XVIII

Ce vieillard, recourant à des moyens ignobles pour contraindre cette fille à le subir malgré l’aversion qu’il savait lui inspirer, était tombé aussi bas et plus bas qu’elle-même ; car, enfin, cette créature abandonnée vivait dans le vice et du vice, de même que certaines bêtes des marais vivent dans la fange et de la fange, tandis que cet homme descendait d’une position élevée, honorable, pour ramper dans la boue de son immonde passion.

L’instinct de Cri-Cri lui donnait conscience de sa supériorité relative sur M. de Francheville, depuis qu’elle avait découvert la position qu’il occupait.

Elle reprit d’un ton de mépris railleur et de défi :

— À mon tour, mon Anatole ; nous sommes ici à deux de jeu. Tu crois me tenir, et c’est toi qui es pincé…

— Vraiment ?

— Tu vas le sentir. Je pourrais, d’abord, te répondre que l’échéance du billet étant à trois mois, tu ne me tiendrais au pis aller que pendant trois mois.

— À cela, je te répondrais à mon tour, ma chère : 1° qu’il n’y a pas de prescription contre le faux ; 2° que, la veille de son échéance, tu contreferas de nouveau le billet, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il me convienne de ne plus l’avoir en ma possession.

— Et tu t’imagines que je serai assez dinde pour me laisser reprendre à ton trébuchet ?

— Parfaitement… vu que, si tu me refuses de renouveler le billet faux, il est aussitôt déposé au parquet. Comprends-tu ?

— Très-bien.

— Or, si tu n’as que ce moyen-là de me dominer, ma chère, il te faut renoncer à cette douce espérance.

— Attends… Dis-moi, connais-tu un petit journal appelé le Pilori ?

— Non.

— Moi, je le connais ; il est méchant comme une vipère ; et je le lis tous les matins, parce que ses méchancetés m’éveillent ; mais, par contre, je lis tous les soirs le Messager, parce qu’il m’endort.

— Que me fait cela ?

— Tu vas voir… As-tu lu le Messager d’hier au soir ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que l’on parle de toi dans ce journal.

— Eh bien ?

— Quoique, hier au soir, j’aie lu le Messager les yeux à demi fermés, je me rappelle très-bien qu’on y vantait, je ne sais plus à propos de quoi, le désintéressement d’un M. de Francheville, d’autant plus louable d’être désintéressé, disait-on, qu’il n’avait aucune fortune.

— Ensuite ?

— Or, mon Anatole, – reprend Cri-Cri accentuant lentement ses paroles, – si tu n’as aucune fortune, dis-moi un peu où diable tu as floué l’argent que tu as dépensé pour moi, et pour m’assurer mes dix mille francs de rente ?… Hein ?

À ces horribles paroles, M. de Francheville frémit, pâlit et se trouble, malgré son assurance.

Cri-Cri, l’épiant d’un regard attentif, remarque la soudaine altération des traits du fonctionnaire, et s’écrie d’un accent triomphant :

— Je te tiens… Et, aussi vrai que je ne suis qu’une coquine, tu es un vil coquin, mon Anatole !

— Infâme ! – s’écrie M. de Francheville hors de lui et avec un mouvement menaçant, – je te…

— Pas de geste !… sinon je casse un carreau, je crie à l’assassin, et j’ameute la maison !…

Et Cri-Cri se rapproche précipitamment de la fenêtre ; car l’expression des traits du vieillard devenait effrayante.

Cependant, parvenant à se dominer, en réfléchissant que ce n’était qu’à force de sang-froid qu’il pouvait peut-être parer le-coup qu’il redoutait, M. de Francheville reprend avec un sourire contraint :

— J’ai eu tort d’oublier la grossièreté naturelle de votre langage, ma chère… Il est, d’ailleurs, des injures parties de si bas, qu’elles ne peuvent atteindre un honnête homme…

— Tout ça, c’est de la blague… Tu as au moins dépensé pour moi, y compris la rente, trois cent cinquante à quatre cent mille francs… Où les as-tu flibustés, puisque tu n’as pas de fortune ?

— Je possédais des économies considérables.

— Des économies de quatre cent mille francs ?… C’est drôle ! Combien donc que tu as d’appointements ?… Dis-le donc un peu, pour voir, à ton Cri-Cri chéri… mon Anatole…

— Je n’ai pas de comptes à vous rendre… Vous êtes stupide, ma chère !

— Mettons que tu aies vingt mille francs par an, trente mille francs, si tu veux… et c’est là-dessus que tu aurais économisé cette… ?

— Vous êtes stupide, vous dis-je ! Je pourrais d’un mot vous réduire au silence, – répond M. de Francheville reprenant toute son assurance ; – oui, je pourrais vous faire rougir de vos ignobles soupçons… si vous pouviez rougir…

— Voilà ce qu’on dit quand on n’a rien à dire.

