XXIX

Le duc della Sorga, suivi de Felippe, descendit dans son cabinet.

Ottavio s’y trouvait déjà. Il tenait son visage caché dans ses deux mains, et semblait si accablé, qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’entrée de son frère et de son père.

Celui-ci, étant trop préoccupé des circonstances actuelles pour songer derechef à pénétrer les motifs des chagrins dont son fils aîné semblait souffrir depuis le milieu de la journée, ne lui adressa pas tout d’abord la parole.

Felippe, à la vue de son frère, aux jours duquel il venait d’attenter, resta froid, sardonique et sombre.

M. della Sorga, ouvrant l’un des tiroirs de son bureau, prit dans une case à secret une large enveloppe, dont il tirait deux papiers au moment où la duchesse, assez surprise de l’invitation que lui avait faite son mari de se rendre à l’instant chez lui, entrait dans le cabinet, vêtue d’une robe de chambre de velours noir ; car ses femmes la déshabillaient lorsqu’elle avait été appelée auprès du duc ; et, s’approchant de lui :

— Vous m’avez demandée, mon ami ?

Ottavio, jusqu’alors étranger à ce qui se passait autour de lui, tressaille à la voix de sa mère, redresse son visage, devenu presque méconnaissable tant il est pâle et bouleversé, jette sur la duchesse un regard dont il est impossible de rendre l’expression, détourne la vue, se lève brusquement, et, afin de se donner, pour ainsi dire, une contenance, s’approche de Felippe et lui dit :

— Bonsoir, mon frère…

— Bonsoir…, – répond Felippe d’une voix glaciale, tandis que la duchesse, qui a surpris le regard étrange qu’Ottavio jette sur elle, se dit à part avec inquiétude :

— Quelle est donc la cause du changement soudain que je remarque depuis tantôt chez Ottavio à mon égard ?… Il semble me craindre… me fuir… et tout à l’heure, ce regard… Ah ! j’en frissonne encore !… Quel peut être le motif de cet entretien qu’il m’a fait demander ?… Je ne sais pourquoi j’éprouve une angoisse mortelle.

Le duc della Sorga s’est, pendant un moment, recueilli ; et, s’adressant à sa femme d’une voix solennelle :

— Je vous ai priée de venir ici, Béatrice… afin de vous faire part, ainsi qu’à nos enfants, d’un événement aussi grave qu’imprévu… Veuillez vous asseoir… Asseyez-vous, Ottavio… Felippe…

Les divers membres de la famille s’assoient, partagés entre leurs préoccupations secrètes et la surprise où les jettent les paroles du duc della Sorga.

Seul, Felippe, sans distraction intérieure, est tout entier à l’incident, se demandant avec une sinistre curiosité comment son père va s’innocenter de son fratricide.

Le duc della Sorga se recueille un instant ; puis :

— Voici ce qui s’est passé. – Ce soir, en rentrant ici, j’ai trouvé une lettre anonyme… contenant une calomnie atroce… dont je suis l’objet.

Et M. della Sorga, lançant à la dérobée un regard significatif sur Felippe, enjoint impérieusement à son fils de ne pas le démentir.

Puis il continue de la sorte :

— Si méprisables que soient, en général, les lettres anonymes… et quoique celle-ci contienne une accusation tellement monstrueuse, qu’aucune personne de bon sens ne saurait accorder la moindre créance à une pareille invention, ma position particulière de chef de la proscription sicilienne m’impose… et ce sera le plus douloureux devoir de ma vie !… m’impose, dis-je, le devoir de réduire à néant cette calomnie en présence de ma famille, d’abord… et, plus tard, d’agir de même envers mes compagnons d’exil… Cette lettre anonyme, œuvre de la plus infernale scélératesse, m’accuse…

Le duc della Sorga semble suffoqué par l’indignation, s’interrompt un instant et reprend :

— Cette lettre m’accuse… moi… moi !… d’avoir trahi la dernière conspiration sicilienne… et livré ainsi au bourreau… mon frère ! afin d’hériter son titre et ses biens !

À ces mots, la duchesse della Sorga et Ottavio, oubliant leurs anxiétés secrètes, et d’abord frappés de stupeur, jettent à la fois une exclamation de surprise et d’horreur, tandis qu’un sourire diabolique crispe les lèvres de Felippe.

Ottavio, dont les beaux traits étaient jusqu’alors pâles et abattus, se lève, le visage empourpré, le regard étincelant.

Il s’écrie dans l’égarement de son généreux courroux :

— Le nom de l’infâme… qui ose accuser mon père ?…

— Ottavio… mon enfant ! tu oublies que cette infamie… n’est et ne peut être… qu’anonyme…, – dit la duchesse della Sorga saisissant (quoique partageant l’indignation de son fils) cette occasion de lui prendre et de lui serrer tendrement la main, sous prétexte de l’engager à se rasseoir près d’elle et de s’assurer ainsi s’il sera insensible à cette caresse dissimulée.

