VII

La duchesse della Sorga était à peine de retour du rendez-vous qu’elle avait, la veille, accordé à M. de Luxeuil, rendez-vous fixé au parc de Monceaux, lorsqu’elle reçut l’annonce de la visite de Wolfrang.

Cette femme, dont l’hypocrisie égalait la dépravation, éprouvait, – tant est puissant sur certaines natures l’attrait des contrastes ! – pour Wolfrang, ce qu’elle n’avait jamais jusqu’alors éprouvé pour personne ; un amour vrai, amour timide, craintif, plein de doutes, d’angoisses, de cuisantes jalousies et de désespérances, parce qu’il était vrai.

L’esprit remarquable, le talent hors ligne et l’originalité de Wolfrang, sans parler même de sa jeunesse et des rares avantages extérieurs dont il était comblé, justifiaient l’amour de madame della Sorga, car elle n’avait pas encore rencontré un homme comparable à Wolfrang.

Mais, dira-t-on, comment concilier cet amour vrai avec le rendez-vous accordé à M. de Luxeuil ?

Ce rendez-vous était l’un des symptômes les plus probants de la passion de madame della Sorga pour Wolfrang.

Étrange affirmation !

Étrange… non, le caractère de madame della Sorga étant donné et accepté.

Cette femme, aussi pervertie que le plus galant homme, selon le langage du monde, et, en certaines circonstances, dépouillant la réserve, la délicatesse, la modestie de son sexe, agissait alors avec l’audace et le cynisme d’un homme !

Or, quel est le galant homme toujours selon le complaisant langage du monde, qui n’ait fait ou ne fasse ce raisonnement :

« J’ai rencontré hier deux femmes. L’une, adorablement belle, remplie de talents, d’esprit, de charme et de séductions, a fait sur moi une impression soudaine, profonde, et m’a rendu, je le sens, sincèrement et passionnément épris… Mais, hélas ! j’ai peu de chances de réussir auprès de celle-là.

» L’autre femme est ravissante de beauté, mais sotte et vaniteuse. Cependant elle se jette, ainsi que l’on dit, à ma tête ; elle m’accorde un rendez-vous pour demain ; bien niais que je serais de ne pas mettre à profit cette bonne fortune !… Cela ne m’empêchera point du tout d’ailleurs d’aimer l’autre… hélas ! car je pressens les tourments de cette folle passion… je trouverai, dans le rendez-vous que m’accorde cette charmante sotte et dans ceux dont il sera peut-être suivi, une sorte d’étourdissement aux chagrins que me causera l’autre… la tigresse !

» Enfin, si, lors de cette première entrevue avec une femme merveilleusement jolie, malgré son peu d’esprit, je n’éprouve pour elle qu’un caprice éphémère, étant, malgré moi, préoccupé, dominé, obsédé par ma passion insensée pour l’autre, ce symptôme si décisif ne me prouvera que trop l’intensité de cette passion.

» Or, il est bon d’être éclairé sur soi-même afin d’aviser… aussi, j’aviserai… je m’éloignerai, s’il le faut, d’une fatale enchanteresse, dont l’empire est sur moi déjà tel, qu’il me rend insensible à tout ce qui n’est pas elle… Et l’absence mettra terme sans doute à mes tourments. »

Encore une fois, quel est le galant homme qui, même sans être, ce qu’on appelle un roué, ne raisonnerait de la sorte !

Eh bien, nous le répétons : la duchesse della Sorga, aussi pervertie que le plus galant homme du monde, se comportait avec l’audacieuse et cynique perversité d’un homme.

Et voilà pourquoi, et voilà comment son rendez-vous donné à M. de Luxeuil n’avait pas empêché, n’empêchait point madame della Sorga de ressentir pour Wolfrang un amour insensé, désespéré ; car cette mégère avait quarante ans et frémissait de jalousie et de rage en songeant à Sylvia… Sylvia, l’idéal de son sexe, et que tant d’affinités, de jeunesse, de beauté, de génie, devaient rendre si chère à Wolfrang.

Lorsqu’on lui annonça la visite de ce dernier, madame la duchesse della Sorga était à sa toilette.

Elle fut assez surprise de l’empressement qu’il témoignait de la voir, quoique cet empressement ne dépassât point les limites d’une stricte politesse.

L’amour véritable passe soudain des plus noirs abattements aux plus éblouissantes illusions, puis retombe dans les ténèbres de la désespérance pour en sortir encore au plus léger rayon d’espoir.