— Tenez, pour vous confondre, je veux… Mais non, j’ai honte d’une pareille condescendance…

— J’en étais sûre.

— Sachez donc, – et, en vérité, je suis inexcusable de m’abaisser jusqu’à vous rendre des comptes !… – sachez donc que j’ai joué à la bourse : j’y ai gagné beaucoup d’argent… et, comme, dans ma position, il n’est pas convenable de jouer à la bourse, j’ai caché à tout le monde mes bénéfices, dont vous seule avez profité.

— Pas mal trouvé ! mais je ne donne pas dans le godant. Je t’ai vu bicher… pour ton malheur… Oui, lorsque, te croyant un négociant retiré, nommé Duport, je t’ai dit : « Je veux une rente de dix mille francs, sinon, bonsoir, mon Anatole ! » tu as pleuré, t’écriant que tes ressources étaient à bout ; tu étais désespéré, à preuve que tu arrache ton faux toupet. Tu me suppliais d’avoir pitié de toi ; tu me disais, je me le rappelle bien maintenant, et je te défie de le nier :

« — Malheureuse ! tu ne sais pas ce que tu me demandes, en exigeant de moi cette rente !

— Que prouve tout ce verbiage… ma chère ?

— Cela prouve que tu te débattais alors contre la pensée de la filouterie, sans laquelle tu ne pouvais pas m’assurer ma rente, et de cela, vois-tu, je mettrais maintenant ma main au feu.

— Et vous vous brûleriez en pure perte, ma chère ; j’étais, en effet, fort gêné lorsque vous avez exigé cette rente… Votre rapacité m’indignait, m’arrachait des larmes dont vous avez eu l’infamie de rire ; mais je ne songeais à aucune filouterie, pour parler votre honnête langage ; le hasard a voulu… que le lendemain… j’aie gagné à la bourse une somme considérable, qui m’a permis de satisfaire à votre exigence…

— La bourse, la bourse !… tu n’auras qu’un sou, tu répètes toujours la même chose. Je te dis, moi, que cet argent provient d’une coquinerie…

— J’admets, pour un moment, cette calomnie encore plus sotte qu’elle n’est outrageante… Eh bien, après, que s’ensuivrait-il ?

— Il s’ensuivrait que, si ta coquinerie était découverte, tu serais déshonoré, tiens ! que tu perdrais ta place, et que, n’ayant aucune fortune et étant trop vieux pour prendre un autre métier, tu crèverais de faim !

— Fort bien, – reprend M. de Francheville avec un calme apparent ; – la perspective est affreuse ; il est dommage qu’elle ne soit qu’un rêve de votre méchanceté, ma chère…

Le haut fonctionnaire, malgré son calme apparent, était terrifié, en pensant que Cri-Cri disait vrai.

La prévarication dont il s’était rendu coupable étant par malheur découverte, ce serait, pour M. de Francheville, le déshonneur, un procès infamant, la prison, la ruine de sa carrière… et enfin la misère… la hideuse misère… Et la créature qu’il croyait dominer, était sur la voie de cette effrayante découverte qui pouvait le perdre…

Il sentit donc la nécessité de redoubler d’audace afin d’imposer à Cri-Cri, et de pénétrer, s’il le pouvait, ses projets.

Il reprit d’un air de froid dédain :

— Ah çà ! ma chère, en continuant d’admettre votre insolente supposition, il suffira, sans doute, pour que l’on me croie coupable d’une coquinerie… il suffira donc que le fait soit affirmé par mademoiselle Cri-Cri, de qui la position sociale, la moralité, les honnêtes antécédents sont tels, qu’elle sera crue sur parole ?…

— Tu sens bien que je ne suis pas assez bête pour m’imaginer que la déposition d’une fille comme moi puisse perdre… un homme comme toi…

— Alors, à quoi bon ce bavardage… fort impertinent et, de plus, fort assommant, je vous le déclare, ma chère !

— Attends donc… Quand tu m’as connue aux Folies-Dramatiques, je voyais souvent un jeune homme, rédacteur du feuilleton des théâtres dans un petit journal appelé le Pilori, qui éreinte le gouvernement…

— Ensuite ?

— Comme c’est toujours amusant de voir éreinter le gouvernement, je me suis, je te l’ai dit, abonnée à ce petit journal, et je vois, de temps à autre, mon jeune rédacteur ; il est très-amusant et il a une langue de vipère… Or, puisque tu es secrétaire du ministre, tu fais quasi partie du gouvernement ; donc, de t’éreinter, ça retomberait sur le gouvernement, n’est-ce pas, mon Anatole ?

— Parfaitement raisonné, ma chère ; et puis après ?

