XIII

Tranquillin, ayant conduit Cri-Cri dans l’appartement vacant au premier étage, appartement où la splendeur se joignait à l’élégance la plus raffinée, venait de le faire visiter en détail à la nouvelle locataire, la traitant – selon les ordres de son maître – avec autant de cérémonieuse déférence que s’il se fût adressé à la femme la plus honorable.

Tous deux se trouvaient alors dans l’antichambre.

La porte, ouverte à deux battants par Tranquillin, – il savait son monde, et que l’on ouvre toujours les deux battants d’une porte devant une personne considérable, – donnait sur le palier de l’escalier.

— Maintenant, madame connaît l’appartement, – dit Tranquillin à Cri-Cri. – il a, de plus, pour dépendances, trois belles chambres de domestique, au quatrième étage… Et j’ai l’honneur de le répéter à madame, si quelque partie de l’ameublement ou les ornements ne lui paraissent point suffisamment élégants ou riches, elle n’a qu’à parler… je dois me conformer à tous les désirs de madame. Tels sont les ordres de mon honoré maître.

— Je n’en reviens pas !… En voilà un de propriétaire qui peut se vanter d’être le phénix de sa vilaine espèce, ordinairement composée de vautours et de fesse-mathieu ! disait Cri-Cri fort surprise des offres prévenantes de l’intendant. – Quelle drôle de maison !… Et vous dites, mon cher, que le prix de cet appartement est de… ?

— Trois mille francs par an…

— Six pièces au premier, meublées comme un palais… C’est donné ! Combien Luxeuil paye-t-il de loyer, lui ?

— Il paye aussi trois mille francs. Mais M. de Luxeuil a la jouissance de deux écuries dépendantes du premier étage.

— Je le crois bien, que ce grippe-sou-là est venu demeurer ici ! Il est logé comme un prince, – reprend Cri-Cri.

Et elle ajoute en riant :

— Va-t-il être surpris et surtout vexé de m’avoir pour voisine !

— Vexé !… Ah ! madame, madame, que dites-vous là ?… M. de Luxeuil est trop galant pour…

— Lui ? Ah ! bien oui !… Je vois d’ici le nez qu’il va faire en apprenant que je suis sa voisine… Et c’est justement à cause du nez qu’il fera que je viens m’établir ici.

— Je comprends : c’est une aimable surprise que madame ménage à M. de Luxeuil, chez qui j’ai déjà eu l’avantage de la voir.

— Tiens ! quand donc cela ?

— Hier, dans la matinée, lorsque madame, ménageant à M. de Luxeuil une autre espèce de surprise, voulait plaisamment… tout casser chez lui.

— Ah ! vous étiez là ?

— J’avais cet honneur.

— Eh bien, je ne vous ai pas remarqué… j’étais si furieuse !

— Mais la fureur de madame s’est apaisée, témoin l’aimable surprise qu’elle ménage à M. de Luxeuil.

— Oui, aimable… à la façon de Barbari… mon ami…

Et, riant, Cri-Cri ajoute :

— Mon brave homme, savez-vous ce que c’est qu’une scie, vous ?

— Parfaitement, madame, une scie est un instrument de menuiserie, moyennant lequel…

— Pauvre bonhomme, vous me faites de la peine !…

— Moi… grand Dieu ! j’aurais le désagrément de… faire de la peine à madame ?…

— Comment ! à votre âge, vous ne savez pas ce que c’est qu’une scie, en argot de rapin ?

— Ignorant, madame, ce que c’est qu’un rapin, j’ignore conséquemment son argot.

— Eh bien, – mon vieux, une scie, en argot d’atelier, car, dites donc, telle que vous me voyez, j’ai fréquenté les ateliers… j’ai posé les torses, moi !

— Ah !… madame… a… posé… les… ?

Mais Tranquillin s’interrompt, ne comprenant pas encore le sens des paroles de la nouvelle locataire, et il reprend :

— Oserai-je demander à madame, révérence parler, ce que c’est… que… poser les torses ?

— Quel innocent vieillard ! J’ai été modèle dans les ateliers… quoi donc !

— Bonté divine ! nous aurons pour locataire une créature qui ?…

Tranquillin s’arrête, rougissant de confusion devant une pensée qu’il n’ose même achever.

Puis il ajoute à part soi :

— Ah ! il me faut obéir à mon dévouement aux ordres de mon honoré maître pour ne point manifester l’horreur que m’inspire cette impudique.

Puis il reprend tout haut et baissant chastement les yeux :

— Pardon… madame… je…

— Ah bien, mon cher… c’est vous qui joueriez fameusement le rôle de saint Antoine dans la Tentation. – dit en riant Cri-Cri ; vous voilà rouge comme un coquelicot !

