XVII

Si nous ne savions tendre et marcher vers un but dont le lecteur ne pourra que plus tard apprécier la haute moralité, nous hésiterions à poursuivre le développement du caractère de M. Francheville et de Cri-Cri.

Il nous faut répéter, à cet égard, ce que nous avons dit relativement à la personnalité de la duchesse della Sorga. Il est souvent indispensable de soumettre au creuset de l’analyse de noires scélératesses ou de fangeuses turpitudes, afin de dégager de leur résidu l’or pur de la morale éternelle.

Nous prions donc le lecteur d’avoir confiance et créance en notre honnêteté, – que nous avons le droit d’affirmer : – il reconnaîtra bientôt que, si révoltante que soit l’exposition d’individualités telles que celles de M. de Francheville et de Cri-Cri, elle était absolument nécessaire à la conclusion éminemment morale de l’œuvre que nous avons entreprise. Non, ce n’est point, ainsi qu’on pourrait le croire, de gaieté de cœur que nous retraçons des tableaux qu’il nous répugnerait de peindre sans la souveraineté du but

La menace adressée à Cri-Cri par M. de Francheville, de la faire enfermer pour dix ans dans une maison de force, parut impressionner et impressionna l’impudente créature.

Mais, payant d’audace et ayant découvert dans la position officielle de l’homme qui croyait la dominer, la possibilité, sinon d’échapper à la vengeance dont elle était menacée, du moins de la neutraliser en le menaçant à son tour, elle reprit donc avec un ricanement sardonique :

— À bon chat, bon rat… Faisons un peu nos comptes.

— Soit, ma chère, calculez, et vous trouverez pour total dix ans de réclusion, si vous ne m’obéissez point.

— Savoir… savoir…

— Voyons !

— Il faut reprendre les choses d’un peu haut.

— D’accord…

— Il y a environ six mois que je te connais ; tu m’as vue, pour la première fois, aux Folies-Dramatiques, où je dansais la cachucha, comme une possédée ; car j’avais ce soir-là, le diable au corps… Tu étais à l’orchestre, armé de tes jumelles, et, de ce jour-là…, j’ai enchaîné ton cœur… mon Anatole !…

— Poursuivez…, – répond amèrement M. de Francheville songeant avec épouvante que, de cette soirée où, par désœuvrement, hasard ou curiosité, il s’était rendu à ce petit théâtre, datait cette ignoble et fatale passion qui l’avait conduit au déshonneur.

Et il répète en étouffant un soupir :

— Poursuivez.

— Le lendemain, je reçois, par l’habilleur du théâtre, ta déclaration, accompagnée d’un bouquet superbe… et d’un bracelet émail et diamants… J’ai tout de suite, et avant de répondre à ta déclaration, envoyé ma bonne faire estimer le bracelet… au mont-de-piété, vu qu’il y a des monstres d’hommes qui abusent de la vertu des femmes en leur envoyant du strass et du similor… Le bracelet a été estimé quatre mille sept cents francs ; alors, je n’ai plus douté de la pureté de tes intentions… et tu es devenu mon Anatole… Tu m’as dit te nommer Duport, être négociant en retraite et marié… ce qui t’empêchait de me recevoir chez toi ; tu as grandement fait les choses, je te rends cette justice ; tu as dépensé quarante ou cinquante mille francs pour mes meubles, tu m’as donné une voiture au mois, j’ai eu cuisinière, femme de chambre et groom en livrée, cinq mille francs par mois pour mes dépenses, sans compter les gratifications et les cadeaux. Tu étais alors très-gentil, foi de Cri-Cri !… mais depuis…

— Mais depuis ?

— Je me suis aperçue que tu n’étais qu’un vieux roué… Lorsqu’il s’est agi de la rente… et des lettres de change…

— Oui, c’est grâce à ces lettres de change que je vous tiens, ma chère… je vous tiens bien… et, morbleu ! je ne vous lâcherai pas !…

— Peut-être… peut-être !

— Rien de plus certain, au contraire !

— Nous allons voir.

— Certes, vous le verrez !

— Donc, j’étais endiablée du désir d’avoir dix mille francs de rente… parce que, avec dix mille francs de rente… on boulotte, on voit venir. Tu en tenais pour moi comme un enragé, je m’en apercevais bien ; aussi, croyant le moment bien choisi, je t’ai dit :

» – Mon Anatole, apporte-moi, dans huit jours, un titre de dix mille francs de rente, sinon, bonsoir ! tu ne seras plus mon Anatole.

