XX

M. de Luxeuil était resté chez lui fort penaud après cette scène dans laquelle M. Lambert l’avait écrasé d’un si juste et si outrageant dédain.

Le jeune beau cherchait à oublier cette dure mortification en songeant à son rendez-vous du matin avec la duchesse della Sorga, et se livrait au monologue suivant en se promenant dans son salon :

— La duchesse m’a dit ce matin qu’elle allait ce soir à l’Opéra. J’irai voir l’effet qu’elle produit aux grandes lumières. C’est une stalle de dix francs que ce plaisir me coûtera… puisque ce n’est pas aujourd’hui le jour de loge d’Héloïse ; sinon… j’aurai joué double en allant à l’Opéra ; et, comme elle est charmante, ça aurait piqué la duchesse, qui, malgré tout, semble toujours me traiter de toute sa hauteur de grande dame. Elles sont étonnantes, ces Italiennes !… et, lorsque, ce matin, je l’ai trouvée dans l’une des allées du parc de Monceaux, où elle m’avait donné rendez-vous, elle m’a toisé environ de la façon dont une reine regarderait un esclave humblement venu à ses ordres souverains. Et, à propos de cette allée du parc, très-obscure à cet endroit voisin du temple grec, rien ne m’ôtera de l’idée que nous étions suivis et que quelqu’un…

Le monologue de M. de Luxeuil est interrompu d’abord par le tintement précipité de la sonnette de son appartement, puis par les éclats de la voix de Cri-Cri, répondant par des affirmations contraires aux dénégations du valet de chambre au sujet de la présence de son maître chez lui.

Bientôt, le beau voit avec une très-vive contrariété l’effrontée créature entrer dans le salon, et il va lui témoigner combien il trouve cette visite importune, lorsque la stupeur et l’indignation lui coupent momentanément la parole…

De cette stupeur, telle est la cause :

Cri-Cri, sans mot dire, s’est dirigée vers la cheminée, et a pris, dans un élégant porte-cigares en marqueterie, garni d’allumettes, un panatellas ; puis, l’ayant très-expertement allumé, a dégusté l’arôme du tabac en aspirant la fumée à la fois par les narines et par la bouche ; en suite de quoi, elle s’est étendue nonchalamment sur un canapé, simulant, ainsi que l’on dit vulgairement, être chez elle.

M. de Luxeuil, suffoqué de surprise, remarquait que Cri-Cri ne portait ni châle ni chapeau.

Elle était entrée trop brusquement pour avoir eu le temps de quitter ces objets de toilette, et il lui semblait incompréhensible que, demeurant dans un quartier assez éloigné, elle eut eu l’idée de venir ainsi chez lui, en voisine…

Ce mystère ne tarda pas à s’éclaircir ; car, après avoir joui malignement de la surprise et de l’évidente contrariété du beau, Cri-Cri, rompant enfin le silence, et lançant au plafond un long jet de fumée, dit avec un accent de satisfaction parfaite :

— Qu’on est donc bien chez toi !… aussi j’y viendrai plus souvent qu’à mon tour, comptes-y, voisin !

M. de Luxeuil, ne comprenant pas tout d’abord la signification de ce mot voisin ; trop courroucé, d’ailleurs, pour peser les paroles de Cri-Cri, dont l’aplomb l’ébahissait, et voulant tout d’abord et surtout la renvoyer, lui dit d’une voix contenue :

— Ma chère, tu viens mal à propos… Voici cinq heures ; il faut que je m’habille afin d’aller dîner au club…

— Tu n’as pas besoin de t’habiller… je te trouve superbe comme tu es, et nous dînerons ici en tête-à-tête, voisin…

— La plaisanterie est fort drôle, ma petite… mais…

— Je sais bien que, habituellement, tu ne manges pas chez toi. Tu vas envoyer ton domestique chez Chevet… et voici la carte… Primo… d’abord des crevettes…

— Morbleu !

— Un pâté de foie gras, une queue de saumon à la sauce verte, une galantine de perdreau…

— Mademoiselle !

