XLI

Wolfrang et Sylvia sont de retour dans le salon qu’ils ont quitté une heure auparavant, afin d’aller surprendre les secrets de l’oreiller.

La jeune femme, radieuse, s’écrie avec expansion :

— Ô Wolfrang ! mon bien-aimé, mon sauveur, béni sois-tu ! Grâce à cette épreuve ménagée par toi, elle est apaisée, elle est guérie, cette douleur mortelle que me causait la croyance au bonheur, à l’impunité des méchants et au malheur des justes en ce monde-ci. Ma raison, abusée par les apparences, ne pouvait se résoudre à ajouter foi à tes paroles, si souvent répétées, afin d’apaiser les douleurs morales qui me tuaient, qui rendaient ma vie actuelle si intolérable, que je voulais aller renaître et revivre dans une autre sphère.

— Tu le vois, ma Sylvia, tu le vois, n’existât-il, au delà de notre existence présente, ni châtiment pour le mal, ni récompense pour le bien, les méchants, si heureux, si honorés, si triomphants qu’ils paraissent, trouveraient encore l’enfer en leur âme, et les justes y trouveraient encore leur paradis, si malheureux, si avilis, si persécutés qu’ils semblent.

— Ô généreuse et consolante philosophie dont j’ai pu longtemps douter, tu m’es prouvée maintenant par des faits, par des actes !

» Est-il, en s’arrêtant aux apparences, un homme plus malheureux que M. Lambert ? Il sauve Francine de la misère, de la honte ; il l’épouse, quoiqu’elle ait failli. Sa conduite envers elle est d’une délicatesse exquise, d’une bonté adorable, et, un jour, cette malheureuse femme le sacrifice à un fat imbécile et d’un féroce égoïsme.

» Quelle est la première pensée de M. Lambert en apprenant cet outrage ? Sauver la réputation de Francine ; puis il lui dit ces paroles admirables :

» — En vous épousant, j’ai juré devant Dieu et devant les hommes de vous protéger. Votre faute ne me délie pas de mon serment, je vous protégerai jusqu’à la fin.

» Ô mon Wolfrang, que de grandeur dans ce pardon ! que d’élévation dans ce sentiment du devoir ! Mais, hier, je l’aurais demandé : Où est-elle, la récompense de tant de grandeur, de tant d’élévation ? où sont-elles, les consolations de ce noble cœur blessé, indignement trahi ?

— Cette récompense, ces consolations, ma Sylvia, sont dans ces mots prononcés par cet homme généreux, en ces moments où l’âme se recueille et s’épanche au milieu de la sollicitude et du silence de la nuit :

» — Ô clémence ! vertu des bons cœurs, quel baume divin tu verses sur les blessures de l’âme ! Grâce à toi, elles deviennent de nobles cicatrices, parfois encore bien douloureuses ; mais cette douleur même porte avec soi sa consolation ; elle vous rappelle votre pardon envers qui vous a blessé ; aussi je me sens réconforté, apaisé ; ma conscience est tranquille. J’ai fait le bien, j’ai fait mon devoir.

» Et ce juste s’endort d’un sommeil paisible, en murmurant ces mots :

» — Francine, pauvre enfant !

— Et, à cette heure, où ce grand homme de bien trouvait tant d’apaisement dans la sérénité de sa conscience, que disait la pauvre égarée, en proie au repentir, à la souffrance et à l’insomnie :

» — Hélas ! je ne puis, quoi que je lasse, empêcher le passé d’avoir été ! Rien ne me rendra la confiance d’André, rien ne me fera oublier que la cause de mes chagrins est ce M. de Luxeuil, que, maintenant, je méprise autant que je le hais.

» Ah ! quelle vie ! quelle vie ! quel châtiment pour cette malheureuse femme, quelle que soit sa conduite à venir ! Elle se dit, elle se dira sans cesse :

» — J’ai trahi le plus noble des hommes pour un misérable qui, me croyant abandonnée de mon mari, m’a repoussée par la crainte ignoble et sordide de me voir à sa charge.

