XXVIII

C’était pour le père fratricide quelque chose de redoutable et qui tenait du châtiment providentiel, que d’entendre ainsi son fils, jadis si bon, si affectueux, si plein de tendresse pour son frère, scruter froidement la pensée génératrice du crime que ce misérable avait tenté de commettre ; la suivre pas à pas depuis son germe, depuis son éclosion jusqu’à son complet développement, et prouver qu’elle se rattachait, par mille liens, par mille racines, à l’exemple paternel, oui, c’était pour le duc un supplice horrible que d’entendre Felippe déduisant les faits avec une effrayante logique, jugeant de l’inconnu par le connu, affirmer la réalité du forfait de son père, sans posséder l’ombre d’une preuve matérielle mais obéissant à une inébranlable certitude morale, puisée dans l’inexorable fatalité de ces faits.

Le duc della Sorga était, malgré lui, resté muet, terrifié, de la pénétration de son fils, le défiant d’oser en toute sincérité nier qu’il eut engagé son frère dans une conspiration, afin de le livrer au bourreau ; mais bientôt, reprenant sa criminelle assurance et affectant une imposante dignité :

— Je dédaigne de répondre, quant à présent, au défi sacrilége que vous osez, fils maudit, me porter ! Le moment va venir où je confondrai votre audace… Cet entretien, dont la nature me révolte, a déjà trop duré… mais il faut qu’il s’achève pour votre châtiment. Poursuivez.

— J’ai ignoré la conspiration de Sicile jusqu’au jour où elle a éclaté, – reprend Felippe impassible ; – je remarquais bien depuis quelque temps vos fréquentes absences nocturnes ; des hommes inconnus venaient parfois s’entretenir en secret avec vous ; mais je devais d’autant moins supposer que vous conspiriez, que toujours je vous avais entendu témoigner de votre fidélité pour le roi, tandis qu’au contraire, souvent mon oncle Pompeo ne dissimulait pas le mépris et l’aversion que lui inspirait le gouvernement d’alors. De cela, j’ai conclu plus tard la vérité ; les faits l’ont confirmée…

— Quelle vérité ?

— Que, ne partageant pas d’abord les opinions libérales de mon oncle Pompeo, vous aviez feint peu à peu de les partager.

— Dans quel but ?

— Je l’ai dit, dans le but de le pousser à une conspiration dont vous et lui seriez les chefs les plus actifs, et que, le moment venu, vous deviez dénoncer secrètement.

— Et pourquoi cette infamie ? pourquoi cette abominable trahison ?

— Je l’ai dit, afin d’envoyer à l’échafaud votre frère, que vous craigniez de voir se remarier… Vous héritiez par sa mort son titre et ses biens !… Il en a été ainsi… vous êtes aujourd’hui duc della Sorga !

— Soit ! – dit le duc se contenant ; – mais vous oubliez quelque chose.

— Quoi ?

— Et la condamnation à mort dont j’ai été frappé comme mon frère…

— Comédie !… vous avez été gracié !

— Et l’exil où je vis ?

— Comédie ! l’exil aura son terme, tôt ou tard ; et, en attendant qu’il cesse, – ce moment est sans doute peu éloigné – vous êtes et resterez le plus riche et le plus grand seigneur de la Sicile, et mon frère héritera votre titre et vos biens, puisque, moins favorisé que vous… je n’ai pu accomplir mon dessein… et qu’il me sera impossible de le tenter désormais.

» Je resterai donc, comme devant, pauvre cadet de famille. Pourquoi cela ? Parce que le hasard a fait naître Ottavio deux années avant moi… ainsi que vous le disiez de notre oncle Pompeo.

» Osez donc nier maintenant que ces paroles… témoignage de l’envie que vous inspirait votre frère, n’ont pas été le germe de l’envie que m’a inspirée Ottavio ! osez donc nier que, plus tard, lorsque je vous ai vu, par la ruse… par la trahison… par le fratricide… devenir duc della Sorga, ce n’est pas votre exemple qui m’a poussé à vouloir, par la ruse, par la trahison, par le fratricide, devenir duc della Sorga !…

» Et voilà pourquoi je vous ai dit que cent fois vous m’avez, à votre insu, révélé le secret de votre âme… et, plus tard, révélé votre crime… que vous croyiez enseveli dans l’ombre… Voilà pourquoi, mon père, je vous dis : Votre crime a engendré le mien. Donc, trêve d’hypocrisie !… trêve de reproches !… traitons-nous en complices.

» Vous avez mis fin aux jours de votre frère par la ruse… l’échafaud ! je voulais, moi, mettre fin aux jours de mon frère par la ruse et par le poison… Et, eussé-je réussi, j’étais moins criminel que vous… Ottavio mourait seul…

» Or, a-t-il été seul à mourir, votre frère Pompeo ?…

» Répondez donc, mon père !… Combien de têtes sont tombées avec la sienne !… Répondez donc !… Combien de patriotes siciliens pendus, prisonniers ou proscrits ?… Répondez donc ! Ces proscriptions, ces morts, qui les a causées ? Est-ce, oui ou non, votre délation ?… Répondez donc !…

» Et vous osez m’accuser !… et vous osez me menacer !… Ah ! je vous l’ai dit, je vous le répète : c’est vous, mon père qui, aujourd’hui, devez trembler devant moi !

— Silence, malheureux !… quelqu’un vient, – dit tout bas le duc della Sorga prêtant l’oreille du côté de la chambre voisine.

Puis, il ajoute tout haut :

— Qui va là ?

— Moi, Bartholomeo, monseigneur, – répond le majordome paraissant au seuil de la porte. – Le marquis Ottavio vient de rentrer à l’hôtel.

— Où est-il ?

— Dans le salon… Il a fait demander à madame la duchesse, qui, au retour de l’Opéra, est rentrée dans ses appartements, si elle pouvait le recevoir.

— Fais dire à la duchesse, par l’une de ses femmes, que je la prie de venir à l’instant dans mon cabinet. Qu’Ottavio m’y attende aussi. Je descends à l’instant les rejoindre avec Felippe.

— Oui, monseigneur, – répond Bartholomeo en s’éloignant.

Le duc della Sorga, s’adressant alors à son fils d’un ton menaçant :

— Demain, vous saurez mes volontés… Elles seront irrévocables, et, pour l’honneur de ma maison, j’ensevelirai dans le plus profond secret ce qui s’est passé ici ce soir entre nous… Mais je saurai mettre votre frère à l’abri d’un nouveau crime… de votre part… Maintenant, monsieur, suivez-moi.

— À quoi bon ?

— Vous êtes assez méchant, assez dénaturé pour répéter la calomnie exécrable que vous avez eu l’audace sacrilége de me jeter ce soir à la face… Je veux… et je dois, sans faire allusion à ce qui vient de se passer entre nous… vous confondre en présence de votre mère et d’Ottavio, et mettre à néant l’horrible imposture que votre infernale imagination pouvait seule rêver…

— Mettre à néant… la vérité… mon père !

— Ce que vous appelez la vérité est le plus noir mensonge qui soit sorti de l’enfer ! et ce mensonge, je le mettrai à néant par une preuve matérielle… palpable… irrécusable… aussi évidente que la lumière ; une preuve devant laquelle il faudra bien que s’incline votre scélératesse : une preuve enfin devant laquelle vous resterez écrasé sous le poids du remords… si votre âme peut jamais connaître le remords…

— Vous me prouverez… que vous n’avez pas livré votre frère au bourreau ?

— Oui.

— Je vous suis, mon père… Après la tragédie… la comédie !…

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