— Tu vas voir… Si je disais, par exemple, à mon jeune homme :

» – Vous ne savez pas, mon petit ? M. de Francheville, dont on vante le fameux désintéressement, d’autant plus fameux, que ce vénérable homme n’a pas un sou de fortune, M. de Francheville m’entretient magnifiquement depuis six mois, sous le nom de Duport, négociant en retraite, et il vient de me donner dix mille francs de rente… En voilà une bonne aubaine pour votre journal le Pilori ! Si ce que je vous dis n’est pas suffisant, je vous donnerai des détails fièrement amusants, allez, mon petit ! entre autres, une scène de désespoir, où M. de Francheville, voulant s’arracher les cheveux, a arraché son faux toupet…

— Bon ! ce drôle insère ces impertinences dans son journal… – répond M. de Francheville avec un redoublement de dédaigneuse assurance, quoiqu’il frissonne d’effroi et d’épouvante. – Qu’est-ce que cela peut me faire à moi ?

— Cela peut te faire que ceux qui ont intérêt à t’éreinter, vu que tu es du gouvernement, seront sur la voie de la coquinerie que tu as commise j’en mettrais toujours la main au feu, quoi que tu en dises… Les journalistes sont malins, sont chercheurs ; ils finiront par découvrir le pot aux roses, et, alors, tu es flambé, mon Anatole !

— Tout ceci, ma chère, est insensé ; mais soit, il en est ainsi, et, parlant toujours votre langage, « j’ai commis une coquinerie, je suis flambé ; » je sais que, de cette révélation qui me perd, vous êtes l’auteur… Qu’arrive-t-il ? Je me venge, et je fais déposer au parquet le billet faux ; et, en ce cas, ma chère… vous savez ce qui vous attend ?

— D’accord, tu me perds… et nous sommes perdus tous deux, voilà tout ; et, de plus, comme je n’aurai plus rien à ménager, je raconte aux juges pourquoi tu m’as fait faire ce faux billet, et pour toi ce sera du propre ! Enfin, si tant est qu’on me condamne à dix années de réclusion… dame, c’est long ; mais, enfin, ça se tire… J’ai à peine dix-huit ans : je n’en aurais que vingt-huit à ma sortie de prison : je serais encore gentille, toujours noceuse, et je vivrais gaiement de mes dix mille francs de rente ; qu’est-ce que je dis !… de tes dix mille francs de rente, mon Anatole !… – de tes dix mille francs de rente… c’est bien plus drôle… Tandis que, toi, tu serais déshonoré, chassé de ta place et réduit à crever de faim… Ah ! ah ! ah ! – ajoute en riant aux éclats l’odieuse créature, – je t’ai rivé le bec… Tu ne réponds rien, c’est que tu te sens pincé, mon amour ! Je te le disais bien, moi : tu croyais me tenir… et c’est moi qui te tenais…

— Vous me faites pitié !

— Je ne te fais pas pitié, mais je te fais peur. Tu trembles !

— Allons donc ! vous êtes folle !…

— Possible, mais je ne suis pas aveugle ; je vois la sueur couler de ton front ; elle a défrisé ton faux toupet, elle rigole le long de tes joues, sans compter que tu es vert-pomme. Mais regarde-toi dans la glace, mon Anatole, regarde-toi donc, tu as l’air d’un déterré !…

M de Francheville jette involontairement, sur la glace en face de laquelle il se trouve, un coup d’œil oblique et rapide, et reste anéanti.

Il reconnaît que, malgré ses efforts surhumains afin de dissimuler ses terreurs, son visage livide et décomposé le trahit.

Le misérable se voyait, en effet, perdu, déshonoré, si l’opinion publique, déjà très-émue des scandales du procès de l’un des ministres du gouvernement de Louis-Philippe, et mise de nouveau en éveil par les malins articles du Pilori, commençait de scruter la vie intime du haut fonctionnaire ; car bientôt l’opinion serait sur la voie de la vérité.

Ses combinaisons, d’une perfide habileté, à l’aide desquelles il avait cru à jamais assurer l’impunité de sa prévarication, tourneraient même contre lui ; on rapprocherait les révélations si précises du Pilori, de la plainte en tentative de corruption déposée par M. de Francheville contre les soumissionnaires de la fourniture accordée par lui.

On opposerait l’apparente honnêteté de la vie du secrétaire du ministre aux dérèglements du vieillard prodiguant des sommes considérables à une courtisane, et les présomptions morales soulevées par ces rapprochements devaient suffire, à défaut de preuves matérielles, à incriminer gravement la conduite privée de M. de Francheville, aux yeux d’un gouvernement devenu d’autant plus sévère pour ses employés, qu’il venait de ressentir cruellement le contre-coup du mépris public dont l’un de ses membres avait été l’objet.

Les actes de M. de Francheville seraient donc soumis par le pouvoir lui-même à une enquête rigoureuse, inexorable, et, malgré sa ruse, ses adroites précautions au sujet de sa vénalité, il était presque certain de la voir découverte, ou au moins de se trouver sous le coup d’une suspicion assez fâcheuse pour être obligé de donner sa démission ; et, pour lui, c’était encore le déshonneur et la misère, puisqu’il ne possédait aucune fortune !

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