— Et ce banquier millionnaire, ma Sylvia ! ce soir encore, avant la révélation des SECRETS DE L’OREILLER, ne me disais-tu pas, dans ton amère désespérance :

» — Jouissant de la tendresse et du respect des siens, estimé de tous pour sa probité scrupuleuse, que l’opinion publique célèbre à l’envi ! heureux possesseur d’une fortune immense, dont la source est infâme ! l’effrayante prospérité de cet adroit fripon, n’est-elle pas une insulte à la justice humaine et divine ?

— Oui, je disais cela, mon Wolfrang, abusée par les apparences, et cependant ce misérable trouve l’enfer dans son âme ; les sentiments les plus doux deviennent une torture pour ce damné dans ce monde. L’affectueuse vénération de sa femme, de son fils, tous deux si purs, si nobles, lui rappelle à chaque instant son indignité. Ah ! je frissonne encore en me rappelant ces mots, expression de son incessante et dévorante pensée :

» — Je serais mille fois plus riche encore, que je ne pourrais effacer l’infamie dont ma vie est entachée !… Pour moi seul, les fruits de mon immense fortune sont amers et corrompus, parce que sa source est infâme… Que de millions je donnerais pour n’avoir pas volé ces cinquante mille francs au frère de Dubousquet ! Ah ! je suis un bien malheureux homme !… – Et tu ne pouvais me croire, ma Sylvia, lorsque je t’affirmais cette vérité vengeresse : – que le vice ou le crime heureux connaissent presque seuls le remords. La conscience de leur indignité empoisonne à jamais leur vie et leurs jouissances, malgré l’impunité de leur fourberie ou de leur scélératesse. L’insuccès, au contraire, endurcit les fripons et les scélérats ; ils n’ont point, dans leur détresse ou dans la lutte qu’ils engagent contre le juste et le bien, le loisir de songer au remords ; mais, plus la fortune leur sourit et plus leur détestable triomphe semble assuré, plus ils ressentent cruellement le désir de l’impossible ; en un mot, de n’avoir pas été ou de pas être ce qu’ils sont.

» En veux-tu de nouvelles preuves ? Rappelle-toi ces paroles de cette fille perdue, pour qui M. de Francheville s’est déshonoré :

» — Maintenant, disait-elle, je suis riche ; mais j’aurais deux cent mille livres de rente que je ne serais jamais qu’une lorette. Il m’est, il me sera toujours défendu de m’asseoir à côté des femmes honnêtes. Voilà mon ver rongeur. Oui, lorsqu’on a toutes choses, la seule que l’on désire avec fureur, avec désespoir, est justement celle qui vous est défendue. Ah ! si je devais toujours avoir de pareilles pensées, peut-être aurait-il mieux valu pour moi être morte à seize ans et disséquée par les carabins !

— Mots profonds ! mots terribles ! Ah ! tu dis vrai, mon Wolfrang, le vice ou le crime heureux ont seuls des remords, ou du moins cruellement conscience de leur indignité. Ou bien, si ce remords, si cette conscience leur manquent, les scélérats, les vicieux, les égoïstes, sont tôt ou tard forcément, fatalement châtiés par les conséquences mêmes de leur scélératesse, de leurs vices ou de leur égoïsme.

— Vois ce Luxeuil : quelle sera sa punition ? me disais-tu ce soir, ma Sylvia. Ce misérable a déshonoré M. Lambert, porté le trouble et la douleur dans ce foyer jusqu’alors paisible et heureux ; oui, quelle sera la punition de ce fat sans entrailles ?

» Ah ! rappelle-toi la fiévreuse agitation de cet homme jeune, beau, riche, saturé, blase de succès. Il est frappé dans son orgueil par les paroles écrasantes de M. Lambert, lui reprochant, en présence de sa femme, l’ignominie de sa conduite envers elle. Il est frappé dans son avarice, dans les habitudes de sa vie d’homme à bonnes fortunes par cette fille effrontée, désormais attachée à ses pas, et qui lui fera payer cher cette correspondance amoureuse dont elle s’est emparée.

