XIX

Cri-Cri observait attentivement M. de Francheville.

Elle garda pendant quelques instants un silence triomphant, ne doutant plus d’avoir pénétré une portion de la vérité sur ce qui le concernait, et de pouvoir le perdre ; mais elle sentait parfaitement qu’en le perdant elle se perdait elle-même, et, malgré son apparente philosophie à l’endroit de la réclusion dont elle était menacée, elle frissonnait à la seule pensée de cette éventualité.

Aussi, rompant la première le silence :

— Ah ! tu as voulu me déclarer la guerre ? ah ! tu as voulu écraser le pauvre petit Cri-Cri ?… Eh bien, Cri-Cri te prouve qu’il est bon-enfant, qu’il vaut mieux que toi ! il propose la paix à son Anatole !

— La paix ! que voulez-vous dire ?

— Veux-tu jouer sans tricherie, cartes sur table ?

— Expliquez-vous.

— Je suis une coquine, et tu es un coquin, – dit la cynique créature. – Partons de là.

— Cette insolence…

— Ah ! voilà déjà que tu triches ; car tu mens en niant ta coquinerie, tandis que, moi, je suis franche. Si ça commence ainsi, je ne joue plus.

— Expliquez-vous.

— Nous sommes donc une paire de coquins ou de complices, si tu veux, ayant intérêt à nous ménager…

— Oui, vous avez intérêt, grand intérêt à ne pas me pousser à bout…

— Encore une tricherie ; car, toi aussi, tu as intérêt, grand intérêt à ne pas me pousser à bout ; nous sommes donc à deux de jeu… Avoues-tu cela ?

— Non…

— Tu ne veux pas avouer cela ?

— Jamais !

— Après tout, que tu l’avoues ou non, ça m’est bien égal, vu que c’est la vérité, et qu’au fond tu te l’avoues à toi-même. Donc, nous sommes à deux de jeu. Je peux te perdre, te réduire à la misère, et tu peux m’envoyer en prison… Eh bien, je serai plus sincère que toi : c’est que, riche maintenant de tes dix mille francs de rente, sans parler de ton mobilier, de tes bijoux, de ton argenterie, j’aurais la prison en horreur.

— Horreur salutaire, ma chère !… ainsi prenez garde !

— Je crois bien que j’y prends garde !… aussi, je ferai le possible, ni plus ni moins, pour y échapper…

— Et vous aurez raison !

— Mais, par cela même que j’ai tant d’horreur de la prison, tu comprends bien… que, si tu m’y envoyais, ma seule consolation serait de te déshonorer, mon Anatole !…

— Si vous le pouviez ; mais je vous en défie !

— Voilà un défi qui m’est encore bien égal… car tout à l’heure, à ma seule menace des articles du Pilori, tu suais la peur, à ce point que ton faux toupet est aussi défrisé que si tu sortais d’un bain de rivière. Nous avons donc intérêt à nous ménager… Voilà pourquoi je t’offre la paix, à certaines conditions.

— Voyons ces conditions ? – demande M. de Francheville avec un apparent dédain ; car l’espoir lui revenait à mesure que son esprit, d’abord troublé, se contenant, raffermissait dans la créance que cette fille ne pouvait le perdre sans se perdre elle-même.

Il était sauvé si elle mettait à la paix des conditions acceptables, et, cette paix faite, il ne pouvait pas, il ne devait pas douter de la discrétion absolue de Cri-Cri.

Aussi reprit-il d’une voix de plus en plus assurée :

— Voyons ces conditions ? C’est fort curieux, en vérité !

— Primo d’abord, je demeurerai ici…

— Impossible !

— C’est si possible, que j’y coucherai ce soir, et nous verrons comment tu l’y prendras pour m’en empêcher… Mais j’ajoute aussi… que je ferai absolument comme si je ne te connaissais pas… Je dirai à l’intendant que j’ai été trompée par une ressemblance… chose très-croyable, puisque je serai censée ne t’avoir vu que de loin, lorsque tu montais l’escalier.

— Comment ! qu’avez-vous donc dit à l’intendant ?

— Très-surprise de le rencontrer ici, et te voyant passer, j’ai dit à l’intendant : « Tiens, voilà M. Duport ! Est-ce qu’il vient souvent dans la maison ? »

— Vous avez été assez imprudente… ?

— Tu es encore bon là, toi !… est-ce que c’est ma faute si tu as pris un faux nom ? est-ce que je savais que tu en avais un vrai ?

— Enfin, qu’a répondu l’intendant ?

— Il m’a répondu que je me trompais… que tu ne t’appelais pas Duport, mais Francheville ; que tu étais secrétaire d’un ministre et l’un des locataires de la maison.

— Malédiction !

— Rassure-toi… je te répète que je dirai à l’intendant que, ne t’ayant vu que de loin, je t’ai pris pour M. Duport, et que je me suis trompée. Rien de plus naturel et de plus croyable.

— Soit !… poursuivez.

— Je logerai donc dans la maison, feignant de ne pas plus te connaître que si je ne t’avais vu ni d’Ève ni d’Adam ; et je ferai tout à mon aise la scie à Luxeuil. Secundo, tu me rendras le faux billet, et…

— Ah çà ! ma chère, vous êtes folle, décidément !

— Je suis presque sûre qu’il ne me le rendra pas… mais il faut toujours le demander, – pensait Cri-Cri.