— Des truffes au vin de Champagne, des fraises, un ananas, une bouteille du madère, une de château-margaux et une de champagne… mais je veux du sillon sec, à quinze francs la bouteille… je n’en bois jamais d’autre…

— Est-ce tout, ma chère ?

— Non… j’oubliais une demi-douzaine de meringues à la rose, un fromage glacé… vanille et framboise… et, pour rincer le petit bec à Cri-Cri, un flacon de marasquin…

— Et puis ?…

— C’est assez comme ça… Je veux dîner souvent chez toi, voisin, et, si je t’induisais en dépense, tu crierais… – vu que tu es très-pingre… – tu crierais que je te ruine !… Je me contenterai donc…

— D’un dîner de dix à douze louis ? C’est vraiment fort heureux, et cela fait honneur à la modération de votre appétit et de votre soif, ma chère. Cette plaisanterie est très-drôle, je vous le répète ; mais je vous répète aussi qu’il est cinq heures passées… je n’ai que le temps de m’habiller pour aller dîner au club, et, de là, me rendre à l’Opéra.

M. de Luxeuil, afin de confirmer ses paroles, sonne son valet de chambre, et, s’adressant au serviteur, qui paraît à la porte du salon :

— Dites à Tom d’atteler Captain-Brown ou Brougham.

— Oui, monsieur…

— Minute ! – dit Cri-Cri au valet de chambre ; – qu’on n’attelle pas le capitaine !… je dîne ici… Vous entendez… je défends qu’on attelle !

— Madame…

— Allez ! et faites atteler à l’instant, – dit M. de Luxeuil au serviteur, qui sort.

Puis, dominant à peine sa colère croissante :

— Mademoiselle, je trouve de ta dernière inconvenance que vous rendiez mes gens témoins de vos ridicules facéties… et…

— Ainsi, Gustave, tu ne m’aimes plus ? – dit Cri-Cri changeant soudain d’accent, et passant à une gamme plaintive ; – je ne suis plus ton petit Cri-Cri… chéri ?…

— Eh ! morbleu ! ma chère, vous…

Mais, s’interrompant soudain, M. de Luxeuil se dit :

— Si je la rudoie, elle est capable de tout casser ici, et je n’en serais pas quitte pour cinquante louis… Maudite fille ! dans quel guêpier je me suis fourré par un sot caprice ! Renvoyons-la d’abord… et que le diable me brûle si elle remet les pieds chez moi ! Je déclare à mon valet de chambre que je le chasse, s’il la laisse jamais rentrer… dût-il employer la force.

Le jeune beau, reprenant alors d’une voix plus douce :

— J’allais te dire des choses désagréables, ma petite ; mais, après tout, j’aurais tort… tu m’avais ménagé une surprise très-gentille en venant me demander à dîner… Malheureusement, c’est impossible aujourd’hui… mais, un autre jour, je serai enchanté de cette petite partie fine… et…

— Qu’est-ce que cela te fait, de dîner ici, au lieu d’aller dîner à ton club ?

— Elle est charmante, ma parole d’honneur !… Qu’est-ce que cela me fait : un dîner de dix ou douze louis !… pense Luxeuil.

Et il reprend tout haut :

— Je t’ai dit qu’après le dîner j’allais à l’Opéra…

— Eh bien…, tu ne peux pas me sacrifier l’Opéra ?…

— Non, il faut que j’y aille… absolument !

— Pourquoi… absolument ?

— Parce que c’est indispensable.

— Pourquoi… indispensable ?

— En vérité, ma chère, vous me harcelez de questions !… c’est insupportable !

— Gustave, je t’en prie ! je t’en supplie ! si tu m’aimes… accorde-moi cette soirée !… j’y attache une idée… c’est baroque… mais on n’est pas maîtresse de ça…

— Un autre jour, je vous le promets.

— Un autre jour, ça ne sera pas la même chose… pour moi… Je te dis que j’attache une idée à mon désir de passer la soirée avec toi…

— C’est absurde !

