VI

Sylvia, voyant son amie si bouleversée à la seule appréhension de l’abandon d’Albert, se vit encore, forcée d’atermoyer pendant un moment l’aveu fatal, cherchant une transition afin de le rendre moins affreux à Antonine, pour qui le départ de son fiancé était déjà un malheur si redoutable, qu’elle ne pouvait se résoudre à y ajouter foi.

Que serait-ce donc lorsqu’elle apprendrait sa mort ?

Enfin, la jeune femme, faisant sur elle-même un violent effort, reprit, avec l’accent d’une commisération navrante :

— Pauvre sœur ! mon cœur se brise en songeant au coup horrible que je vais vous porter… Cependant, il le faut, il le faut !… la sécurité où vous êtes me désole, m’épouvante…

— L’espérance, si fondée qu’elle soit. Sylvia, est bien loin, hélas ! de la sécurité !

— L’espérance !… mais mon Dieu, je vous l’ai dit, je vous le répète et vous l’affirme : il serait insensé de votre part de conserver le moindre espoir, infortunée que vous êtes… Mais, sachez-le donc, le départ, l’abandon d’Albert… et pesez bien mes paroles : le départ, l’abandon d’Albert seraient pour vous presque un bien… entendez-vous ?… oui, presque un bien, comparés à la terrible réalité… que la peur de vous voir succomber sur le coup… retient sur mes lèvres… depuis que je suis entrée chez vous…

— Le départ, l’abandon d’Albert, dites-vous, Sylvia, seraient pour moi un bien, comparés à la réalité… que vous tremblez de m’apprendre ? – répète lentement et avec stupeur la jeune artiste cherchant à se rendre compte de ces paroles.

Puis, attachant sur Sylvia un regard interrogateur :

— En vérité, je ne vous comprends pas, mon amie.

Sylvia se recueille une dernière fois ; puis, d’une voix tremblante :

— Antonine, Albert a été soldat en Afrique, et, comme tel, souvent exposé à un danger de mort…

— Malheureusement !

— Si horrible que fût cette supposition, ne vous est-il jamais venu à l’esprit que votre fiancé pouvait un jour être blessé à la guerre ?

— Oui, cette funeste pensée s’est souvent présentée à mon esprit, – répond d’abord presque machinalement la jeune artiste. – Lorsqu’elle est devenue non plus une crainte, mais une certitude ; quand, il y a trois ans, Albert a été grièvement blessé en Algérie, j’ai…

Mais, tressaillant et paraissant frappée d’une alarme soudaine contre laquelle elle s’efforce de lutter, Antonine balbutie avec une angoisse et une frayeur croissantes :

— Pourquoi cette allusion à une blessure que pourrait recevoir Albert ? pourquoi cette supposition, Sylvia ?

— Plût au ciel, pauvre chère créature, que ce fût une supposition. Sachez-le donc, Albert…

— J’ai compris… Albert s’est battu avec le colonel Germain, et il est blessé !… – s’écrie Antonine d’une voix déchirante. – Ils se seront revus ; Albert l’aura attendu à la porte ; il l’a provoqué sans doute, et, à ce dernier outrage, le colonel, malgré les promesses qu’il m’avait faites, aura…

Antonine n’achève pas, tant est affreuse pour elle la pensée d’un duel entre son père et son fiancé.

Elle reste muette de terreur et cache son visage entre ses mains.

Sylvia reconnaît avec un indicible chagrin la vanité de la nouvelle transition qu’elle ménageait, afin d’apprendre le suicide d’Albert Gérard à Antonine, qu’elle voit encore s’éloigner de la sinistre réalité par des suppositions presque aussi désolantes que cette réalité même, et subissant ainsi tant de tourments stériles avant d’arriver à la connaissance de la vérité.

Aussi, craignant que l’infortunée n’épuise, pour ainsi dire, ses forces dans ces tortures inutiles et n’ait plus alors la force de résister au véritable coup dont elle est menacée, Sylvia, perdant sa présence d’esprit, oubliant tout ménagement, se jette au cou d’Antonine, et ne pouvant plus contenir ses larmes, s’écrie en sanglotant :

— Ce matin, en sortant d’ici, Albert s’est suicidé… il est mort !…

Alors, il se passa quelque chose de déchirant.