— N’ayant jamais eu, jusqu’ici, l’avantage de rencontrer… de… enfin… la surprise…

— Vieille rosière… va !… je t’adore !

— Elle me tutoie ! – se disait Tranquillin effaré : quelles manières !

— Mais, pour en revenir à ce que c’est qu’une scie, c’est quelqu’un ou quelque chose qui vous scie du matin au soir, en d’autres termes, qui vous embête énormément à tous les instants du jour, – reprend Cri-Cri. – Or, hier, en m’en allant, j’ai remarqué pour la première fois l’écriteau pendu à la porte cochère… Quelles délices ! un appartement à louer dans la même maison que Luxeuil… que j’idolâtre, le monstre ! et dont je suis jalouse comme une tigresse, quoiqu’il ne m’ait jamais seulement fait cadeau d’un bouquet, ce grippe-sou, et qu’il me fasse souvent défendre sa porte. Aussi, voyez-vous, mon vieux, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, en songeant qu’en demeurant ici, je pourrais être, du matin au soir, sur les talons de Luxeuil et lui faire des scènes atroces, s’il ne marchait pas à mon idée… Voilà pourquoi j’aurais payé cet appartement les yeux de la tête… et voilà pourquoi j’emménage ici aujourd’hui ; car…

Soudain Cri-Cri s’interrompt, et elle voit, à travers la porte de l’antichambre, restée ouverte, M. de Francheville traverser le palier du premier étage et monter à son appartement, situé à l’étage supérieur.

— Tiens, tiens, qu’est-ce qu’il vient donc faire ici, mon protecteur ? – dit Cri-Cri suivant d’un regard surpris M. de Francheville, qui ne l’a point aperçue.

Puis, s’adressant à Tranquillin :

— Est-ce qu’il vient souvent dans la maison, M. Duport ?

— Quel M. Duport… madame ?

— Le monsieur qui monte l’escalier.

Ce disant, Cri-Cri désigne du geste le haut fonctionnaire à l’intendant.

Celui-ci lève la tête, regarde et répond :

— Madame se trompe.

— Comment, je me trompe ?

— Ce monsieur dont elle parle est M. de Francheville.

— Allons donc ! je n’ai pas la berlue… et je le connais de reste, allez, celui-là ! c’est M. Duport, un négociant retiré.

— J’affirme à madame que ce monsieur se nomme M. de Francheville ; c’est un de nos locataires.

— Hein ! – fait Cri-Cri avec les signes d’une surprise extrême, – Vous dites ?

— Que ce monsieur loge ici.

— Et qu’il s’appelle ?

— M. de Francheville.

— Lui ?

— Oui, madame, il est secrétaire du ministre des travaux publics.

— Secrétaire ! bon !… qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est environ l’homme de confiance du ministre, madame.

— Lui… quasi-ministre ?… lui ?

— Sans doute, madame, et il exerce ce haut emploi à la satisfaction générale ; car…

— Ah ! par exemple ! – reprend Cri-Cri suffoquée par cette découverte. – Ah ! par exemple ! en voilà une sévère !

Cri-Cri réfléchit un moment ; puis :

— Ah çà ! monsieur Tranquillin, pas de bêtises, au moins !

— Madame, je…

— Vous êtes bien sûr de ce que vous dites là ?…

— Très-sûr, madame ! M. de Francheville demeure ici depuis six mois.

— Vieux roué ! il a deux appartements, et il m’a donné un faux nom ! – dit Cri-Cri de plus en plus interloquée. – Qu’est-ce que tout cela signifie ? Ah ! je veux à l’instant même…

Et Cri-Cri, s’adressant à l’intendant :

— J’entre ici ce soir, c’est entendu… Je payerai six mois d’avance… et voilà toujours pour arrhes un billet de mille francs.

Et Cri-Cri donne à Tranquillin le billet, qu’elle tire de son porte-monnaie.

Puis, se dirigeant rapidement vers l’escalier :

— J’ai deux mots à dire à ce monsieur ; je n’ai plus besoin de vous ; vous pouvez descendre.

— Oh ! oh ! fit Tranquillin en voyant Cri-Cri monter, quatre à quatre, les marches qui conduisaient au second étage, – mademoiselle Cri-Cri connaît M. de Francheville sous le nom de Duport, négociant retiré. Item, elle est surprise au dernier point en apprenant le véritable nom et l’emploi de M. de Francheville. Item, elle se propose, de plus, d’être la scie de M. de Luxeuil… La scie !… quel langage ! mais quoi d’étonnant lorsque l’on a posé… dans les ateliers !… des rapins ! Et la voilà, nonobstant, notre locataire ! Ah ! j’en rougis pour la maison ! Allons néanmoins, sur-le-champ, instruire mon honoré maître de ces divers incidents. J’enverrai Saturne fermer les portes de l’appartement.

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