— Je ne dis pas non… Mais que veux-tu !… si tu me refuses la soirée d’aujourd’hui… je croirai que tu n’aimes plus du tout, mais du tout, mais du tout, ton petit Cri-Cri…

— Je vous dis qu’un autre jour…

— Si c’est la dépense qui te retient, envoie chercher une assiette garnie et une côtelette de porc frais, avec des cornichons, chez le charcutier ; c’était mon régal, quand j’étais modèle à l’atelier de papa Ingres.

Et Cri-Cri ajoute d’un ton sentimental :

— Une assiette garnie et une côtelette de porc frais avec des cornichons, mon Gustave ! ça ne te ruinera pas, pourtant, et tu feras le bonheur à Cri-Cri, en passant cette soirée avec elle.

L’impatience et l’irritation de M. Luxeuil atteignaient à leur comble.

Ces reproches adressés à sa sordide avarice, dont il se targuait souvent comme d’une sage économie ; ces reproches, grotesquement formulés par cette drôlesse, l’humiliaient profondément, et changeaient en aversion pour elle, le caprice passager qu’elle lui avait inspiré.

Aussi, sans la crainte de la voir tout casser chez lui, comme il disait, il l’eut brutalement mise à la porte ; mais, dominé par la crainte de ce saccage, il s’efforça de se contenir encore, y parvint, et reprit :

— Une dernière fois, ma petite, je vous répète qu’il m’est de toute impossibilité de vous consacrer ma soirée aujourd’hui ; n’insistez plus, j’ai dit non, c’est non ; mais, un autre jour, demain si vous le voulez, vous viendrez dîner avec moi.

— Mon Gustave… je te l’ai dit… si tu me refuses aujourd’hui… c’est que tu ne m’aimes plus…

— Eh ! morbleu ! croyez ce que vous voudrez ! vous m’impatientez à la fin !…

— Monstre ! c’est pour une femme que tu vas ce soir à l’Opéra ! – s’écrie l’effrontée créature se dressant sur le sofa, et montrant le poing à M. de Luxeuil. – Oui, c’est pour aller avec une autre que tu ne veux pas rester avec moi !

— Et quand cela serait, est-ce que j’ai des comptes à vous rendre ?…

— Ah ! c’est comme ça !… – reprend Cri-Cri se levant menaçante ; – bon !… nous allons voir !…

— Elle va tout casser ! – se dit en frémissant le beau.

Et il ajoute tout haut :

— Je vous déclare que, si vous brisez quoique chose ici, j’envoie chercher le commissaire de police… qui constatera que vous êtes l’auteur du dégât, si vous avez de quoi le payer !

— Quel crasseux ! quel pingre ! – dit Cri-Cri ; – il ne pense qu’à la casse !

Et elle ajoute avec une expression triomphante :

— Rassure-toi… je ne casserai rien chez toi… je ferai mieux que ça… je serai ta scie… mon voisin

Au moment où Cri-Cri prononçait ces mots, dont M. de Luxeuil cherchait la signification, effrayé du regard de l’ex-modèle, le valet de chambre entre, tenant à la main un petit plateau d’argent, sur lequel est déposée une lettre.

Il tend à son maître le plateau en disant :

— La voiture de monsieur est attelée…

— C’est bien… allez tout préparer pour ma toilette, – répond M. de Luxeuil en prenant la lettre.

Le domestique sort.

Le beau, brisant le cachet de l’enveloppe, jette les yeux sur l’écriture du billet, dont les quatre pages sont remplies, et se dit :

— Encore Héloïse !…

M. de Luxeuil, ayant lu seulement les dernières lignes de la missive, la plie et l’enferme dans un coffret de bois de rose, fermé à clef, placé près de lui sur une table, et dont le couvercle offre une étroite ouverture, semblable à celle que l’on pratique sur la partie supérieure des troncs.

Cri-Cri a suivi du regard tous les mouvements de M. de Luxeuil, et, le voyant introduire le billet dans le coffret, son œil étincelle de haine ; elle se dit :

— C’est dans ce coffret qu’il serre ses lettres de femmes… Ce coffret… je l’aurai… foi de Cri-Cri !…

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