XI

La duchesse della Sorga n’avait pas interrompu Wolfrang.

Son ironie polie, froide et acérée allait droit au cœur de l’horrible femme ; mais, douée d’une incroyable puissance de dissimulation et d’empire sur elle-même, lorsque les passions ne l’entraînaient pas, elle domina peu à peu ses terribles émotions, reprit son masque, et, regardant fixement Wolfrang avec un mélange de hauteur et de surprise merveilleusement jouées :

— En vérité, monsieur, je ne sais si je rêve ou si je veille…

Et, redoublant de hauteur, toisant Wolfrang d’un œil ferme et insolent :

— L’audace incroyable de vos paroles me confond à ce point que je me demande encore si vous avez osé les prononcer !…

— Bon Dieu, madame ! de quelle énormité me suis-je donc rendu coupable ?

— Il me paraît, monsieur, que, bien que vous ne soyez, selon vous du moins, ni un fat, ni un niais, vous n’avez pas une idée fort nette des usages d’un certain monde…

— Auriez-vous alors l’extrême obligeance, madame, de daigner faire un peu mon éducation à cet endroit-là ?

— J’y consens, répond la duchesse della Sorga en prenant son plus grand air de grande dame. Je dois donner une leçon de savoir-vivre à M. Wolfrang… Cette leçon, il la recevra, et elle lui sera profitable, je l’espère, ainsi qu’aux gens qui voudront bien le recevoir… car je n’ai point besoin d’ajouter qu’il ne peut à l’avenir se permettre de remettre les pieds chez moi…

— M. Wolfrang est assurément désolé d’une pareille exclusion, mais il supplie en toute confusion madame la duchesse della Sorga… d’arriver à la leçon promise avec tant de bonne grâce ; car il trouve cet entretien amusant au dernier point.

— Cette leçon, la voici, – répliqua madame della Sorga, livide de rage à peine contenue, car le froid persiflage de Wolfrang la met hors d’elle-même : – Madame la duchesse della Sorga ayant, malgré sa première et très-concevable répugnance, daigné agréer hier l’invitation presque impertinente que lui adressait le propriétaire de l’hôtel qu’elle loue, a bien voulu se rendre chez ce monsieur, et il a eu, paraît-il, la cervelle détraquée par cette marque de condescendance…

— Ce pauvre monsieur, malgré le détraquement de son cerveau, s’estime très-heureux de conserver assez de lucidité d’esprit pour reconnaître et déclarer à madame la duchesse, que tout ceci… est de la plus grande force, et pour le sang-froid, et pour le jeu de la physionomie, et pour l’accent, – reprend Wolfrang avec un hochement de tête admiratif. – C’est très-fort, décidément… c’est très-fort !

— Ce monsieur…, – poursuit, calme et imperturbable, cette mégère qui, en ce moment, si elle avait pu, aurait poignardé Wolfrang, – ce monsieur, s’oubliant à ce point incroyable de voir dans l’honneur indigne, inespéré… que daignait lui faire madame la duchesse della Sorga, en tenant chez lui un commencement de relations d’égal à égal, a complétement perdu la notion des distances, et ce monsieur… est devenu familier.

— Ce monsieur est devenu familier… est un excellent trait ! – s’écrie Wolfrang ; – il est d’un haut comique et du meilleur aloi !

— Ce matin, – poursuit madame della Sorga, dont le calme ne se dément pas, mais dont le regard devient effrayant, – ce matin, se croyant autorisé à faire une visite à madame la duchesse della Sorga, ce monsieur s’est permis de se présenter chez elle. C’était témoigner d’une rare impudence et d’une grossière ignorance des usages… Madame la duchesse della Sorga a bien voulu ne voir dans… ce monsieur, qu’un homme parfaitement mal élevé… Il devait sans doute aussi à l’éblouissement très-concevable de son titre de… propriétaire, titre qu’il croit probablement marcher de pair avec la grandesse…

— Ah ! j’aime moins cela, – répond Wolfrang d’un ton légèrement désapprobateur – Cette plaisanterie sur les propriétaires ne me semble pas de très-bon goût ; mais, sauf cette petite dissonance, tout le reste est irréprochable… Madame la duchesse excusera cette observation uniquement dictée par l’amour de l’art.

— Madame la duchesse della Sorga s’abusait, – poursuit l’odieuse créature ; – ce monsieur était, il est vrai, excessivement mal élevé ; mais il était, par surcroît, d’une prodigieuse ignorance, si toutefois ce terme suffit à qualifier la plus outrageante des aberrations de l’outrecuidance et la sottise puissent jeter un homme… En un mot, interprétant avec une effronterie et une fausseté sans égales quelques paroles fort insignifiantes de madame la duchesse della Sorga… ce monsieur a simplement et modestement conclu qu’elle était amoureuse de lui…

— Ah ! madame, madame, permettez-moi de vous exprimer ici, et très-sérieusement, le sincère et profond regret que j’éprouve ! – s’écrie Wolfrang d’un ton si pénétré, si convaincu, que madame della Sorga, espérant l’avoir cruellement blessé, semble l’engager à parler.