— Oui, et, après avoir pesé les désolantes alternatives où il se trouve réduit, il se disait :

» — Je suis brisé, j’ai la fièvre. Ah ! si cela dure, j’en deviendrai fou !

» Puis, poussant un éclat de rire sardonique, il s’est écrié :

» — Ah ! elle est belle, la vie d’un homme à bonnes fortunes !

» Tu dis vrai, mon Wolfrang, M. Lambert est vengé, cruellement vengé.

— Et ce Francheville, le fonctionnaire intègre, l’homme d’état éminent, dont l’opinion publique abusée acclame le désintéressement rigide ? Avant-hier, un souverain étranger confère à cet homme un ordre de chevalerie ; hier, son roi lui fait espérer un ministère ; tout lui sourit, tout le sert, il triomphe. Il tient en son pouvoir cette créature dont il est affolé. Il doit se croire assuré de l’impunité de sa forfaiture. Celui-là n’éprouve pas de remords, non ; son âme s’est bronzée au mal. Cependant, dis, ma Sylvia, quelles ont été ce soir ses dernières paroles ?

» — Demain, je serais ministre, président du conseil, je gouvernerais la France, entouré de la considération de tous, que, plus éclatante serait mon élévation, plus profonde serait mon épouvante de voir mon infamie révélée… parce que plus terrible encore serait ma chute. Ah ! pour moi, l’avenir n’est que doute, appréhensions. Peut-être mon indignité, sera-t-elle découverte demain, peut-être ne le sera-t-elle jamais, et, en ce cas même, mon supplice durera ma vie entière, car je tremblerai jusqu’à mon dernier jour.

» Et, entendant à ce moment le chant de M. Dubousquet, il s’est écrié avec une amertume navrante :

» — Ce forçat libéré est heureux, lui ; il a payé sa dette, il n’a plus à trembler, il chante !

— Dieu juste ! – s’écrie Sylvia, – cet homme réduit à envier le sort d’un forçat libéré ! Oh ! béni sois-tu, mon Wolfrang ! tu m’as convaincu de L’ÉTERNELLE VÉRITÉ, tu m’as guérie. Non, non ! les méchants ne sont pas impunis en ce monde-ci : ils en sont les damnés. Elles sont profondes, tes paroles : Le méchant trouve l’enfer dans son âme, et le juste y trouve son paradis. Vois ce pauvre repris de justice, martyr sublime du dévouement fraternel, héros obscur et ingénu, ignorant sa grandeur, son héroïsme, et n’ayant conscience que de son innocence.

» Et, cependant, au milieu des hommes, il souffre de son injuste flétrissure, il craint leur mépris, leur aversion imméritée. Ah ! cette crainte même est presque un bienfait, car ces faux jugements du monde dont il ressent passagèrement les atteintes, lui rendent plus chère, plus douce encore cette solitude où il passe presque entièrement sa vie, sans autre compagnon que son chien fidèle.

» Cette solitude tutélaire où, selon ses paroles de ce soir, il reprend son assurance d’honnête homme, où il se redresse, où il se regarde en face devant sa glace en se disant :

— J’en vaux bien un autre, moi !

» Puis, il cherche le repos et s’endort en fredonnant ce refrain naïf, qui me fait encore venir les larmes aux yeux :

Je suis honnête homme.

Moi !

Je suis honnête homme !

» Expansion touchante d’une conscience irréprochable, unique protestation de cette âme angélique, seul plaisir que, dans sa solitude, il se permette, en face de l’iniquité dont il est frappé, mais dont il s’est rendu complice. Aussi, ne blâme-t-il pas la sévérité du jugement des hommes à son égard ; on doit le croire coupable ; il a lui-même avoué le crime dont on l’accusait ; voilà pourquoi il ne se révolte pas contre les mépris qu’il endure, il en a souffert, il en souffre, et c’est tout !

« Ô mon Wolfrang, que de millions, que de millions donnerait le banquier millionnaire, cause unique des affreux malheurs de la famille du repris de justice, pour jouir de la sérénité d’âme de sa victime !