Antonine, devenue livide, se dégage de l’étreinte de son amie éplorée, la repousse, et, palpitante, se courbant à demi, afin d’envisager en face la jeune femme, vers qui elle tend ses deux mains, agitées d’un tremblement convulsif, elle attache sur elle son regard fixe, dilaté outre mesure et devenu effrayant.

Puis, presque égarée, elle reprend d’une voix brève, saccadée :

— C’est impossible, ce que vous dites là… madame !

— Je vous le jure, c’est la vérité, – murmure Sylvia presque suppliante, car le regard d’Antonine l’épouvante, – Je vous le jure.

— Ce n’est pas vrai !… vous me trompez !…

— Antonine ! par pitié ! écoutez-moi, je vous affirme que…

— Taisez-vous !… Si vous disiez vrai, malheureuse femme, vous me feriez maudire ma mère !…

Ces mots furent prononcés par la jeune artiste avec l’exaltation d’une douleur si farouche, que Sylvia, bien qu’elle ne pût pénétrer leur sens réel, sentit que ces paroles, que ce cri, étaient l’expression du désespoir arrivé à son paroxysme.

Cependant elle fut encore plus terrifiée lorsque, témoignant tout à coup d’un calme étrange, Antonine, complétement égarée, l’œil sec et ardent, saisit, rudement son amie par le bras, et lui dit d’une voix presque menaçante :

— Il ne suffit pas, voyez-vous, de dire : « Il est mort ! » il faut le prouver, madame !

— Je vous en conjure, Antonine, revenez à vous… votre raison se trouble… Vous ne me reconnaissez plus… c’est moi, Sylvia… moi, votre amie… votre sœur qui vous parle.

— Il ne s’agit pas d’amie et de sœur ! répondez : où cela ? quand cela ? comment cela ?

— Ces détails sont affreux, Antonine ; ne m’obligez pas à vous les donner. Revenez à vous.

— Je vous le demande encore une fois : où cela ? comment cela ?

— Mais c’est impossible ! ce serait vous tuer… et, en ce moment, je ne peux vous dire…

— Ah ! vous ne pouvez pas dire !… Vous mentez !… j’en suis sûre, moi… il n’est pas mort !

— Malheureuse enfant ! il faut tenter de l’apaiser, comme on apaise les fous, – se dit Sylvia.

Et elle reprend tout haut :

— Eh bien, Antonine, écoutez-moi, vous voulez des détails ?

— Ah ! vous pouvez donc m’en donner, maintenant ?

— Oui.

— C’est bien heureux !… Voyons !

— Tantôt Wolfrang est allé porter ma lettre à… à… M…

— À Albert… Achevez donc !… Et puis ?

— Il était descendu, selon son habitude, à l’hôtel de la rue Montmartre…

— Après ?

— Wolfrang, en approchant de l’hôtel, a vu dans la rue des rassemblements…

— Ah !… et pourquoi ces rassemblements ?

— Antonine… vous m’épouvantez !

— Pourquoi ces rassemblements ?

— Parce que le bruit venait de se répandre qu’un terrible événement…

— Qu’un terrible événement ?… Mais achevez donc ! vous vous interrompez à chaque mot…

— Un terrible événement venait de se passer dans l’hôtel de la rue Montmartre… Un jeune militaire… venait de…

— Venait de… ?

— Se brûler la cervelle…

Un frémissement convulsif fait trembler tout le corps d’Antonine.

Elle garde un moment le silence ; puis :

— Répétez cela… répétez cela…

— Ce militaire, – reprend Sylvia, dont les forces étaient à bout, – ce militaire venait de se brûler la cervelle…

— Et c’était lui ?

— Hélas !…

— Vous en êtes bien sûre ?…

— Oui.

— Vous me le jurez… c’était lui ?

— Je vous le jure…

— Merci !…

Antonine, durant ce bref et rapide dialogue, était restée debout et comme roidie par la tension convulsive de la douleur ; ses traits, non moins tendus, son œil fixe et sec, exprimaient, si cela se peut dire, une sorte de calme égarement, et une certaine lucidité ; malgré le trouble de son esprit, ses questions et ses réponses étaient logiques dans leur effrayant sang-froid.

