XXII

M. de Luxeuil, sachant Cri-Cri capable de ne reculer devant aucun scandale, devant aucun éclat, se sentait fort alarmé, quoiqu’il ignorât les projets de sa voisine ; mais, espérant lui imposer par une apparence de dédaigneuse insouciance, il reprit tout haut :

— Voyons, ma chère, je vous écoute ; seulement, je vous ferai remarquer que, dans huit minutes, sonnera la demie de cinq heures, et alors, malgré le charme de ce tendre entretien, je suis obligé, bien à regret certainement, de vous quitter.

— C’est convenu, à cinq heures et demie sonnantes, tu seras libre.

— Je vous écoute et suis tout oreilles, ma voisine.

— Tu es par état un homme à bonnes fortunes ; tu ne vis que pour les femmes, non que tu sois amoureux d’elles… – tu n’as pas pour deux liards de cœur… – mais ça flatte ta vanité, ton orgueil ; et, après chaque conquête, tu te rengorges bien, et tu fais la roue comme un paon. Eh bien, pour commencer, je te défends, tu m’entends, voisin ? je te défends de recevoir aucune femme chez toi… ou d’aller chez aucune femme !

— Ah ! bah ! vous me défendez… ?

— Positivement, et tu m’obéiras.

— Voilà, sur ma parole, quelque chose de fort prodigieux.

— Ce n’est pas prodigieux, c’est fort simple.

— Voyons donc cela, ma voisine ; vous m’intriguez beaucoup.

— L’antichambre de mon appartement prend jour sur l’escalier par une fenêtre ; à cette fenêtre je placerai de guet, dès le matin, une ouvrière à la journée, ou ma femme de chambre, ou ma cuisinière ; elles se relayeront, afin qu’une d’elles ait toujours les yeux braqués sur l’escalier. Dès qu’elles verront une femme seule y monter pour aller au second ou au troisième… crac ! l’une de mes mouchardes sortira tout de suite, suivra la femme à pas de loup ; et, si elle la voit entrer chez toi, son compte est bon ! Ma moucharde revient dare dare me prévenir, me donne le signalement de la particulière : tel chapeau, tel châle, telle robe… Je me mets alors au guet à la fenêtre de l’antichambre, et, dès que je vois dégringoler ta princesse, je dis en lui faisant la révérence :

» — Bonjour, ma petite (ou ma grande, ou ma grosse, ça dépend des personnes, tu comprends, n’est-ce pas ?) Ah çà ! nous venons donc de nocer chez M. de Luxeuil ? C’est un bien joli garçon, pas vrai ? etc., etc.

» Fie-toi à moi, voisin… J’adresserai à ta dame, en langage d’atelier, des compliments si épicés sur son entrevue avec toi, que, si elle vient te revoir, il faudra qu’elle ait un front d’enfer… Et, si elle revient, même jeu ! »

Et Cri-Cri, éclatant d’un rire sardonique en voyant la physionomie consternée du jeune beau, reprend :

— Quel nez tu fais déjà, voisin !… et ça n’est que le commencement de ma scie

— Si vous aviez l’infamie de faire un pareil métier, ma chère, – dit M. de Luxeuil s’efforçant de dissimuler ses craintes, – au bout de deux jours, vous y renonceriez par ennui.

— Ah bien, oui !… tu ne me connais pas ! Figure-toi donc, voisin, que, pour me procurer le délice de t’embêter, de te vexer, de te torturer à coups d’épingle, je suis capable de tous les sacrifices, moi !… Et voilà pour ce qui regarde les femmes qui viennent chez toi… et je te réponds, foi de Cri-Cri, qu’au bout de huit jours, il n’en viendra plus guère.

— Infernale créature ! – pense M. de Luxeuil ; – elle est capable d’exécuter ses menaces.

— Et maintenant, voisin, passons aux femmes chez qui tu vas, ou qui viennent dans quelque petit appartement que tu as peut-être dans un quartier perdu, quoique tu sois fièrement pingre et peu disposé à une pareille dépense.

— Ceci est plus curieux, – répond M. de Luxeuil affectant d’autant plus d’assurance qu’il est effrayé davantage. – Je serai ravi, ma chère, d’apprendre vos ingénieux procédés à ce sujet.

— Ça n’est pas malin, tu vas voir.

— Voyons.

— De trois choses l’une : tu sors en voiture, à cheval ou à pied, pour aller à tes rendez-vous.

— Peste ! ma voisine, voilà une fameuse découverte !

— Sans doute ; ça n’a l’air de rien ; mais suis bien mon raisonnement : si tu sors à cheval ou en voiture, je le sais, puisque les fenêtres de ma cuisine donnent sur la cour, et que ma cuisinière verra atteler ta voiture ou seller tes chevaux, pas vrai ?

— C’est évident.

— Eh bien, j’aurai, à poste fixe et à la journée, un petit coupé de remise, attelé d’un excellent cheval, qui stationnera devant la porte cochère ; et, dès que je serai avertie que tu sors à cheval ou en voiture, je monte dans mon petit coupé, et je sais où tu vas.

— Très-bien. Et puis ?

— Si tu vas simplement faire ta tête aux Champs-Élysées ou au Bois, rien de mieux : ça, c’est pour moi une promenade de santé ; mais, si tu vas chez quelque femme, voilà où ça devient très-drôle.

— Vraiment ! et comment cela ?

— Tu descends du cheval ou de voiture, et tu entres dans une maison, n’est-ce pas ? J’entre sur tes talons, et, m’adressant au concierge d’un air honnête et timide :

» — Auriez-vous la bonté de me dire, monsieur, chez qui est à cette heure M. de Luxeuil ? On m’a dit qu’il était ici : j’ai une lettre très-pressée à lui faire remettre.