— Sylvia, ange aimé, cœur adorable ! si tu savais ma joie profonde en te voyant ainsi renaître, revivre, rayonner de tout l’éclat de la beauté morale sous la divine influence de l’ÉTERNELLE VÉRITÉ, toi naguère assombrie, blessée, presque mourante, en proie à de funestes illusions, voyant dans le mirage trompeur des apparences, le bonheur et l’impunité des méchants en ce monde.

» Pauvre chère sensitive, comme tu te repliais sur toi-même, frissonnante de dégoût, crispée d’horreur, à la pensée de cet autre scélérat qui tuait et brûlait son enfant ; et, cependant, les mères le bénissaient avec des larmes de reconnaissance ; l’opinion publique des deux mondes exaltait ce hideux infanticide à l’égal d’un nouveau saint Vincent de Paul. Et tu as entendu tout à l’heure ce monstre, tu l’as entendu, ma Sylvia. Est-elle assez vengeresse, la fatalité qui s’appesantit sur lui ?

» Vois, cet homme taré, véreux, méprisé, misérable, veut s’enrichir par un tour d’escroc ; il fonde son œuvre dans l’espoir de voler les donataires et de disparaître ; mais cette œuvre, vraiment charitable, germé dans la pourriture de cet esprit comme une fleur dans le fumier, possède en soi un germe si excellent, qu’elle fortifie et dépasse bientôt les espérances, les précisions de cet escroc : elle lui mérite l’estime publique ; il y prend goût, et, jusqu’alors exposé à tous les dédains, il se complaît dans les témoignages de flatteuse sympathie dont il est comblé par les honnêtes gens ; il prend alors son œuvre au sérieux, elle lui rapportera honneur et profit.

» Mais alors, et fatalement, le souvenir de son crime, grandissant à mesure que sa fortune s’élève, obsède, objurgue ce misérable, et, ainsi que M. de Francheville, il songe en frémissant que, plus est haute la considération dont il jouit, plus terrible sera la chute, si son crime est découvert. Mais l’âme de Saint-Prosper n’est pas encore bronzée au mal, et, en outre de ses appréhensions continuelles, il éprouve un remords de son infanticide.

» Cet homme, d’abord en proie à la détresse et aux préoccupations de son œuvre, a ensuite songé à un rapprochement effroyable qui doit être l’enfer de son âme !

— Ah ! j’en frémis, Wolfrang ; elles retentissent encore à mon oreille les dernières paroles de ce meurtrier de son enfant :

» — Mon crime serait-il à jamais enseveli dans l’ombre, hélas ! hélas ! comment échapper à cette torture de chaque jour : prononcer ou entendre incessamment prononcer ces mots vengeurs de mon infanticide : ENFANT, MORT D’UN ENFANT.

» Ô Wolfrang, pour cet homme qui connaît le remords, quel supplice épouvantable ! Mais laissons ce damné dans son enfer.

» Quel touchant contraste nous a offert la placidité de l’âme d’Antonine au milieu de ses chagrins ! Noble et vaillante créature ! elle me l’avait dit : « Je prendrai le deuil d’Albert, je le porterai jusqu’à mon dernier jour, et je mourrai fille ! » Elle tiendra sa promesse. Quelle ferme résignation soutenue par la conscience du devoir accompli !… Ah ! Wolfrang, je le sens, cette conscience d’avoir fait au respect de la mémoire de sa mère et à la foi du serment le plus grand sacrifice qu’elle pût s’imposer, donne aux chagrins d’Antonine une sorte de charme triste et fier.

» Au lieu de ployer le front sous la douleur, elle le redresse avec un juste orgueil. Ne se disait-elle pas tout à l’heure :

» — Courage ! ton pieux sacrifice est consommé ; jouis du moins de ses fruits amers, mais salubres, fortifiants. Ton âme abattue se relèvera ferme, apaisée ; et, si tu comptes les maux que t’a coûtés l’accomplissement de ton devoir, ce sera pour mesurer avec une austère satisfaction de toi-même la grandeur de ton dévouement filial.

