XII

Wolfrang trouva Tranquillin qui l’attendait sous le péristyle de l’hôtel occupé par madame della Sorga, et tous deux se dirigèrent vers leur demeure en s’entretenant de la sorte :

— Sylvia, dis-tu, désire me voir le plus tôt possible ?

— Oui, seigneur.

— Est-ce qu’elle est souffrante ?

— Mon honorée maîtresse, en revenant de la maison de location, était pâle et si faible… si faible, qu’elle a dû accepter mon bras pour gravir les marches du perron.

— Pauvre enfant !… elle a dû être si cruellement impressionnée par le désespoir d’Antonine lorsqu’elle aura su le suicide d’Albert Gérard, – pensait Wolfrang.

Et il reprit tout haut :

— Qu’avais-tu de plus à m’apprendre, Tranquillin ?

— Ah ! seigneur ! seigneur !… quelque chose d’énorme…

— Qu’est-ce ?

— Quelque chose de monstrueux, à quoi mon honoré maître ne voudra point croire…

— Enfin… qu’est-ce ?

— J’étais paisiblement dans mon bureau, occupé de mes comptes, lorsque ce digne Saturne introduit chez moi une dame, en me disant qu’elle aspire à louer l’appartement vacant au premier étage… Je quitte mon bureau, je m’incline préalablement devant cette dame puis je… l’envisage… et alors… Ah ! seigneur !

— Eh bien ?

— Je m’aperçois que ce n’est pas une dame, pas même une femme…

— Qu’était-ce donc ?

— Une créature ! – répond Tranquillin levant ses grands bras vers le ciel. – Oui, seigneur, une véritable créature !

— Que diable me contes-tu là !… Est-ce que nous ne sommes pas tous des créatures ?

— Ah ! mon honoré maître, il y a, Dieu merci, créatures et créatures !

— Achève donc…

— Je vous disais, seigneur, que, dans cette audacieuse postulante à la location du premier, je reconnus… une créature, dans la plus déplorable acception du mot…

— Et comment parvins-tu à cette découverte, sagace Tranquillin ?

— Je l’avais déjà rencontrée…

— Ah ! ah ! monsieur Tranquillin, vous avez de pareilles connaissances ?

— Seigneur ! pouvez-vous le supposer ?… Bonté divine !… le hasard seul… m’a permis de…

— Suit… Comment se nomme cette personne ? qui est-elle ?

— Ce quelle est… je n’ose, par pudeur, le révéler à mon honoré maître… Quant au nom de la créature… hum ! hum !

— Continue donc… il faut t’arracher les paroles une à une…

— C’est que son nom… seigneur… si tant est que ce soit un nom, est tellement inconcevable, que…

— Il n’importe, dis-le.

— Cri-Cri ! – répond Tranquillin rougissant d’une indignation rétrospective, et levant de nouveau ses grands bras vers le ciel. – Est-il possible ! une Cri-Cri dans la maison du bon Dieu !

— À merveille !… – reprend Wolfrang se rappelant l’entretien de cette fille avec Saturne, entretien auquel il avait assisté inaperçu d’elle. – Mademoiselle Cri-Cri est donc, selon ton langage, postulante à la location de l’appartement vacant au premier étage ?

— Oui, seigneur, elle a l’effronterie de le postuler ! elle le postule, la drôlesse !

— Tranquillin, cette expression…

— Est déshonnête, j’en conviens, seigneur ; mais l’indignation me l’arrache…

— Il ne faut point cependant vous départir du respect dû à nos locataires…

— Certes, seigneur, je les vénère… mais une simple postulante, surtout lorsque c’est une… Cri-Cri…

— Dès aujourd’hui, dès cette heure, elle fait partie des locataires de la maison…

— Quoi ! – balbutie Tranquillin stupéfait. – Quoi ! vous… voudriez ?…

— Tu loueras l’appartement à cette honnête demoiselle.

— Bonté divine !… Mais, seigneur, vous n’y pensez pas…

— Je tiens absolument à ce que mademoiselle Cri-Cri demeure céans.

— L’ai-je bien entendu !… l’ai-je bien entendu !

— Oui, et qui mieux est, je logerai gratis cette donzelle… je la payerai, s’il le faut, pour la posséder ici.

