XVI

M. de Francheville n’en pouvait plus douter, cette fille avait loué un appartement dans la maison.

Ce fait rendait plus redoutable encore pour le fonctionnaire la découverte par Cri-Cri de son nom et de sa position.

L’effroi dont il fut saisi n’était que trop justifié.

Sans fortune aucune, il avait forfait à l’honneur afin d’acquitter des dettes importantes, contractées pour subvenir aux besoins et aux caprices de Cri-Cri, et surtout pour lui assurer, comme on dit, des rentes, prix auquel elle mettait la continuité de leurs relations. Ne s’abusant point, d’ailleurs, sur la cupidité, sur la bassesse et sur l’ingratitude de l’indigne objet de son indigne amour, M. de Francheville avait pris, ainsi qu’on le verra ci-après, ses sûretés, craignant d’être abandonné de sa maîtresse, lorsqu’elle serait nantie de sa rente.

Mais, dans l’intérêt de sa réputation et de l’impunité de sa forfaiture, impunité déjà presque garantie par les moyens que l’on a vus, il fallait que la liaison de M. de Francheville avec l’ex-modèle fût complétement ignorée ; sinon, – et c’est presque toujours ainsi que les prévaricateurs sont découverts, – l’on se serait étonné, à bon droit, de ce que ce haut fonctionnaire, sans autres revenus que ses appointements, pût donner à une fille des parures de vingt-cinq mille francs, et l’entretenir avec un grand luxe.

Or, malgré l’habileté de ses manœuvres, tendantes à rendre impossible ou non croyable la révélation de la somme considérable qu’il avait reçue du fournisseur Morin, la prodigalité de Francheville envers sa maîtresse, si celle-ci eût connu la véritable position sociale de son bienfaiteur, aurait, tôt ou tard, mis l’opinion publique sur la voie du secret qu’il tenait tant à cacher.

Aussi, afin d’expliquer les dépenses auxquelles il se livrait pour cette fille, il lui donnait à croire qu’il était un négociant retiré du commerce.

Mais Cri-Cri, douée d’une certaine finesse de flair, particulière aux bêtes malignes et rapaces, avait, en découvrant quel était réellement M. de Francheville, subodoré vaguement la vérité, en pensant que celui-ci, en prenant un faux nom et une fausse qualité afin de cacher ses relations amoureuses, obéissait à d’autres appréhensions que celles de braver les convenances ; aussi se disait-elle :

— Il faut que je découvre la véritable cause du mystère dont Francheville s’est entouré jusqu’ici, parce que, cette cause devant être ignoble, ce n’est plus lui qui me tiendra, c’est moi qui le tiendrai.

Cette allusion aux garanties prises par M. de Francheville, à l’endroit de l’ingratitude plus que présumable de mademoiselle Cri-Cri, s’expliquera bientôt.

Ce qui précède suffira à faire comprendre l’effroi dont fut d’abord saisi le fonctionnaire en apprenant de l’effrontée créature sa résolution de demeurer dans la même maison que lui.

Mais à cet effroi succéda l’espoir presque certain d’amener Cri-Cri à composition.

Aussi reprit-il après un moment de silence :

— Soit !… je n’en doute plus maintenant, vous avez loué un appartement dans cette maison… vous avez donné mille francs d’arrhes. Eh bien, ma chère, vous perdrez vos arrhes ; je vous rembourserai ces mille francs ; mais vous ne logerez pas ici.

— En voilà une sévère, par exemple ! je ne logerai pas ici ?

— Non.

— Parce que ?

— Parce que je ne le veux pas…

Et M. de Francheville, répondant à un éclat de rire sardonique de Cri-Cri, ajoute d’une voix affectueuse :

— Non, vous ne logerez pas ici… parce que je vous prierai, ma chère Marguerite… de renoncer à un caprice… à une fantaisie, et vous m’accorderez, je n’en doute pas, ce petit sacrifice… sans importance pour vous… et d’une grave importance pour moi.

— Tiens… tu me fends le cœur… mon Anatole, avec ton air geigneux ! et, puisque tu me prends par les sentiments… je consens…

— À renoncera la fantaisie de demeurer céans ?… J’en étais certain… car, malgré votre folle apparence et vos excentricités de langage qui me font souvent rire malgré moi, vous êtes une très-bonne fille, ma petite Marguerite…

— N’est-ce pas ?…

— Un lutin… très-drôle et très-amusant… très-gentil lorsqu’il veut l’être…

— Alors, mon Anatole… fais une risette à Cri-Cri… allons, allons, tout de suite une risette à ton petit Cri-Cri…

Ce fut quelque chose de ridicule, de honteux, et surtout de très-hideux que de voir ce vieillard, ce grave fonctionnaire, sourire d’un air coquet, amoureux et libertin, à cette fille, non-seulement afin de l’affermir dans son projet de quitter la maison, mais parce que, selon la coutume, M. de Francheville cédait au crapuleux attrait du langage impudent, trivial ou cynique de cette dévergondée, le trouvant de très-haut goût et très-émoustillant.

Si une pareille dépravation d’esprit étonne nos lecteurs, nous citerons une analogie entre mille.

Louis XV, dit le Bien-Aimé (le monstre qui violait des enfants !) prisait, dans la du Barry, son langage de caserne et ses propos de mauvais lieux, témoin ces mots devenus historiques : « La France (la royale prostituée donnait au roi ce surnom), la France, ton café f… le camp ! »

M. de Francheville, malgré ses vives préoccupations, et plus que jamais sous le dégradant empire de Cri-Cri, lui fit donc, ainsi qu’elle le lui enjoignait, une risette.