Ainsi, madame della Sorga, d’abord étonnée de la prompte visite de son voisin, eut un instant cette enivrante pensée qu’un vague attrait le conduisait chez elle.

Et qui sait ? les caprices de l’homme sont parfois si bizarres !

Combien de femmes douées de toutes les grâces, de toutes les perfections, sont journellement sacrifiées à des rivales infâmes !

Combien d’hommes indignes du bonheur dont ils jouissent, et se sentant affadis par la douceur inaltérable de la vertu, recherchent, dans leur dépravation, le sel amer du vice !

Combien d’imbéciles, blasés sur les célestes félicités dont un ange les comble, vont demander au démon d’accidenter un peu leur trop facile et trop douce existence, par toutes sortes de déceptions, de mépris, de cruautés, à eux jusqu’alors inconnus !

De sorte que, tantôt confiante dans l’odieux attrait de ses vices, madame della Sorga se demandait si cet attrait n’exerçait pas sa fascination perverse sur Wolfrang, et alors elle redressait son front d’airain, rayonnant d’une horrible assurance.

Puis tantôt ce front superbe se courbait devant cette réflexion : Wolfrang n’était certainement pas de ces étourdis ou de ces niais que la corruption affriole, de même que la flamme mortelle sollicite à leur perte et dévore les papillons de nuit.

Quoi ! ce grand seigneur (il était grand seigneur aux yeux de la duchesse), si rompu au monde, malgré sa jeunesse, et d’un esprit tour à tour incisif, gracieux ou élevé ; lui dont la dignité naturelle, aiguisée d’une pointe de froide ironie, intimidait fortement madame della Sorga, l’une des plus grandes dames de l’aristocratie européenne, et douée d’une audace indomptable ; lui… Wolfrang, se sentir un certain penchant pour une femme de quarante ans, parce qu’il la supposait abominablement pervertie ?

Non ! cette stupide créance ne pouvait éclore que dans ce cerveau troublé par les ferments d’une passion aveugle.

Et, en suite de cette réflexion si juste, madame della Sorga désespérait de nouveau.

Mais bientôt une autre idée lui traversait l’esprit, et elle s’y rattachait de toutes les forces de son espoir expirant, de même que, luttant contre la mort, à la surface du flot qui va nous engloutir, nous nous cramponnons au plus léger, au plus décevant des soutiens.

Qui sait si Wolfrang, partageant l’erreur commune et considérant la duchesse della Sorga comme le modèle des mères et des épouses, comme la vivante incarnation des plus saintes vertus domestiques, ne serait point attiré vers elle par ce secret instinct des âmes généreuses qui se cherchent et se rencontrent avec de si nobles ravissements !

Il fallait voir alors cette moderne Messaline, debout devant son miroir, étudiant à nouveau et parachevant, complétant ce masque de sérénité austère quelle portait habituellement ; prenant des physionomies, des attitudes de matrone romaine. Oh ! certes ! la vaillante mère des Gracques n’aurait pas paru plus imposante, ni Lucrèce plus chaste !

Et soudain, ce masque si artistement composé éclatait sur le visage de cette femme, violemment contracté par une hilarité sinistre et redevenu effrayant d’impudeur et de désespoir.

— Misérable folle que je suis ! Est-ce que l’on fait la cour à une femme de quarante ans que l’on croit la plus vénérable des mères de famille !… – pensait la duchesse della Sorga, les dents serrées de rage, et, si possible, se faisant peur à elle-même en voyant son image réfléchie dans la glace.

Une autre appréhension rendait cette femme craintive et inquiète.

La veille au soir, quel que fût son puissant empire sur elle-même, un éclair de ces flammes impures qui couvaient en elle, luisant soudain, malgré elle, dans son regard attaché sur M. de Luxeuil, avait suffi pour la trahir aux yeux de ce glorieux et bel animal, trop sot pour être très-sagace, et mieux servi en cette occurrence par son imperturbable confiance en lui que par sa clairvoyance.

Mais, si Wolfrang, à son tour, avait surpris ces regards et ainsi pénétré, à travers les voiles de son hypocrisie, la secrète perversité de madame della Sorga, dans ce cas, quel pouvait être le but de la visite empressée qu’il venait lui rendre ?

Toutes ces réflexions, rapides comme la pensée, se présentèrent à l’esprit de la duchesse pendant le peu d’instants qui s’écoulèrent entre l’achèvement de sa toilette et l’annonce de la visite de Wolfrang.

Bientôt elle alla le rejoindre dans le salon où il l’attendait.

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