— Puis, reprenant tout haut :

— Je pose mes conditions ; libre à toi d’accepter ou de refuser… Or, si tu les acceptes, la paix est faite… et, de mon côté, je te promets, loi de Cri-Cri, d’aller te voir dans ton autre appartement, et…

Mais, s’interrompant au bruit de la sonnette, l’indigne créature ajoute :

— On sonne… entends-tu ?…

— Mon domestique est sorti… je vais voir ce que c’est… Entrez dans ma chambre à coucher… ne sortez que lorsque je vous appellerai.

M. de Francheville ouvre en même temps à Cri-Cri la porte de la pièce voisine.

Celle-ci y entre ; il referme la porte, dont il pousse le verrou, sort et rentre bientôt accompagné d’un jeune homme d’une figure distinguée et vêtu avec élégance ; celui-ci tient à la main un petit écrin en maroquin rouge et un pli cacheté.

M. de Francheville engage poliment le jeune homme à s’asseoir ; puis :

— À qui, monsieur, ai-je l’honneur de parler ?

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur ?

— Non, pas précisément… cependant vos traits…

— J’ai eu plusieurs fois l’occasion de vous voir, monsieur, à l’hôtel de l’ambassade d’Espagne, à laquelle je suis attaché. Je me nomme le marquis d’Almanzarès.

— Mille pardons, monsieur le marquis… je me souviens maintenant parfaitement d’avoir eu le plaisir de vous rencontrer chez M. l’ambassadeur, et notamment le jour de la signature de la convention commerciale dont j’étais chargé de discuter les clauses.

— Je remplissais, en effet, monsieur, les fonctions de secrétaire lors de cette réunion, et je m’en félicite, puisque je leur dois sans doute la mission que j’ai l’honneur de remplir en ce moment.

— Quelle mission, monsieur le marquis ?

— Celle de vous remettre, monsieur, au nom de mon souverain, et de la part de M. l’ambassadeur d’Espagne, brevet et les insignes de commandeur de l’ordre de Charles III, – répond le marquis d’Almanzarès en s’inclinant, et donnant l’écrin et le pli cacheté à M. de Francheville.

Celui-ci reçoit ces objets et reprend d’un ton pénétré :

— J’étais loin de m’attendre, monsieur le marquis, à une distinction si flatteuse… et j’ajouterai si peu méritée.

— Permettez-moi, monsieur, de n’être pas de votre avis à ce sujet ; le hasard a voulu que le gage de la bienveillance de mon souverain s’adressât non-seulement au négociateur plein de savoir et de droiture, qui, tout en défendant les intérêts de son gouvernement, a fait si loyalement la part de ceux de l’autre partie contractante, mais encore au fonctionnaire intègre qui donnait hier une preuve si frappante de son noble désintéressement.

— Monsieur le marquis, je…

— Je serais, à mon vif regret, bien mal compris de vous, monsieur, si vous pensiez que je m’étonne en rien de cet acte d’intégrité que les journaux ont tous applaudi, quelle que soit l’opinion qu’ils représentent. Non, monsieur, vous êtes de ces hommes qui ressentent pour la vénalité une aversion aussi naturelle que l’est leur ombrageuse probité.

— De grâce, monsieur le marquis…

— Excusez-moi, monsieur, d’avoir blessé votre modestie ; mais, en ces tristes temps de corruption, dont l’Espagne aussi a donné de fâcheux exemples, l’on se sent doublement pénétré de respect pour les honnêtes gens de tous les pays. Voilà pourquoi, monsieur, je m’estime si heureux d’être à même de vous exprimer ces respectueux sentiments, au nom de Son Excellence M. l’ambassadeur d’Espagne et j’oserais ajouter en mon nom, si mon obscurité ne me le défendait pas.

— Veuillez, monsieur le marquis, en attendant que j’aie l’honneur de lui écrire, être auprès de M. l’ambassadeur l’interprète de ma profonde reconnaissance pour les bontés dont Sa Majesté le roi d’Espagne daigne me combler. Croyez aussi, monsieur le marquis, que je suis on ne peut plus touché de la sympathie que vous voulez bien me témoigner… d’honnête homme… à honnête homme.

— Vous l’avez dit, monsieur, d’honnête homme à honnête homme… et, de nos jours, l’on peut se glorifier de ce titre, – répond l’attaché d’ambassade en se levant afin de prendre congé de M. de Francheville.

Celui-ci reconduit le marquis jusqu’à la porte extérieure de son appartement, rentre dans le salon et se dit avec un sentiment d’allégement inexprimable :

— Et, comme un sot, je m’alarmais au moment où ma bonne renommée reçoit une confirmation nouvelle ! Nommé commandeur de l’ordre de Charles III, sans avoir même sollicité cette faveur ! Non, non ! je n’ai rien à craindre ! Tout me répond de la discrétion de Cri-Cri, et, sauf la restitution du billet, j’accepte ses conditions… Elle n’osera, elle ne pourra rompre avec moi… mes sacrifices ne seront pas perdus. Infernale diablesse ! malgré ses insolences, ses mépris, ses menaces, je suis, Dieu me damne, plus que jamais affolé d’elle !

M. de Francheville va tirer le verrou de la chambre à coucher, dont il ouvre la porte en disant gaiement :

— Allons, petit démon ! la paix est faite ! embrasse ton Anatole !

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