Lorsqu’elle termina l’entretien par ce mot merci !… dont l’accent ne peut se traduire, elle avait évidemment compris toute l’étendue de son malheur, et, de ce moment aussi, ses traits commencèrent peu à peu de se détendre, et, à la contraction nerveuse qui roidissait, si l’on peut s’exprimer ainsi, son être physique et moral, succéda une prostration croissante.

Antonine, jusqu’alors debout, s’assit, et, repliée sur elle-même, ses coudes sur ses genoux, son front dans ses deux mains, le regard fixe et baissé, parut sonder l’abîme de douleur ouvert devant elle par la mort tragique de son fiancé…

Sylvia, silencieuse, immobile, contemplait son amie avec une sollicitude remplie d’angoisses, pensant, avec une satisfaction amère, que l’infortunée envisageait du moins en face la terrible réalité, et que bientôt viendrai l’heure des consolations de l’amitié.

Ces consolations, Sylvia ne tenta pas de les offrir encore à la jeune fille, sachant leur vanité actuelle, et sachant aussi, par les rudesses qu’elle venait d’éprouver sans en être, d’ailleurs, en quoi que ce fût, blessée, combien était irritable et farouche la susceptibilité d’un pareil chagrin.

Elle observait Antonine avec l’anxiété la plus attentive, et bientôt elle s’aperçut qu’elle tenait ses paupières closes, et que ses larmes, d’abord rares et lentes, coulaient peu à peu sans intermittence, et bientôt ruisselaient sur le visage de l’infortunée.

— Elle pleure… elle est sauvée !… – se disait Sylvia.

À cet instant, son amie se leva lentement, fit, non sans peine, quelques pas chancelants vers le fond du salon, où se voyait le portrait de sa mère ; puis, les mains jointes et tombant à genoux dans l’attitude de la prière, elle murmura d’une voix éteinte et avec l’expression d’un poignant repentir :

— Pardonnez-moi, ma mère, pardonnez-moi ! Un moment, je vous ai maudite… Ayez pitié de moi… inspirez-moi, secourez-moi, ma mère !

Antonine resta agenouillée, les mains jointes, mais si accablée, si écrasée sous le poids de sa douleur, et penchant tellement son front vers le parquet, que son visage disparut aux yeux de Sylvia, qui ne vit plus que la naissance du cou flexible et blanc de la jeune fille, et la natte épaisse de sa chevelure, tordue derrière sa tête.

Ces mots, prononcés par Antonine avec l’accent d’un repentir poignant, puis de la plus fervente prière : « Pardonnez-moi, ma mère !… Un moment, je vous ai maudite… Ayez pitié de moi… inspirez-moi… secourez-moi !… » ces mots frappèrent Sylvia.

Ils se rapportaient à cette exclamation échappée à la jeune fille en apprenant le suicide d’Albert : « Cela n’est pas vrai… car, si cela était… vous me feriez maudire ma mère… »

Sylvia, n’osant troubler le pieux recueillement d’Antonine, qui, dans sa croyance et dans sa religion filiales, saintes parmi toutes, priait, implorait, invoquait sa mère, ainsi que d’autres prient Dieu ; Sylvia se demandait quel pouvait être le sens de l’exclamation d’abord arrachée à son amie par la mort d’Albert, lorsqu’elle vit la porte du salon s’ouvrir doucement et le colonel Germain apparaître au seuil.

Celui-ci s’arrête à un signe expressif et à un geste rapide de la jeune femme, qui, portant un doigt à ses lèvres, désigne au colonel Antonine agenouillée et si profondément recueillie, absorbée, qu’elle ne s’est pas aperçue de la présence de son père.

Sylvia se lève alors, traverse sur la pointe du pied le salon, dont elle referme sans bruit la porte derrière elle, et, se trouvant seule avec le colonel Germain dans la pièce voisine, elle lui dit à voix basse :

— Monsieur, un horrible malheur est arrivé…

— De grâce, madame, duquel parlez-vous ? Vous m’alarmez !

— Ce malheureux jeune homme n’a pu résister à l’égarement de sa jalousie insensée…

— Quoi !… il abandonnerait mademoiselle Jourdan ?

— Ce matin, monsieur, rentrant éperdu dans l’hôtel où il logeait…

— Eh bien, madame ?