» Là-dessus, tu t’es récrié que c’était une grosse somme, que tu avais déjà énormément dépensé pour moi… et autres blagues de grippe-sou… À quoi je répondais toujours :

» – Dix mille francs de rente ; sinon, bonsoir !

» Alors…, – et, ce disant, Cri-Cri pouffe de rire, – alors, tu as pleuré… parole d’honneur, tu as biché… Or, un vieux Anatole qui biche (voilà mon caractère), un vieux Anatole qui biche… me paraît plus drôle que Grassot ; or, ça n’est pas peu dire, car il est fièrement drôle, Grassot, hein ?…

— Misérable !… – s’écrie M. de Francheville hors de lui, en se rappelant les larmes honteuses, brûlantes, désespérées, qu’il avait versées aux pieds de cette sordide créature ; car il prévoyait alors, avec terreur, qu’afin d’acquitter des dettes déjà considérables, et de satisfaire aux nouvelles exigences de Cri-Cri, dont il était plus que jamais affolé, il lui faudrait recourir à des expédients déshonorants.

Mais, se dominant, et certain, après tout, d’imposer ses volontés à son indigne maîtresse, il ajoute :

— Va… va… continue… Ma vengeance me sera doublement douce… infâme que tu es !…

— Ta vengeance ! ta vengeance ! Tu ne la tiens pas encore !

— Oh ! que si !

— Oh ! que non !

— Tu verras, misérable !

— Nous verrons. Enfin, après avoir bien fait bichette, bien pleuré aux pieds de ton Cri-Cri, avoir voulu t’arracher les cheveux… ce qui, par parenthèse, leur était joliment égal… à tes cheveux, vu que tu n’en possédais pas plus que Cadet Roussel… à preuve que ton faux toupet t’est resté dans la main…

Et Cri-Cri, riant aux éclata à ce souvenir, s’écrie :

— Tableau !… Mon Anatole, à genoux, et bichant… son faux toupet à la main !

Son hilarité calmée, tandis que M. de Francheville devient livide de rage muette, Cri-Cri reprend :

— Enfin ! n’importe !… Tu peux te vanter d’avoir été bien beau, ce jour-là ! Tant il y a que, le lendemain, tu reviens, et… attention ! voilà qui devient sérieux !

» – Je consens, me dis-tu, à te donner un titre de dix mille francs de rente, mais à une condition.

» – Laquelle ?

» – Tu vas contrefaire de ton mieux l’écriture et la signature d’une lettre de change de dix mille francs, pareille à celle-ci. Cela fait, tu enverras, en ma présence, chercher une marchande à la toilette, dont je te donnerai l’adresse, en la prévenant d’apporter des dentelles de prix. Tu lui en achèteras pour deux mille cinq cents francs, et tu donneras en payement, toujours en ma présence, quinze cents francs argent, et cette lettre de change… contrefaite et signée Morin, payable à trois mois, en recommandant expressément à ta marchande de ne pas mettre ce billet en circulation…

» Moi, j’ouvre de grands yeux, car je ne comprends rien à la chose, sinon qu’en contrefaisant deux lignes d’écriture sur un chiffon de papier timbré, j’étais certaine d’avoir enfin mes dix mille francs de rente, et qu’après tout, si ce faux billet de mille francs pouvait me compromettre, il me serait facile de le retirer des mains de ma marchande, avant que l’échéance fût venue.

» Cependant, assez inquiète de cette condition, je te demande à quoi bon contrefaire ce billet.

» Tu me réponds :

» — Je n’ai pas d’explications à te donner ; c’est à prendre ou à laisser. Exerce-toi, aujourd’hui et demain, à contrefaire ce billet, et, dans trois jours, tu enverras chercher en ma présence la marchande dont je te donnerai alors l’adresse ; en ma présence encore, tu lui remettras l’argent et le billet… Aussitôt après qu’elle sera sortie, je te remets, moi, ton titre de rente…

» J’insiste encore afin de savoir pourquoi tu exiges cela de moi…

» Tu me réponds toujours la même chose :

» — C’est à prendre ou à laisser…

» Ce diable de titre de rente me troublait la cervelle ; je croyais surtout pouvoir, le lendemain, retirer le billet faux des mains de la marchande. Or, c’est en partie cette croyance qui m’a décidée… sotte que j’étais !…

— Bien sotte, en effet, tu étais… ma chère…

— Reste à savoir qui, tout à l’heure, sera le plus sot de toi ou de moi. Tu ne sais pas ce qui t’attend, mon Anatole !

