madame, je n’ai plus qu’à me taire.

— Mon Dieu ! vous ne me croyez pas, pourtant ! vous ne me croyez pas !

— Je suis certain, madame, que vous êtes persuadée de ce que vous me faites l’honneur de m’affirmer ; seulement, je pense que vous avez trop facilement ajouté foi à la réalité de ce que l’on vous a raconté.

— Mais, puisque je vous jure que rien n’est plus vrai !

— Un serment relatif à ce qui vous serait personnel, madame, me laisserait convaincu, tandis qu’il s’agit d’une autre que vous…

— Ainsi, – reprend après un moment d’hésitation madame della Sorga d’une voix altérée, – ainsi, ce que je viens de vous raconter me serait personnel, et je vous affirmerais, sous serment, que c’est la vérité, vous croiriez ?

— Je le devrais, madame, si étrange et si inexplicable … que me parût la vérité.

— Eh bien, puisqu’il le faut, – reprend madame della Sorga, sachez donc…

Mais, frémissant à la pensée que l’aveu qui allait lui échapper la mettrait à la merci de Wolfrang et pouvait être accueilli par lui avec un froid dédain, la duchesse hésite encore, et, d’un ton suppliant :

— Monsieur Wolfrang, soyez généreux, soyez sincère, vous avez deviné…

— Quoi ! de grâce ?

— Vous le savez bien.

— Pardon, madame, je ne vous comprends pas.

— Non, non ! il est impossible que vous ne m’ayez pas devinée…

— Je vous ai confessé, madame, en toute humilité, mon manque absolu de pénétration, – répond Wolfrang imperturbable. – J’ai donc droit à votre indulgence, et vous daignerez m’excuser, si je ne trouve point le mot de l’espèce d’énigme que vous me proposez.

Madame della Sorga convaincue, et il n’en pouvait être autrement, que Wolfrang, sachant parfaitement qu’il s’agissait d’elle et de lui, voulait cependant la contraindre à un aveu formel, soit par crainte d’être joué, et cela parut et devait paraître probable à madame della Sorga ; soit par crainte de se montrer ridiculement présomptueux en disant qu’en effet il devinait que ce héros, doué de tant de séductions adorables, irrésistibles, c’était lui-même ; madame della Sorga, pensant qu’après tout, s’il lui était réservé de recevoir le mépris de Wolfrang, elle le subissait déjà, puisqu’il était impossible qu’il n’eût pas pénétré un secret qu’elle rendait si transparent, se résigna, espérant que peut-être Wolfrang serait apitoyé par l’humilité de cet aveu.

Elle reprit donc d’une voix tremblante :

— Vous vous retranchez dans votre défaut de pénétration, et pourtant… Oh ! ne le niez pas… vous avez bien compris, – que cette infortunée, que cette femme, victime d’un amour invincible, c’était… c’était…

— Achevez, je vous prie, madame.

— C’était… moi…

Et la duchesse, écrasée de confusion, le front penché, les yeux fixés sur le parquet, ajoute d’une voix presque défaillante :

— Et celui qui a causé sur moi cette impression si profonde, c’est…

— Qui donc, madame ?

— Vous !…

— Ah ! madame la duchesse, – répond Wolfrang, – permettez-moi de vous faire observer, avec tout le respect qui vous est dû, et en vous empruntant les paroles que vous m’adressiez tout à l’heure… voilà qui n’est point poli du tout.

— Misérable que je suis ! j’ai bu la honte… et je vais maintenant dévorer le mépris, – se dit l’horrible femme, à qui l’accent sardonique de Wolfrang ne laissait aucune espérance.

Elle n’osait, dans sa terreur, lever les yeux sur lui, et sentait, pour ainsi dire, le poids du regard de froid dédain qu’il laissait tomber sur elle et qui la glaçait jusque dans la moelle des os.

— Non, madame la duchesse, non ! – reprit Wolfrang, il n’est point poli à vous de me décerner ainsi un brevet d’imbécile fatuité… En mon âme et conscience, je ne le mérite pas ; et, malgré la triste opinion que vous avez de mon esprit, madame, je ne tomberai pas, s’il vous plaît, dans le malin piége que vous m’avez tendu très-finement, je le confesse, et où d’autres que moi se seraient laissé prendre.

— Monsieur, – balbutie madame della Sorga éperdue de confusion, de désespoir et de rage, car le ressentiment des dédains de Wolfrang commençait de transformer en elle son fol amour en haine féroce, – je ne sais… vous vous méprenez… je…

— Pardon, madame, je ne me méprends point… Vous m’avez cru assez infatué de mon mérite pour aller m’imaginer bêtement que vous, madame la duchesse della Sorga, vous, si justement entourée de la vénération de votre famille ; vous, madame la duchesse, dont les vertus austères, les principes rigides, sont l’objet d’un respect et d’une admiration universelle si mérités… vous étiez soudain devenue follement éprise de moi !… Voyons, entre nous, madame, comment avez-vous pu me supposer assez dépourvu de bon sens et assez pourvu de sotte vanité, pour être capable d’ajouter foi à ce bel aveu ?

Puis, souriant, Wolfrang ajoute :

— Je frémis en songeant aux sanglants sarcasmes dont vous m’eussiez bafoué, n’est-ce pas ? si j’avais été dupe de votre ingénieuse malice… Certes, je ne feindrai pas ici une modestie aussi impertinente que la présomption… mais, enfin, je ne suis ni un niais, ni un fat ; vous avez trop d’esprit, trop de tact, madame, pour vous être complétement abusée à mon égard. Comment avez-vous pu espérer me rendre victime d’un si méchant tour ?

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