— Il s’est tué…

Mais aussitôt Sylvia, d’un geste rapide, suspendant sur les lèvres du colonel Germain un cri de surprise et d’effroi prêt à lui échapper :

— Silence, monsieur !… Cette malheureuse enfant sort à peine d’une crise effrayante, à laquelle j’ai craint de la voir succomber…

— Ah ! madame ! – reprend à voix basse le colonel Germain contenant à peine son émotion, – ce que vous m’apprenez là est affreux. Et Antonine… ?

— Elle sait tout…

— Grand Dieu !… elle en mourra ?…

— Nous la sauverons, je l’espère, du son désespoir… Mais, je vous l’avoue, monsieur, mes forces sont à bout, – ajoute la jeune femme d’une voix brisée ; – je ne puis vous dire ce que j’ai souffert avant de pouvoir persuader Antonine de la sinistre vérité…

— Quoi ! madame, vous avez eu le courage… de lui apprendre cet horrible malheur ?

— Oui… dans l’espoir de rendre à Antonine le coup moins cruel… Mais, je vous l’ai dit, monsieur, mes forces sont à bout ; je vous laisse avec elle… Je reviendrai bientôt la voir… En attendant, consolez-la, réconfortez-la ; elle pourra, du moins, s’épancher librement en vous… Espérons, monsieur… espérons… nous la conserverons… Adieu ! et, si elle s’étonne de mon absence momentanée, dites-lui ce qui est… C’est qu’après tant d’émotions… j’ai eu besoin de quelques instants de calme, de recueillement, et que je savais qu’à défaut de mes consolations, celles de votre amitié ne lui manqueraient pas… Dans une heure, je reviendrai… Ainsi, monsieur, au revoir, à bientôt !

Sylvia, épuisée, en effet, par de si violentes secousses, avait grande hâte et grand besoin de retourner chez elle, certaine, d’ailleurs, de laisser auprès d’Antonine un ami dévoué.

La jeune femme, après avoir descendu, d’un pas chancelant, l’escalier de la maison, traversa la cour, puis le jardin de son hôtel, et s’apprêtait à en monter le perron, lorsque, apercevant Tranquillin, qui sortait du péristyle :

— Où est Wolfrang ?

— Ah ! mon Dieu ! – dit le bonhomme, – combien mon honorée maîtresse paraît souffrante !

— En effet, je suis un peu souffrante… Donnez-moi votre bras, Tranquillin, pour monter le perron…

Et, s’appuyant sur le bras du digne serviteur, Sylvia lui dit en montant péniblement les degrés :

— Où est Wolfrang ?

— Mon honoré maître est chez madame la duchesse della Sorga, et je vais le rejoindre pour lui communiquer une chose énorme dont madame me voit stupéfait… et…

— Lorsque Wolfrang sortira de chez madame della Sorga, vous le prierez de venir me rejoindre, – répondit Sylvia, – sans attacher d’importance aux paroles du digne intendant, le sachant enclin à grossir jusqu’à l’énormité les incidents les plus ordinaires. – Wolfrang me trouvera dans notre atelier.

— Je vais de ce pas l’avertir ; mais mon honorée maîtresse ne veut pas que je la conduise jusque dans son appartement, ou que j’appelle sa femme ? – reprit Tranquillin après avoir offert son aide à Sylvia jusqu’au sommet du perron. – Madame semble si faible… si faible, que je crains de la laisser seule !

— Merci, Tranquillin… Allez rejoindre Wolfrang et lui dire que je l’attends le plus tôt possible…

Sylvia entre dans l’hôtel, et Tranquillin se dirige rapidement vers la demeure de la duchesse della Sorga, se disant :

— Grâce à Dieu, la présence de mon honoré maître suffira pour calmer et dissiper le chagrin qu’elle semble éprouver.

Puis l’intendant, revenant à ce fait qui lui semble énorme, monstrueux, lève les bras au ciel en exclamant :

— Mademoiselle Cri-Cri postulant la location de l’appartement vacant du premier étage ! mademoiselle Cri-Cri ! Et il faut que j’aille soulever l’indignation de mon honoré maître en lui faisant part de la prétention exorbitante, inouïe, de mademoiselle Cri-Cri !… Elle, devenir notre locataire, bon Dieu ! en quel temps vivons-nous ?

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