XXI

M. de Luxeuil, après avoir placé dans le coffret la lettre qu’il venait de parcourir, et désirant au plus tôt mettre un terme à une scène insupportable, assez rassuré d’ailleurs par la promesse de Cri-Cri à l’endroit de la casse, mais, d’autre part, fort interloqué par cette dernière menace, dont vainement il cherchait le sens : « Je serai ta scie, mon voisin, » M. de Luxeuil reprit :

— Vous avez entendu les ordres que je viens de donner à mon valet de chambre ; ma voiture m’attend, je vais m’habiller. Adieu, ma chère, et, si vous êtes raisonnable… au revoir…

— Au revoir ?… Je le crois parbleu bien ! – répond Cri-Cri allant à la cheminée allumer un nouveau cigare.

M. de Luxeuil, préjugeant alors que l’effrontée ne songe nullement à sortir, s’écrie hors de lui :

— Croyez-vous donc, mademoiselle… que vous resterez chez moi… malgré moi ?

— Il est cinq heures et quart…, répond Cri-Cri entre deux bouffées de tabac ; à cinq heures et demie sonnantes, je m’en irai, voisin.

— Allons, soit ! répond M. de Luxeuil se croyant quitte à bon marché, ainsi que l’on dit. – Puisqu’il le faut… parlez, je vous écoute…

— Et, d’abord, mon voisin…

— Voisin… voisin ! Pourquoi diable m’appelez-vous voisin ?…

— Pourquoi… je t’appelle voisin ?… – répond Cri-Cri s’étendant de nouveau sur le canapé, les pieds croisés sur l’un des bras du meuble, la tête appuyée au coussin, et suivant des yeux un jet de fumée de tabac qu’elle vient de lancer vers le plafond. – Dame… je t’appelle mon voisin… parce que nous sommes voisins…

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ça veut dire… que nous sommes voisins, puisque je loge dans la même maison…

— Vous n’êtes pas heureuse dans vos plaisanteries, aujourd’hui, ma chère… Celle-ci est faible…

— Ah ! tu crois que je plaisante, mon petit ?

— Allons donc !… vous me prenez pour un niais, et, si c’est pour me débiter de pareilles sornettes que vous m’avez demandé un quart d’heure… ce sera du temps joliment bien employé !…

— Veux-tu faire une chose ?…

— Quoi ?…

— Envoie ton domestique à l’instant chez le portier de la maison, et fais demander s’il est vrai, oui ou non, que j’ai loué l’appartement vacant au premier étage de la maison… tu verras… mon petit… si je plaisante.

Et Cri-Cri, faisant de nouveau tourbillonner vers le plafond la fumée de son cigare, et la suivant des yeux, ajoute :

— Et voilllà… voisin !

M. de Luxeuil, stupéfait, et quoique à demi convaincu par l’offre si péremptoire d’une vérification immédiate de son dire, proposée par Cri-Cri, M. de Luxeuil reprit :

— Vous !… vous, locataire… dans cette maison ?…

— Tiens !… pourquoi donc pas ?…

— C’est impossible…

— Alors, envoie ton domestique aux renseignements.

— En tout cas, vous ne resterez pas vingt-quatre heures ici… quand on saura qui vous êtes…

— On le sait…

— Allons donc ! est-ce que l’on vous aurait loué cet appartement ?

— Très-bien. J’ai dit à l’intendant que j’avais posé les torses chez le papa Ingres… dansé aux Folies-Dramatiques ; et, de plus, comme il m’avait vu hier entrer chez toi, te faire une scène, il savait bien ce que j’étais, comme tu dis si galamment, mon voisin…

— Non, non, je ne croirai jamais que M. Wolfrang ait consenti…

— Non-seulement cet amour de propriétaire a consenti à me prendre pour locataire… moi… Cri-Cri… quoique son intendant lui ait dit ce que j’étais… mais cet amour de propriétaire m’a fait demander si je désirais quelques meubles plus riches que ceux qui garnissaient l’appartement… Ah !… ah !… en voilà un de propriétaire modèle, dont les locataires devraient souscrire pour le faire empailler… avec des yeux d’émail, et le mettre sous verre !