» Oh ! merci, merci encore, mon Wolfrang ! je suis, grâce à toi, maintenant sans alarmes sur l’avenir d’Antonine. Elle aussi trouvera son paradis dans mon âme, non pas un paradis terrestre semé de riantes félicités, parfumé de fleurs écloses au rayonnement d’un amour partagé, mais un paradis céleste, solitude sereine, où Antonine, calme, recueillie, à jamais détachée des liens de ce monde, au-dessus duquel elle s’est élevée par son renoncement, aura pour consolation, pour récompense, le sentiment de sa vertu.

— Ô ma Sylvia, tu es guérie, à jamais guérie de tes doutes mortels, nés de trompeuses apparences. Ton regard, ferme et éclairé par l’ÉTERNELLE VÉRITÉ, plonge maintenant au fond des âmes, où il pénètre les réalités. Mais vois donc combien le hasard nous a servis dans cette épreuve : rencontrer ici trois types sublimes du dévouement au devoir : M. Lambert, le dévouement aux devoirs sacrés de l’époux, qui doit, jusqu’à la fin, protection à sa femme ; Antonine, type du dévouement filial, et M. Dubousquet, type du dévouement fraternel !

— Oui, et, par un contraste étrange, le hasard oppose à ce type du dévouement fraternel un effrayant fratricide.

» Ah ! je l’avoue, Wolfrang, si la noire astuce de M. de Francheville pâlit auprès de la scélératesse de M. de Saint-Prosper, la scélératesse de celui-ci pâlit auprès de celle du duc della Sorga ; et cette misérable fille, malgré son effronterie, sa corruption, sa convoitise, sa méchanceté, m’inspire moins d’horreur que la duchesse della Sorga, poussant l’audace de son infernale hypocrisie jusqu’à demander la mort des femmes adultères, tandis que cette grande impudique…

» Je n’achève pas : mon cœur se soulève de dégoût et de mépris. Mais quel châtiment, Dieu juste ! Elle t’aime, mon Wolfrang, elle t’aime ! Ah ! celle-là aussi, malgré les respects dont elle est et sera toujours environnée, a trouvé l’enfer en son âme !

— Ce honteux amour sera pour elle un tourment passager ; mais sais-tu, ma Sylvia, quel sera le supplice éternel de cette femme, de cette mère ? Rappelle-toi ces paroles effrayantes :

» — Sans cesse je serai poursuivie par cette pensée : Je suis l’objet de l’aversion de mon fils ! Les semblants d’affection et de déférence qu’il me témoignera, non par pitié, mais afin de ne pas troubler le repos de son père, en lui révélant son déshonneur, seront, à mes yeux, autant de coups mortels ; ils me rappelleront ces temps à jamais perdus où je me reposais de ma dissimulation, de ma perversité, en m’abandonnant à mon amour pour mon fils, le seul sentiment chaste et vrai que, de ma vie, j’aie éprouvé peut-être ! C’était comme une source fraîche et limpide où je purifiais mes lèvres brûlantes, souillées de baisers adultères. – J’éprouvais alors un calme délicieux. – C’était le côté irréprochable de mon existence… J’aimais aussi passionnément mon enfant que j’étais passionnément aimée de lui… – Ah ! malheur à moi ! l’âge me menace, et bientôt, sans consolation dans le présent, épouvantée de l’avenir, mes cheveux blanchiront sous les mépris de mon fils !

» Dis, ma Sylvia, est-elle assez châtiée en ce monde-ci, cette femme ? est-elle assez châtiée ? Dis !

» Et le duc, ce traître, cet infâme ! aujourd’hui encore, ses nobles compagnons d’exil ont été dupes de son exécrable perfidie. Sa trahison ne sera peut-être jamais soupçonnée ; mais tu les as entendues, ces terribles paroles arrachées à cet homme par le remords :

» — Non, il n’est pas donné à l’homme de souffrir ce que j’ai souffert lorsque Felippe, ce monstre – et de quel droit est-ce que je l’appelle monstre ? – m’a raconté, avec un calme épouvantable, comment quelques paroles de moi sur le hasard de la naissance qui enrichissait le fils aîné au détriment du second, avaient fait germer en son âme l’envie que lui inspirait Ottavio ; comment cette envie, en se développant était devenue de la haine, et comment, enfin, cette haine l’avait poussé au fratricide. Et pourtant, depuis son enfance, Felippe avait tendrement aimé Ottavio. Mon exemple, mon exemple seul, a donc dénaturé, perverti mon malheureux enfant, si bon et si affectueux !… J’ai commis un fratricide ! il renaît et se dresse devant moi, incarné dans mon fils !

