XV

M. de Francheville, ayant introduit Cri-Cri dans son salon, éprouvait tout à la fois tant de surprise, et surtout tant et de si diverses appréhensions, que, d’abord, il resta muet de stupeur et de crainte en se voyant reconnu.

— Bonjour donc, monsieur de Francheville ! bonjour donc, monsieur le secrétaire du ministre de je ne sais plus quoi !… – avait dit l’ex-modèle d’un ton sardonique à ce haut fonctionnaire. – Ah ! nous prenons un faux nom, comme si ce n’était déjà pas bien gentil de prendre un faux toupet ! (Allusion aux mèches empruntées sous lesquelles M. de Francheville dissimulait sa calvitie). Ah ! nous nous donnons pour un négociant retiré ! Eh bien, j’en apprends de belles sur ton compte, dis donc, mon Anatole !

M. de Francheville ne s’appelait point Anatole ; mais Cri-Cri avait trouvé bouffon d’affubler ce vieillard de ce prénom jeune et coquet d’Anatole.

— Écoutez-moi, Marguerite, – reprend M. de Francheville d’une voix contenue ; – la position officielle que j’occupe au ministère m’obligeait à certains ménagements. J’ai dû, depuis que je vous connais, vous cacher qui j’étais réellement. Si vous l’aviez su, j’aurais eu à craindre votre indiscrétion… et…

— Tout ça, c’est des blagues… à moins que tu ne sois marié et père de famille… L’es-tu ?

— Non.

— Eh bien, alors… pourquoi as-tu pris un faux nom ? Il ne te manquait plus que de prendre un faux nez, mon Anatole. Il y a une autre raison que celle que tu me donnes au sujet de ta position.

— C’est la seule, vous dis-je.

— Allons donc ! est-ce que les employés du gouvernement font des vœux comme les trappistes ? Tu vas me faire accroire que toi, célibataire, tu ne peux pas, si cela te plaît, avoir une maîtresse au vu et au su de tout le monde ?

— Il est certaines convenances sociales dont vous n’avez pas et ne pouvez pas même avoir l’idée. Ainsi toute discussion là-dessus serait inutile.

— Pas du tout ; j’ai mes raisons, moi… et d’excellentes raisons pour tirer la chose au clair. Tu m’as caché ton nom, tu as caché notre liaison ; donc, tu as peur qu’elle ne se découvre. Pourquoi as-tu cette peur ? Voilà ce qu’il faudra bien que je sache…

— Je vous le répète, Marguerite… il eût été, il serait déplorable pour moi que l’on sût qu’à mon âge et dans ma position, j’ai avec vous les rapports qui existent depuis six mois.

Et Cri-Cri, pensive et secouant la tête, se dit :

— Cette autre chose, je la devinerai, car il me tient… et, si je la sais, c’est moi qui le tiendrai.

Puis, elle reprend tout haut :

— Tu ne veux pas m’avouer la vérité ?

— Vous la connaissez.

— Bon, bon… tu me payeras cette cachotterie-là, mon Anatole… et plus cher que tu ne le crois !

— Ce sont là des enfantillages… Parlons sérieusement, ma chère Marguerite.

— Oh ! tu as beau prendre un ton câlin… tu ne m’engourdiras pas… je saurai le véritable motif qui t’a engagé à te donner un faux nom.

— Je vous l’ai dit… et, puisque, vous connaissez maintenant ma position, je compte sur un secret absolu de votre part au sujet de nos relations. Et, d’abord, il est bien entendu que vous ne remettrez jamais les pieds ici… Je vous verrai, comme d’habitude, dans mon appartement de la rue Mandar, où je suis connu sous le nom de Duport, et…

— Pardon, mon Anatole, mais il y a un petit inconvénient à cela.

— À quoi ?

— À ce que je ne remette jamais les pieds ici…

— Vous n’y reviendrez jamais, vous dis-je ; c’est impossible… Vous m’entendez, Marguerite ? c’est de toute impossibilité. Vous ne devez jamais reparaître dans cette maison.

— Et mes mille francs d’arrhes ?

— Quelles arrhes ?

— Celles que je viens de donner à l’intendant.

— Quel intendant ?

— Celui du propriétaire, morbleu !

— Que venez-vous me parler d’arrhes, de propriétaire ? En vérité, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites !

— C’est pourtant bien simple. Quand on loue un appartement, l’on donne des arrhes, pas vrai, mon Anatole ?

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai donné des arrhes pour l’appartement que j’ai loué…

— Loué, où cela ?

— Ici, donc !

M. de Francheville bondit d’abord de surprise et de frayeur.

Puis, ne pouvant, ne voulant pas croire à ce qu’il vient d’entendre, il reprend :

— Je vous ai prévenue, ma chère, que cet entretien était sérieux, fort sérieux ; ainsi vos plaisanteries sont hors de saison.

— Ah çà ! tu crois peut-être que je te fais une charge, en te disant que j’ai loué un appartement dans cette maison ?

— Comment ! vous ne vous seriez pas permis de… ?

— Il est bon là, mon Anatole ! je ne me serais pas permis !… Est-ce que je ne suis pas libre de me loger où cela me plaît ? Or, comme il m’a plu, comme il me plaît de demeurer dans cette maison, j’ai loué l’appartement vacant au premier étage, au prix de trois mille francs par an. J’ai donné mille francs d’arrhes ; je viens m’établir ici ce soir ; et voilà, mon Anatole. Si cela ne t’arrange pas, fais-en ton deuil, mets un crêpe à ton chapeau ; car, moi, ça m’arrange de loger ici, et j’y loge…

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