Puis il reprit tout joyeux et avec une familiarité assurément fort touchante, en pinçant la joue rose et fraîche de l’ex-modèle :

— Ainsi c’est convenu, bijou… tu renonces à la fantaisie de loger ici… Je payerai les mille francs d’arrhes.

— Où est-il, le billet de mille… que son Anatole promet à son Cri-Cri ?… où est-il le billet ?… Fais voir !… fais voir !…

— Comment… vilaine !… tu doutes de ma promesse ?

— Cri-Cri est comme saint Thomas… pour croire… il faut qu’elle touche… l’argent…

— Drôle de fille… va ! – dit M. de Francheville haussant les épaules.

Et, tirant de son portefeuille un billet de banque, il le remet à sa maîtresse en ajoutant :

— Crois-tu… maintenant que tu as touché, petite diablesse ?…

— Parbleu ! – fit la sordide créature empochant la somme, et trouvant très-divertissant de se faire ainsi rembourser les arrhes qu’elle ne voulait pas perdre…

— Maintenant, expliquons-nous…

— À propos de quoi cette explication ?…

— Je t’ai dit tout à l’heure que, puisque tu me prenais par les sentiments ; je consentais… à…

— À ne pas demeurer ici…

— Tu m’interromps encore comme tu m’as interrompue tout à l’heure ; de là… notre malentendu…

— Un malentendu ?…

— Voici la chose… Je voulais te dire que, puisque tu me prenais par les sentiments, je consentais… à t’expliquer pourquoi je suis décidée… oh ! mais très-décidée à m’établir ici…

— Comment ! vous osez maintenant ?…

— Tu connais ma tête ; tu sais que, lorsque je veux quelque chose, il faut que ce soit… je resterai donc ici, vois-tu, quand le diable y serait avec sa fourche et ses cornes !…

— Fort bien, – reprend M. de Francheville pâle de colère et de crainte, mais se contenant. – Ah ! vous resterez ici malgré moi ?…

— Un peu, mon vieux !

— C’est votre dernier mot ?…

— C’est mon dernier moi, aussi vrai que tu fais à cette heure un nez d’une aune, mon Anatole, et, au risque de l’allonger encore… ton pauvre nez, en manière de trompe d’éléphant, je te dirai, pour en finir tout de suite, et afin que tu saches à quoi t’en tenir… que je viens demeurer ici à cause de Luxeuil…

— Monsieur de Luxeuil ! – répète M. de Francheville ébahi, abasourdi ; – vous connaissez donc M. de Luxeuil ?…

— Excessivement ! Je suis déjà venue le voir ici quasi malgré lui deux ou trois fois… J’ignorais que tu fusses un des locataires de la maison. Après çà, je l’aurais su… que ça aurait été tout du même, bien entendu… Si je ne t’ai pas rencontré ici jusqu’à présent, c’est que je m’y rendais à l’heure où tu étais sans doute à ton ministère… Je veux donc demeurer ici à seule fin d’être la scie de Luxeuil. À propos, sais-tu ce que c’est qu’une scie ?

M. de Francheville garde un moment le silence, se recueille, se domine ; puis, d’une voix dure et d’un ton hautain et menaçant :

— Écoutez-moi bien… et tremblez… si vous me poussez à bout !…

— Va… mon Anatole !… continue… tu es superbe dans ce rôle-là…

— Et d’abord, soyez persuadée que je n’ai été ni ne serai jamais jaloux d’une créature de votre espèce…

— Tu as joliment raison de ne pas être jaloux, car il n’en serait ni plus ni moins.

— Ce que je veux, c’est que vous obéissiez à mes volontés.

— Quel pacha ! Je demande que tu sois orné d’un turban, forme du biscuit de Savoie, d’une pelisse jaune-serin avec des fourrures, et de onze poignards à ta ceinture !

— Je me soucie peu de vos impertinences ; vous obéirez donc à mes volontés, à toutes mes volontés.

— Est-il beau !… est-il beau !… ah ! qu’il est beau mon Anatole !

— Ces volontés, je vous les imposerai, non pas au nom des énormes sacrifices que j’ai faits pour vous, j’ai toujours tablé sur votre ingratitude, aussi abjecte que votre cœur…

— Et puis ? – dit Cri-cri, dont le regard exprimait une haine croissante ; car, malgré son cynisme et sa dégradation, cette misérable était sensible à l’injure – va toujours !… ne te gêne pas, tu es dans ton droit : on peut tout dire à une canaille de fille que l’on entretient…

— Oui, lorsqu’elle est ce que vous êtes. J’ai donc compté pour vous dominer, pour vous contraindre à rester avec moi, tant que cela me plaira, et ainsi ne pas perdre le fruit des folles dépenses que vous m’avez coûtées, sans parler de la rente de dix mille francs dont hier je vous ai remis le titre… j’ai donc compté, dis-je sur un moyen fort simple et d’un effet certain, pour vous imposer, je vous le répète, toutes mes volontés.

— Et ce moyen… dis-le… pour voir !…

— Eh bien, ma chère, je vous fais condamner à dix ans de réclusion dans une maison de force… désormais, et aussi longtemps que cela me conviendra, si vous n’obéissez pas à mes volontés. Vous concevez bien, qu’à mon âge, je n’ai pas été assez niais pour débourser, à votre profit, environ quatre cent mille francs, sans prendre mes sûretés pour l’avenir, ma chère… Or, vous m’obéirez en tout et pour tout, ou sinon la maison de force… ma petite… la maison de force, où vous serez tête rase, en robe de bure et en sabots ; c’est à vous de choisir !

Share on Twitter Share on Facebook