M. de Luxeuil n’en pouvait plus douter, Cri-Cri disait vrai. Cette conviction l’exaspérait ; car le voisinage d’une pareille créature, capable de ne reculer devant aucun scandale, lui devenait odieux.

Cependant, ne se résignant pas encore à croire ce qu’il redoutait, il reprit :

— Vous ne me persuaderez jamais que, par un caprice qui n’aurait pas de nom, vous quitteriez votre appartement de la rue de Bréda, où vous êtes établie comme une princesse, pour venir loger ici en garni ?

— C’est cependant la vérité, et c’est toi qui es cause de mon déménagement, trop aimable monstre !

— Moi ?…

— Toi seul !

Et l’effrontée ajoute en chantant, sur l’air de Larifla, alors en vogue :

Oui, oui, mon bel ami,

Cri-Cri se loge ici,

Pour être la p’tit’ scie

À son Gustave chéri !…

Larifla, fla, fla, fla !

Fla, fla !

M. de Luxeuil, ne comprenant rien à l’argot de l’ex-modèle, reprend impatiemment :

— Quoi ? comment ? qu’est-ce qu’elle vient me chanter avec sa scie ?

Cri-Cri, jusqu’alors nonchalamment étendue sur le canapé, se redresse en lançant au jeune beau un regard de vipère.

Puis elle lui dit d’une voix sourde où vibre sa haine, jusqu’alors dissimulée sous une apparence railleuse :

— Écoute-moi bien, Luxeuil. J’ai eu pour toi plus qu’un caprice ; je t’aimais vraiment, et, comme une bête que j’étais, je ne t’ai jamais demandé un liard… Je me serais ruinée pour toi. Tu m’as méprisée comme la boue de tes souliers… tu m’as fait défendre ta porte par ton valet… Je ne suis qu’une fille, je le sais bien… je me moquais du dédain des autres… mais ton dédain, à toi, m’a mordu au cœur, preuve que j’éprouvais pour toi quelque chose que je n’ai éprouvé pour personne. Mais, sois tranquille, va ! ce quelque chose-là est passé ; je te hais maintenant autant que je t’aimais !… Voilà pourquoi, entends-tu ? je suis venue loger dans cette maison, et tu ne sais pas ce qui t’attend !… Si tu doutes de ce que je dis, regarde-moi bien entre les deux yeux, et tu verras qu’ils ne sont pas tendres, mon voisin !…

— Quel air méchant ! elle est devenue hideuse… elle me donne la chair de poule, pensait M. de Luxeuil. – Et voilà-de ces choses qui n’arrivent qu’à moi !… Je ne peux pas avoir la plus passagère liaison avec une femme, sans qu’elle devienne amoureuse forcenée ; je sais cela, et je suis assez imprudent pour… Ah ! morbleu ! la leçon me profitera !

Après ce nouvel hommage rendu à la dangereuse fatalité de ses séductions personnelles, M. de Luxeuil reprend tout haut avec une affectation de parfaite insouciance :

— Diable ! ma chère, la comédie tourne au tragique. Et que prétendez-vous faire, s’il vous plaît, ma charmante voisine, puisque, bon gré mal gré, nous voici voisins ?

— Je compte te faire et je te ferai tout le mal que je pourrai.

— Merci de la franchise. Mais, enfin, ma chère voisine, quoique je ne doute pas de vos gracieuses intentions à mon égard… vouloir n’est pas tout, il faut pouvoir…

— Oh ! ne t’inquiète pas, je pourrai !

— Mais encore ?… J’aime mieux être prévenu ; j’ai horreur des surprises, même des plus aimables ; et de ce nombre sont celles que vous me ménagez, mon angélique voisine…

— Après tout, – reprend Cri-Cri. – pourquoi ne te pas donner un avant-goût du ce qui t’attend, sans compter l’imprévu ?

Et l’ex-modèle jette un regard sournois sur le coffret renfermant la correspondance amoureuse de Luxeuil ; puis :

— Oui, oui, quand tu vas savoir ce qui t’attend, je te défie de faire l’aimable avec la femme que tu vas voir ce soir à l’Opéra, et, de plus, je te défie de fermer l’œil de la nuit ; ça sera toujours autant de gagné… Écoute-moi mon voisin.

— Ah ! l’exécrable coquine ! – pensait le jeune beau ; – dans quel guêpier me suis-je fourré !

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