» Et ce fils, ce criminel engendré par le crime paternel, ce malheureux était né sans jalousie et sans envie.

» N’a-t-il pas dit tout à l’heure, et ces paroles m’ont ému :

» — Pourquoi mon père, en enviant son frère, m’a-t-il appris par son exemple à envier, à haïr Ottavio jusqu’à la mort ! Car, autrefois, je l’aimais, moi. Je n’étais pas né méchant et jaloux ; j’étais meilleur qu’un autre, puisque, laid et bossu, je me réjouissais, je me glorifiais dans la beauté de mon frère. J’étais heureux alors, mais depuis…

— Ah ! Wolfrang, ainsi que toi, ces paroles m’ont émue. Ce malheureux me faisait alors pitié. Hélas ! il est né bon ; l’exemple paternel l’a perdu, a fait de lui un monstre. Quel endurcissement, grand Dieu ! si jeune encore, nul repentir de sa tentative fratricide.

— Non, pas un remords. Son seul regret est de n’avoir pas accompli son forfait. Ah ! je te l’ai dit, Sylvia : seul, le crime heureux éprouve des remords ; l’infortune l’endurcit.

» Le châtiment de Felippe est l’insuccès de son fratricide et la rage de voir sa haine contre son père réduite à l’impuissance de nuire ; punition terrible, la seule qui puisse atteindre le criminel endurci.

» Et maintenant, ma Sylvia, – ajoute Wolfrang d’un ton à la fois grave et passionné, – l’autorité des faits dont nous sommes témoins depuis trois jours, sans sortir de cette maison, a confirmé mes paroles ; elles ne sont que l’écho de l’ÉTERNELLE VÉRITÉ !Elles t’ont prouvé le néant de tes illusions funestes.

» Ah ! crois-moi, elle est salubre, elle est sainte, cette ferme croyance au châtiment du mal et à la rémunération du bien en CE MONDE-CI, quoique, aux yeux du vulgaire, les méchants apparaissent autant impunis, prospères, triomphants, que les bons, les justes, les dévoués apparaissent méconnus, malheureux et opprimés.

» Cette croyance, un jour répandue, serait un enseignement salutaire ou un frein redoutable pour ceux-là qui envient les jouissances à tout prix, les corrompus, les coquins, les scélérats, parce que, grâce à la fatalité des circonstances, ils échappent si souvent à la vindicte des lois ou à l’opprobre dont ils devraient être flétris. Ces misérables ont peu de souci des autres mondes et narguent les peines éternelles. Ils croient à la prison, au bagne et à l’échafaud, symbolique trinité de leur foi ; et, ces châtiments une fois évités, ils comptent profiter des fruits de leurs méfaits en pleine sécurité.

» Il n’en va point ainsi. Non ! non ! il est bon qu’on le sache, il faut qu’on le sache ; l’heure des succès du perverti, du fripon, du scélérat impuni et heureux est aussi l’heure de ses remords, de ses terreurs incessantes ou des conséquences logiques, infaillibles, de leurs vices, de leurs forfaits ; alors commence pour eux une torture incessante : ils ont L’ENFER DANS L’ÂME.

» Mais qui la connaît, cette torture ? qui la connaît ? Personne ! le masque de ces DAMNÉS DE CE MONDE est impénétrable ; ils ont toujours le sourire aux lèvres, l’assurance dans le regard, le front superbe. Avouer ce qu’ils souffrent serait avouer la cause de leurs secrets supplices. Aussi plus poignante est leur douleur, plus épanouis, plus radieux sont leurs traits.