Il reprend :

— Oui, madame, – en vous écoutant, j’éprouve le sincère et profond regret de penser que votre rang, votre naissance, enlève un admirable et prodigieux talent à l’art dramatique… Mon Dieu, je le sais, vous me répondrez à cela, madame, que le monde est votre théâtre… c’est vrai ; que vous y jouez votre rôle à faire frémir… mon Dieu, c’est encore vrai ; mais songez donc, madame, que malheureusement l’on ignore que vous jouez un rôle… Hélas ! vous n’avez d’autre spectateur que vous-même ! et, quels que soient les éloges que vous êtes en droit de vous accorder, vous perdez l’enivrante récompense du génie… ces applaudissements, ces ovations, ces triomphes… dont les comédiennes des autres théâtres sont si fières et si jalouses. Ah ! madame ! daignez écouter la prière de l’un de vos plus obscurs, mais de vos plus fervents admirateurs, je viens, grâce à un bienheureux hasard ! de voir se développer dans ses nuances infinies votre magnifique talent. Je vous en supplie, foulez aux pieds des préjugés vulgaires, ayez le courage de l’abnégation, sacrifiez-vous à cet art, dont vous serez l’ornement et la gloire ! Ne privez pas plus longtemps la scène de votre présence. Vous n’êtes qu’une grande dame, vous serez la plus grande des artistes de nos jours ! et…

Le majordome Bartholomeo, entrant alors dans le salon, interrompit Wolfrang.

Il était temps.

La rage de madame della Sorga, si péniblement contenue jusqu’alors, allait éclater.

Égarée par la fureur, par la haine aussi, et – contraste étrange ! – par son amour, car son désespoir et les mépris de Wolfrang n’étouffaient pas cette passion forcenée, la duchesse s’était peu à peu rapprochée d’une table du salon où se trouvait un de ces bijoux-poignards destinés à couper les feuillets des livres, et il pouvait devenir une arme meurtrière… Déjà la duchesse le saisissait d’une main convulsive, lorsque, à la vue du majordome, elle retrouva en partie sa présence d’esprit.

— Monsieur, – dit Bartholomeo à Wolfrang, en s’inclinant devant lui, – votre intendant désire vous entretenir à l’instant d’une affaire très-urgente ; il est, de plus, chargé pour vous, monsieur, d’une commission de la part de madame Wolfrang.

À ces derniers mots du majordome, entendus par madame della Sorga, celle-ci, redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même, et certaine que son dégradant aveu serait confié à Sylvia par Wolfrang, sentit s’exaspérer la jalousie et la haine que lui inspirait la jeune femme.

Wolfrang, se rapprochant alors de la duchesse et la saluant, lui dit avec autant d’aisance que si leur entretien précédent n’était en rien sorti des termes ordinaires de la conversation :

— Veuillez m’excuser, madame, si je prends un peu brusquement congé de vous, mais…

— Bartholomeo, – dit la duchesse della Sorga s’adressant au majordome avec un accent de dignité imposante, et lui désignant du geste Wolfrang, qu’elle interrompt, – regardez bien monsieur, afin de le reconnaître au besoin…

— Excellence…, – balbutie le majordome abasourdi, il – je… je…

— Regardez bien monsieur, – répéta la duchesse, – et, s’il se présente de nouveau chez moi, vous lui répondrez que je ne suis pas visible.

— Bravo, madame ! – dit à demi-voix et d’un air d’intelligence Wolfrang à la duchesse, – la scène est complète ; ce dernier trait la couronne… Bravissimo !

Puis Wolfrang ajoute tout haut d’un ton pénétré, en saluant profondément :

— Ah ! madame, combien j’étais loin de m’attendre à ce qu’un léger désaccord survenu entre nous, dans une discussion sur… l’art théâtral… dût m’attirer de votre part un traitement si rigoureux ! Mais, croyez-le, madame… cette sévérité, que j’ose dire imméritée, n’altère en rien le respectueux souvenir de votre bienveillance passée…

Wolfrang, sortant alors du salon, dit au majordome, qui le précédait :

— Eh bien, mon pauvre Bartholomeo, me voici chassé de chez votre maîtresse, pour avoir trop vanté le talent d’une admirable comédienne !

— Cela ne m’étonne point du tout, monsieur, – répond en souriant Bartholomeo ; – madame la duchesse est si rigide, que toutes les comédiennes lui font horreur, et Son Excellence ne consent à aller entendre des opéras… que parce que son directeur considère l’opéra… comme un concert… Que voulez-vous, monsieur !… madame la duchesse est une sainte… une sainte… mais elle reviendra certainement d’un premier mouvement, et nous aurons, je l’espère, l’avantage de revoir monsieur.

— Le ciel vous entende, mon digne Bartholomeo ! – répond Wolfrang allant rejoindre Tranquillin.

— O misera… odio… y… amo ! – avait dit la duchesse tombant anéantie sur un fauteuil après le départ de Wolfrang.

« Ô misérable… que je suis !… je hais… et j’aime ! »

Telle est la traduction de l’exclamation de madame della Sorga.

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