Mais madame della Sorga sentit presque soudain refroidir entre les siennes, la main, d’abord brûlante, d’Ottavio… comme si le contact de sa mère l’eût glacé de répulsion…

Et il en était ainsi… car, se dégageant presque brusquement de la douce étreinte que prolongeait la duchesse, il lui dit :

— Vous avez raison… cette infamie est anonyme… je l’oubliais… madame !…

Et, entraîné par son respect et par son admiration pour le caractère de son père, Ottavio se jette aux genoux du duc della Sorga, et s’écrie :

— Ô mon père !… ô noble et saint martyr de la plus sacrée des causes !… les méchants consacrent votre gloire en tentant de la flétrir !… Ah ! vous ne m’avez jamais paru plus auguste qu’en ce moment !… vous dominez de toute la grandeur de votre vertu l’abjection de vos accusateurs !… Soyez béni, mon Dieu ! soyez béni !… Mon amour, ma vénération pour mon père… pouvaient augmenter encore !…

— Ottavio… mon fils bien-aimé… si tu savais combien ta tendresse m’est chère… à cette heure !… – balbutie le duc della Sorga serrant passionnément Ottavio contre sa poitrine, à la fois ravi et torturé de cette nouvelle preuve de la vénération qu’il inspire à son fils aîné, dont le cœur est si noble, si pur.

Et cependant le duc est torturé, navré par cette pensée, que son second fils… sachant la vérité… est là… témoin impassible et redoutable de cette scène où la plus touchante adoration filiale se prosterne aux pieds d’un PÈRE FRATRICIDE !…

En effet, infernal était le sourire de Felippe, qui ne quittait pas son père des yeux.

La duchesse della Sorga, non moins persuadée qu’Ottavio de l’innocence de son mari, ne songeait en ce moment qu’à ces faits qui portaient à leur comble son angoisse et son effroi.

Elle avait senti entre les siennes la main de son fils glacée d’horreur, et, pour la première fois de sa vie, il l’avait appelée madame ! lui, la veille… et le matin encore, si respectueux et si tendre !…

D’où venait ce changement soudain ? Des doutes… des soupçons… eussent été impuissants à opérer une complète et subite transformation dans les rapports d’Ottavio et de sa mère.

Il était donc sous l’empire d’une certitude absolue…

Mais à quoi se rattachait cette certitude ?…

La duchesse della Sorga se rappelait alors avec une exactitude anxieuse les moindres événements de la journée, son rendez-vous du matin avec M. de Luxeuil au parc de Monceaux…

Mais comment Ottavio en aurait-il été instruit ?…

L’entretien qu’elle avait eu avec Wolfrang, et dans lequel, égarée par le honteux entraînement de sa passion, un aveu dégradant s’était échappé de ses lèvres…

Mais de même, cet entretien sans témoin… comment Ottavio en eût-il été instruit ?

Enfin se remémorant les incidents de la soirée passée à l’Opéra, la duchesse se souvenait d’avoir vu, de sa loge, M. de Luxeuil assis aux stalles d’orchestre… et, un peu plus tard, Ottavio et Alexis Borel venir se placer derrière le jeune beau, qui, en ce moment, causait avec l’un de ses voisins…

La toile s’était levée… puis, dans l’entr’acte, la duchesse, vaguement inquiète du rapprochement de son fils et de M. de Luxeuil, et ne perdant, à l’aide de sa lorgnette, aucun de leurs mouvements, avait vu les deux jeunes gens échanger un salut poli sans s’adresser la parole…

Après quoi, Ottavio, sortant de la salle avec le jeune Alexis Borel, n’avait pas, il est vrai, reparu aux stalles et n’était pas venu, ce dont elle s’étonnait, la visiter dans sa loge…

Le seul danger que pût redouter la duchesse en songeant au hasard qui avait rapproché son fils de M. de Luxeuil, était une indiscrétion échappée à ce dernier, et surprise par Ottavio… Il n’en pouvait être ainsi… puisque les deux jeunes gens s’étaient salués avec courtoisie, sans échanger une parole, et qu’Ottavio n’avait pas, depuis cette rencontre, reparu à l’Opéra.

Enfin, l’inexplicable froideur de son fils envers elle, et dont elle s’alarmait, s’était manifestée depuis le milieu de la journée…

Aussi la duchesse della Sorga s’épuisait-elle à chercher la vérité au milieu du noir chaos de ses confuses mais poignantes appréhensions, tandis que le duc, nous l’avons dit, – car ces divers incidents, si longuement racontés, se passaient avec la rapidité de la pensée, – tandis que le duc, à la fois ravi et torturé du redoublement de respect et de tendresse que lui témoignait Ottavio, le serrait passionnément entre ses bras.

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