» Et le vulgaire, pressentant ou certain qu’ils sont d’adroits coquins, de fortunés scélérats, le vulgaire, témoin de leur impunité, témoin de leur impudence et de leur audace, se dit alors : « Voilà de bien heureux coquins ! voilà de bien heureux scélérats ! »

» Et les gens dont le sens moral est émoussé, vacillant ou perdu, de se dire, tentés par cet apparent triomphe :

» — Probité, honneur, dévouement, foi du serment, vertu, sacrifice, mots creux et sonores. – Échapper à la corde et jouir, telle est la philosophie pratique de ce bas-monde ; quant à l’autre, qui sait ? Or, renoncer au connu pour l’inconnu serait folie ! Donc, échappons à la corde et jouissons !

— Ô mon bien-aimé Wolfrang ! combien tes paroles sont sages et profondes ! Oui, ce qui entraîne au mal tant de gens faibles ou à demi pervertis, c’est qu’ils croient à l’impunité du mal et à la sécurité de ses impures jouissances ! c’est qu’ils ignorent ses châtiments secrets ; c’est surtout, et bien plus encore, que le vulgaire croit à l’apparente infortune des justes méconnus ou opprimés, c’est que le vulgaire ignore les trésors de rémunération qu’ils trouvent dans la pratique du bien.

» Ah ! tu l’as dit, Wolfrang, tu l’as dit : Le masque des méchants est impénétrable ; toujours ils ont le sourire aux lèvres. Avouer leurs tortures secrètes serait avouer la cause de leur supplice mérité.

» Hélas ! le masque des justes opprimés, méconnus, est non moins impénétrable aux yeux du vulgaire que celui du méchant. La modestie ou l’adorable pudeur de la vertu retient sur les lèvres des ÉLUS DE CE MONDE l’aveu de l’ineffable et secrète rémunération dont ils jouissent.

» Cette rémunération, qui la connaît ? Personne, personne ! Avouer qu’ils trouvent le PARADIS DANS LEUR ÂME serait l’aveu de la cause souvent sublime de leur félicité céleste, ils n’ont pas cet orgueil : la conscience du devoir accompli leur suffit, et ils passent en ce monde, graves, résignés, silencieux, pauvres et timides.

» Alors le vulgaire, abusé, comparant l’apparente infortune de ces hommes de foi, de dévouement et de sacrifices à l’apparent bonheur des fripons, des parjures, des traîtres, des scélérats resplendissants d’audace, d’éclat et de richesse ; le vulgaire les envie et se rit des justes.

» Ah ! si l’on savait pourtant, si l’on savait les ravissements de l’homme de bien, lorsque, seul, recueilli en soi-même, sondant jusqu’aux dernières profondeurs de son âme, il se dit : J’ai beaucoup souffert, je dois encore beaucoup souffrir ; mais je suis resté fidèle à ma foi, je me suis sacrifié au devoir, je me sacrifierai jusqu’à la fin ; ma conduite est probe et vaillante ; elle mériterait, je le sens, l’estime, le respect ou l’admiration de tous. »

» Ah ! ceux-là, selon tes paroles, mon Wolfrang, ceux-là sont les ÉLUS DE CE MONDE ; ils trouveront le PARADIS DANS LEUR CŒUR.

» Et moi aussi, maintenant, j’éprouve, grâce à toi, une félicité céleste ; tu m’as à jamais délivrée de ces sentiments si douloureux dont j’étais navrée en croyant au bonheur du vice ou du crime impunis, et à l’infortune de la vertu méconnue. La forte et sainte croyance que je te dois rendra plus doux et surtout plus fécond pour le bien notre passage à travers ce monde-ci.

» Et cette foi qui m’arrache à de funestes et stériles désespérances, combien je suis ravi de la tenir de toi, mon noble et beau Wolfrang, si grand par l’intelligence, si grand par le cœur ! Ô mon amant, mon ami, mon frère, mon maître, mon sauveur, mon bon génie, – car tu es tout cela pour moi, – ces sentiments si divers que tu m’inspires se fondent en un seul, L’AMOUR !

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