— C’est diffèrent, c’est très-bien… mon honoré maître est roi dans sa maison, – répond Tranquillin essuyant la sueur que sa stupeur croissante fait perler à son front. – Mon devoir est d’obéir à mon maître ; permettra-t-il, du moins, une humble observation à un vieux serviteur ?

— Parle, mon digne Tranquillin.

— Nous possédons déjà dans la maison du bon Dieu… quel sarcasme ! un forçat libéré et son chien, Bonhomme. Ces deux repris de justice… sont, il est vrai, d’honnêtes gens, malgré les apparences contraires… mon honoré maître l’affirme, je le crois.

— Tu dois le croire ; mais, par contre, mon pauvre Tranquillin, nous possédons ici… sois discret…

— Ah ! seigneur… ma discrétion…

— Je la connais ; aussi te dis-je que nous possédons céans de si grands scélérats, que la maison du bon Dieu devrait s’appeler la maison du Diable ; car les méchants y sont en majorité. Or, il importe peu… ou plutôt il importe beaucoup… que ta drôlesse vienne augmenter cette bande d’affreux coquins.

— Qu’il en soit alors selon les vœux de mon honoré maître ! Il a ses vues, qu’elles s’accomplissent !… il ne pourra en résulter que le bien et le juste, – dit gravement Tranquillin. – Mais ne craignez-vous pas, seigneur, les réclamations de cette majorité d’affreux coquins ? Ils se montreront probablement d’autant plus offusqués d’avoir pour colocataire mademoiselle Cri-Cri, que plus scélérate est leur hypocrisie !

— Ceux-là qui se trouveront blessés du voisinage de cette fille, quitteront la maison. Telle sera ton inflexible réponse à toute réclamation au sujet de mademoiselle Cri-Cri ; tu m’entends ?

— Oui, seigneur. Et, maintenant qu’elle est devenue, de postulante, locataire… en titre… elle a droit à tous mes respects… sans compter que… que…

— Pourquoi t’interrompre ?

— Mon honoré maître sait que son fidèle Tranquillin est muet comme la tombe, au sujet des secrets qu’il doit garder.

— Certes, je connais, te dis-je, ta discrétion, ta fidélité à toute épreuve, bon et digne serviteur.

— Je ne voudrais donc pas, seigneur, être soupçonné par vous de vouloir indiscrètement pénétrer vos desseins, en admettant céans mademoiselle Cri-Cri ; et cependant… je me dis que ces desseins, elle doit sans doute les servir ?…

— Certes, et grandement ! mais… à son insu…

— Je me permettais cette question, afin de savoir, seigneur, si vous n’aviez pas d’ordres particuliers à me donner au sujet de l’établissement de cette demoiselle dans la maison ?

— Non, – répond Wolfrang après un moment de réflexion, – non… je désire seulement qu’elle vienne demeurer ici le plus tôt possible ; car c’est vraiment le diable qui l’envoie dans la maison du ban Dieu

— En ce cas, qu’elle y soit, seigneur, la bienvenue ! – répond Tranquillin avec une sorte de componction. – Quant à s’établir ici le plus tôt possible, c’est l’unique désir de cette demoiselle… elle tenait même à venir coucher ici cette nuit.

— Tant mieux !… Tâche qu’elle persévère dans cette résolution… ceci est fort important…

— Je ferai donc de mon mieux à ce sujet.

— Où est-elle à cette heure ?

— Dans mon cabinet, où elle attend votre réponse.

— Va donc la retrouver ; tu la conduiras dans l’appartement, afin qu’elle le visite.

— Elle m’a plusieurs fois répété que peu lui importait l’appartement, et que ce qu’elle voulait avant tout, c’était loger ici.

— Quoi qu’il en soit, si elle désirait quelques meubles plus somptueux, quelques ornements plus riches dans son appartement, accorde-lui tout ce qu’elle demandera… Tu viendras m’apprendre si elle se décide à coucher ici cette nuit ; et, si quelque incident, quelque remarque te frappe… à son sujet, tu m’en instruiras sur-le-champ.

— Oui, seigneur…

— Je vais rejoindre Sylvia… tu me trouveras chez elle, – ajoute Wolfrang en gravissant les degrés du perron de l’hôtel, devant lequel l’intendant et son maître étaient arrivés en causant.

Tranquillin se rend dans son cabinet, en toute hâte, très-empressé, en suite de son entretien avec son maître, d’apprendre à mademoiselle Cri-Cri que, de postulante, elle devient l’une des locataires de la maison du bon Dieu.

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