XXX

Le duc della Sorga se dispose à continuer l’entretien, après avoir répondu aux touchantes paroles et au généreux mouvement d’Ottavio ; celui-ci, continuant de fuir les regards de la duchesse, qui attache sur lui un œil presque suppliant, s’est assis non loin de son père.

Enfin, Felippe, possédant seul un sang-froid effrayant parmi les acteurs de cette scène, est debout, les bras croisés, adossé à la cheminée.

Le duc reprend ainsi, après un moment de silence :

— Je vous ai dit la calomnie atroce renfermée dans cette lettre anonyme… je vous ai dit quelle menace elle contenait… je vous ai dit que, malgré le mépris dont l’on doit habituellement couvrir de pareilles accusations… ma position était telle… qu’un devoir impérieux m’obligeait à réduire cette calomnie au néant en présence de ma famille d’abord… et ensuite en présence de mes compagnons d’exil… Je vous ai dit enfin que le devoir que j’ai à remplir… serait le devoir le plus douloureux de ma vie…

Ces derniers mots sont prononcés par le duc della Sorga d’une voix tellement altérée, qu’il est forcé de s’interrompre pendant un moment ; puis il reprend ainsi :

— Il est un secret affreux que j’aurais voulu ensevelir dans ma tombe ; le silence ne m’est plus permis : une accusation terrible est portée contre moi…

— Mais son insanité même ne rend-elle pas cette accusation digne du dernier mépris ? – dit la duchesse tâchant de se distraire de ses appréhensions au sujet d’Ottavio. – Qui pourra jamais croire, grand Dieu ! que vous, vous… César della Sorga, vous ayez trahi vos amis, votre frère, livré le secret de cette conspiration ?

— Hélas ! – reprend le duc, – cette accusation insensée… monstrueuse… en tant qu’elle pèse sur moi… ne serait malheureusement que trop fondée, si elle pesait sur le véritable coupable !… Oui ! la dernière conspiration a été trahie !… oui, il existait un traître parmi nous !…

— Et le nom de ce traître, quel est-il donc ? – s’écrie Ottavio. – Si vous le connaissez, cet infâme !… vous devez, mon père, livrer son nom à l’exécration de tous les patriotes siciliens !… oui, de tous !…

— Bien dit, Ottavio, – pensait Felippe. – Quel coup affreux tes paroles doivent porter à notre père !… car cet exécrable traître dont l’infamie te révolte… c’est lui !… Il avoue la trahison… Qui donc va-t-il avoir l’audace d’accuser ?

Le duc della Sorga, que la véhémente indignation d’Ottavio a fait pâlir de douleur, tire de l’enveloppe placée près de lui une dépêche ; puis :

— Nommer le vrai coupable… prononcer son nom serait au-dessus de mes forces… je laisse à un autre que moi… ce terrible devoir… Écoutez !

Et le duc, d’une voix altérée, lit la dépêche, ainsi conçue :

« Monsieur le marquis Ricci.

» Au nom du roi, notre maître, je vous écris ceci :

» Vous et votre frère Pompeo, duc della Sorga, vous avez commis un crime de haute trahison, et, en armant contre Sa Majesté quelques-uns de ses sujets égarés, vous avez déchaîné les horreurs de la guerre civile.

» Vous avez fait couler le sang dans un pays paisible ; vos crimes sont avérés ; la justice a prononcé.

» Vous êtes condamné à la peine de mort, vous et votre frère Pompeo.

» Le roi, notre maître, maintient cette peine à l’égard du votre frère Pompeo ; mais, en vertu de son droit de grâce, Sa Majesté daigne commuer votre condamnation à mort en un bannissement perpétuel, monsieur le marquis Ricci, parce que, si grand qu’ait été votre attentat, il n’est pas du moins déshonoré par une lâche trahison envers vos complices.

» Sa Majesté peut, dans sa clémence magnanime, daigner amnistier le sujet rebelle, mais du moins loyal jusque dans sa rébellion même et gardant sa foi envers ses complices ; mais le roi est inexorable pour celui qui, trahissant à la fois Sa Majesté et ceux qu’il a poussés à la révolte, les livre avec une abominable perfidie à la vindicte des lois, au moment de l’action. Ce double crime… votre frère… l’a… commis… et… »

Le duc della Sorga s’interrompt, vaincu par l’émotion… Émotion non pas feinte, cette fois, mais conscience vengeresse… vraie, poignante, atroce… car ce misérable songeait que, doublement fratricide, il tuait l’honneur de son frère après l’avoir livré au bourreau…

Voici ce qui s’était passé :

Le duc (alors marquis Ricci) avait révélé le complot la veille de son exécution :

1° À la condition d’être gracié de la peine de mort et provisoirement exilé ;

2° À la condition que, lorsque son frère Pompeo serait sous le coup de la peine capitale, on lui arracherait, en lui promettant son pardon, l’aveu mensonger qu’il était le délateur de la conspiration…

Pompeo, d’un caractère ardent, impétueux, mais faible et bien connu de son frère, devait presque assurément tomber dans ce piége infernal.

Il en fut ainsi.

Un habile affidé fut dépêché à Pompeo dans sa prison, avec mission de lui signifier, sans autre explication que, s’il consentait à avouer par écrit qu’il avait dénoncé ses complices, la veille de leur tentative de rébellion, la peine de mort serait commuée pour lui en exil, et que le secret serait fidèlement gardé.

Cette étrange et inexplicable proposition révolta d’abord Pompeo ; il demanda à quoi bon d’ailleurs cette déclaration mensongère, qui pouvait le déshonorer ?

Il lui fut inflexiblement répondu qu’il n’avait pas à discuter cette offre, si incompréhensible quelle lui parût, mais à l’accepter, oui ou non. – Si non, il serait exécuté le lendemain, si oui, il partirait à l’instant pour l’exil et resterait maître de ses biens.

Pompeo tenait à la vie, à ses richesses ; il avait pu tout risquer dans l’effervescence de sa passion politique, surexcitée par son frère, qui l’avait persuadé du succès de la conspiration ; mais vaincu, mais prisonnier, mais face à face avec la mort, l’exaltation première de Pompeo fit place à un morne découragement, et bientôt l’amour de la vie étouffa l’horreur qu’il avait d’abord ressentie à la pensée de s’accuser d’une trahison… exécrable… Puis il se dit qu’après tout le secret lui serait gardé ; que, fût-il même un jour révélé, la conscience de son innocence lui donnerait le courage de braver l’erreur des hommes à son sujet…

L’heure du supplice approchait… Pompeo, dominé par l’invincible terreur de la mort (et n’ayant jamais soupçonné la scélératesse de son frère), consentit à ce qu’on exigeait de lui : il écrivit, sous la dictée de l’affidé, quelques lignes qu’on lira ci-après… et, au point du jour, la tête de Pompeo tombait sur l’échafaud, où il fut porté presque inanimé ; car, apprenant qu’il avait, en vain signé l’aveu de son déshonneur, il tomba défaillant et ne reprit quelque peu ses esprits qu’au moment de mourir et lorsqu’il reçut les derniers embrassements de… son frère !

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