— Ce qui m’attend ?…

— Oui, oui… Mais, enfin, pour revenir à notre histoire, j’accepte la condition… Je passe deux jours à essayer de contrefaire ce maudit billet ; j’y réussis pas mal… et, hier au soir, la chose a lieu selon nos conventions… Tu me donnes l’adresse d’une marchande à la toilette ; je l’envoie chercher… Elle m’apporte des dentelles ; j’en choisis en ta présence pour deux mille cinq cents francs… Je lui offre quinze cents francs argent, et le billet signé Morin ; la coquine accepte sans barguigner, car elle me volait de sept à huit cents francs. Elle me demande – tu ne m’avais pas prévenue de cette formalité – d’endosser le billet à son ordre… Je le fais, elle s’en va. Et alors, me remettant le titre de rente, – il est bon, je l’ai fait vérifier ce matin… – tu me dis :

— Je te dis ceci, – reprend M. de Francheville d’un ton sardonique et triomphant :

» — Je n’ai jamais compté sur ton amour, car je suis vieux ; je n’ai jamais compté sur ta reconnaissance des sacrifices que je me suis imposés pour toi, car je t’ai vue rire de mes larmes avec une impitoyable insolence, lorsque je te jurais… que les dépenses déjà faites par moi étaient au-dessus de mes ressources.

— J’y suis, maintenant ! je comprends !… Ah ! j’étais bien sûre que je te tiendrais, vieux roué !… Oh ! oui, à cette heure, je te tiens ! – se dit Cri-Cri frappée d’une réflexion subite… trait de lumière qui éclairait ses soupçons jusqu’alors plus instinctifs que raisonnés.

M. de Francheville avait ainsi continué :

— Ne comptant ni sur ton amour ni sur ta reconnaissance, ni même sur ta pitié… fille ingrate et sans cœur… j’ai prévu que, lorsque tu serais en possession du titre de rente, et supposant bien que tu ne pourrais plus tirer grand’chose de moi… tu serais assez infâme pour rompre avec moi !…

— Comment ! tu as deviné cela… tout seul ?… Voyez-vous ce vieux malin !

— Oui, je t’avais devinée… misérable !… Aussi je t’ai dit, et je te le répète, le billet contrefait par toi, me rend ton maître absolu… car, à l’heure où je te parle, quelqu’un… aposté par moi, propose à la marchande, non-seulement de lui escompter le billet, mais encore de lui donner une prime de deux cents francs ; or, malgré sa promesse de ne pas le mettre en circulation, cette femme ne résistera pas à l’appât du gain.

— Ce n’est que trop vrai… la gueuse ! j’ai envoyé ce matin chez elle pour retirer le billet : il était trop tard.

— Oui, trop tard ; car le voici.

Et, ce disant, M. de Francheville prend son portefeuille en ajoutant :

— Et, maintenant, écoute-moi. Ce billet, souscrit à l’ordre d’un homme qui m’est très-dévoué, lui sera présenté, à la moindre désobéissance de ta part ; le reste va de soi, ma chère…

» Tu as endossé et signé le billet en le passant à l’ordre de la marchande… Il sera déposé par M. Morin au parquet du procureur du roi ; un mandat d’arrêt sera lancé contre toi ; le témoignage de la marchande, citée à comparaître, sera écrasant pour toi…

» Or, tu sais ce qui t’attend : la prison préventive d’abord, et ensuite la réclusion, ma chère.

» Et n’espère pas m’échapper. Dès aujourd’hui, grâce à mes relations avec la préfecture de police, tes moindres démarches sont surveillées, et, à ta première velléité de fuir, le billet est déposé au parquet, un mandat d’arrêt est lancé contre toi ; enfin si, trompant ma surveillance, ce qui te sera presque impossible, tu fuyais en pays étranger, l’extradition serait obtenue contre toi comme faussaire.

» Ainsi, ma chère, tu le vois, je te tiens pour longtemps ; tu obéiras à toutes mes volontés, sinon en avant la réclusion dans une maison de force, où, je te le répète, ma chère, parce que le tableau me plaît, je te vois déjà en robe de bure, en sabots, et la tête rasée…

» Mais tu ne courras pas le risque ; tu ne voudras pas quitter ton Paris, que tu aimes tant ; et, entre deux maux, tu choisiras le moindre, celui de m’obéir !

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