» Or, si tu es chez une femme, naturellement le concierge me répond :

— M. de Luxeuil est chez madame une telle.

» Ou bien, s’il hésite à me répondre, je lui graisse la patte, au moyen d’une pièce de vingt francs ; je monte, et, attention ! voilà qui devient de plus en plus bouffon, voisin.

— Cette malheureuse-là me fait frémir, – pensait le jeune beau ; – tout ce dont elle me menace est praticable.

— Donc, je monte chez madame une telle ; je sonne ; un domestique m’ouvre la porte.

» — M. de Luxeuil est ici ?

» — Oui, madame.

« — Chez madame une telle ?

» — Oui, madame.

» — Voulez-vous dire à cette dame que je lui serais bien, obligée si elle avait la complaisance de ne pas me prendre M. de Luxeuil, vu que c’est mon amant, et qu’elle peut bien en choisir un autre ?

— Misérable ! – s’écrie le jeune beau hors de lui.

— Mais il y a de quoi déshonorer une femme aux yeux de ses gens !

— Parbleu ! puisque c’est là mon but.

— Et, si vous vous trompez, infernale créature ! si je n’ai avec cette dame que de ces relations que l’on a journellement dans le monde ?

— Est-il bête, ce voisin ! mais c’est bien plus drôle, alors ; madame une telle te flanque à la porte, furieuse d’être exposée à de pareilles algarades. La chose se répand dans ta société, et toutes les femmes te fuient comme si tu avais le choléra, de peur que tes visites ne leur attirent ces petits désagréments.

Cri-Cri, voyant, à ces paroles, le jeune beau pâlir de rage muette, éclate d’un rire sardonique et ajoute :

— Quel nez tu fais, voisin ! quel nez ! Mais tu n’es pas au bout… de ton nez, va ! mon cher, il va encore s’allonger ! Tu as, je suppose, malgré ta pingrerie, un petit appartement où tu reçois en catimini de belles dames : tu te rends là, soit en fiacre, soit à pied. Si tu sors à pied et dans la matinée, ma moucharde de l’antichambre te voit descendre ; elle m’appelle, je suis prête ; la haine, vois-tu, est un fameux réveille-matin. Le temps de prendre un chapeau, et je suis sur tes talons, te disant.

» — Bonjour, voisin ! où allons-nous ce matin ?

» De deux choses l’une : ou tu remontes chez toi en rageant, et ton rendez-vous est flambé ; – ou bien tu y vas, et alors je te suis à pied. Tu auras beau presser le pas, je ne te perdrai pas de vue ; je marche comme une dératée, vu que je me suis désossée pour apprendre à danser quand je voulais débuter aux Folies…

» Si tu sors en fiacre, je monte dans mon petit coupé, qui stationne toujours à la porte, et je suis ton fiacre. Tu devines le reste, voisin ; j’attends la fin de ton rendez-vous, et, quand je vois sortir de la maison une jolie femme, l’air inquiet, craintif, et bien encapuchonnée ; dans son voile, je saute à bas de mon coupé, je fais à cette belle dame une révérence et mon petit compliment, varié selon l’occasion, mais toujours fièrement épicé… Or, je te réponds, voisin, que, lorsque tu la repinceras, celle-là, il fera chaud !

» Et, maintenant, te figures-tu la vie que tu vas mener, hein, voisin ? Quel sabbat de polichinelle je viens jeter dans ton existence d’homme à bonnes fortunes !… Admettons qu’une fois, deux fois, tu m’échappes, je te rattraperai toujours, et tu n’en seras pas moins constamment sur le qui-vive. Si tu es chez une belle dame, qu’elle soit ou non ta maîtresse, tu trembleras à chaque coup de sonnette, en te disant :

» — Ah ! mon Dieu ! c’est peut-être cette enragée Cri-Cri ! »

Et, riant aux éclats, l’ex-modèle ajoute :

— En voilà une de venette à jet continu qui te rendra peu spirituel dans la conversation et peu gracieux dans le tête-à-tête ! D’où il suit que tu auras l’air bête comme une oie, voisin !

» Si tu es en bonne fortune dans ton petit appartement, toujours la même venette de ta part. Tu trembleras à chaque instant que la belle ne me rencontre en sortant de la maison et ne soit accueillie par mon petit compliment.

» Enfin, je te dis, moi, que tu vas, dès aujourd’hui, mener une vie de galérien. Et, si, afin de m’échapper, tu te résignes à quitter cet appartement, ça te crèvera le cœur, d’abord à cause de tes chevaux, tu me l’as dit plusieurs fois, et ensuite à cause de ta pingrerie ; car tu ne retrouveras nulle part à être logé comme un prince à si bon marché.

» Mais tu ne m’échapperas pas pour cela ; je te suivrai partout où tu iras ; et, si je ne trouve pas à me loger dans la même maison que toi, ou tout proche de toi, tu n’y gagneras rien, je viendrai m’établir à ta porte en petit coupé, quand je devrais y manger, y rester toute la journée, y dormir. Le bonheur, la joie, le délice de te tourmenter me rendra cette vie adorable : oui, je sacrifierai tout à la passion d’être ta scie, mon voisin, et à te…

La demie de cinq heures sonnant à ce moment, Cri-Cri s’interrompt, et, se levant :

— Je n’ai qu’une parole : je t’ai promis qu’à cinq heures et demie je m’en irais, je m’en vais. Adieu, voisin ! ta scie commencera dès l’aurore.

Et, poussant un nouvel éclat de rire, Cri-Cri ajoute en quittant le salon, voyant la muette et croissante consternation du jeune beau :

— Quel nez ! Dieu de Dieu ! quel nez !

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