XXV

Il est onze heures du soir.

Cette scène se passe à l’hôtel habité par M. et madame della Sorga, et durant cette soirée où la duchesse est allée à l’Opéra, où se trouvait aussi M. de Luxeuil.

Les deux frères Felippe et Ottavio occupaient, on le sait, deux chambres contiguës et communiquant l’une avec l’autre par une porte commune.

La chambre d’Ottavio est disposée de la sorte : au fond, le lit, et, près du chevet, un guéridon sur lequel est déposé le verre de limonade qu’il boit chaque soir ; en face du lit est une cheminée surmontée d’une glace ; de chaque côté de cette cheminée, une fenêtre donnant sur le jardin ; l’un des autres côtés de la chambre est garni d’un canapé placé entre une commode et un secrétaire ; ce canapé fait face à la porte de communication entre les deux chambres.

Onze heures sonnent dans le lointain.

Felippe, tenant à la main un bougeoir, entre dans la chambre de son frère et dépose son luminaire sur la commode, auprès de laquelle il reste debout et appuyé.

Il est d’une pâleur livide ; sa physionomie est effrayante de haine ; son œil étincelle d’une joie infernale.

— Onze heures, – se dit Felippe ; – dans une demi-heure, ils seront de retour de l’Opéra. J’ai le temps ! Tout est bien préparé. Ils croient qu’Ottavio, la nuit dernière, s’est écrié, dans un rêve, que je lui rendais l’existence insupportable : et, ce matin, après notre réconciliation, je l’ai tellement désespéré en suscitant une nouvelle querelle entre nous, qu’il s’est écrié devant mon père et ma mère : « Ah ! c’est à me faire détester la vie ! » On devra donc croire au suicide d’Ottavio, suicide causé par les chagrins dont je suis l’auteur.

» Oui, – reprend Felippe après un moment de réflexion, – l’on devra d’autant plus croire à ce suicide, que, tantôt, en revenant du château de Monceaux, où il était allé avec le fils de ce banquier, la figure d’Ottavio était si abattue, si sombre, si désolée, que j’ai entendu mon père lui dire :

» — Grand Dieu ! mon enfant, qu’as-tu donc ? Tes traits sont bouleversés ! Songerais-tu encore à ta pénible discussion de ce matin avec ton frère ?

» — Oui, malgré moi, ce souvenir me poursuit, – a répondu Ottavio ; – mais ne parlons plus de cela, mon père.

» Je ne m’y suis pas trompé : Ottavio voulait, par cette réponse, mettre un terme aux questions de mon père ; mais, dans la journée, il était survenu à Ottavio d’autres chagrins que ceux dont je suis cause. Ces nouveaux chagrins, qui servent si heureusement mon projet en rendant plus probable encore ce suicide, quels sont-ils ?…

Felippe reste pensif et reprend bientôt :

— Il faut qu’à ces chagrins ma mère ne soit point étrangère ; car, lorsque tantôt elle est rentrée, une heure après Ottavio, celui-ci, au lieu d’accourir près d’elle, comme d’habitude, pour lui baiser la main, a, au contraire, dès qu’il l’a vue, de loin, s’approcher du perron, brusquement tourné le dos et gagné le jardin.

» Enfin, à dîner, il fuyait les regards de ma mère, ne lui parlait que d’une voix contrainte ; il pâlissait et rougissait tour à tour, et, à la fin du repas, j’ai cru qu’il allait se trouver mal ; mais on est venu à ce moment lui annoncer que le fils de ce banquier l’attendait pour aller à l’Opéra, et Ottavio s’est empressé de quitter la table.

» — Voyez-vous, malheureux enfant, quelle affliction vous causez à votre frère ! – m’a dit mon père, toujours persuadé que j’étais la cause unique des chagrins d’Ottavio : – il est depuis ce matin, méconnaissable !

» — En effet, – a repris ma mère, – je suis inquiète de l’abattement de mon fils ; je lui ai demandé plusieurs fois pourquoi il semblait si accablé, si navré : il a toujours éludé de me répondre.

» — Il m’a répondu, à moi, – a répliqué mon père ; – il m’a avoué que le souvenir de ce qui s’est passé ce matin entre Felippe et lui le poursuivait malgré lui.

» Et ma mère de se joindre à mon père pour me reprocher de faire le malheur d’Ottavio. Je les écoutais avec délice. On devait croire, on croira demain que le désespoir l’a poussé à se délivrer d’une vie que je lui rendais insupportable ; et il faudra me voir alors éclater en sanglots ; il faudra m’entendre me maudire d’avoir causé la mort de cet infortuné ! Mais il sera trop tard, et, Dieu merci, mes remords ne le feront pas revivre.

» Allons, reprend Felippe après un nouveau silence, – allons, tout me seconde, tout vient à souhait. Courage, Felippe ! Grâce à une petite pincée de poudre blanche, toi, pauvre cadet de famille, demain tu seras marquis Ricci, et un jour… bientôt, peut-être, tu seras duc et possesseur des immenses domaines de la maison. Tu es aujourd’hui l’objet des railleries, du dégoût, de l’aversion de tous ; demain, l’on t’entourera de flatteries, de respects, parce que tu seras l’unique héritier de la maison della Sorga. Courage !… Hésiterais-je ?…

Ce monstre, en parlant ainsi, avait développé un petit papier qu’il tenait plié dans le creux de sa main, et contenant une forte dose d’arsenic ; et il s’approchait lentement du guéridon sur lequel était placé le verre de limonade.

Cependant, malgré son infernale scélératesse, Felippe, au moment de commettre son acte fratricide, et tenant le papier suspendu au-dessus du verre, reste indécis et pensif, se disant :

— Et pourtant, jadis, je chérissais cet Ottavio ! Je n’étais pas né méchant, non ; j’ignorais l’envie, la jalousie, la haine dont je suis maintenant possédé ; je me résignais à la médiocrité de mon sort de cadet de famille, je ne songeais même pas à la différence de position qui existait entre moi et mon frère aîné… L’exemple de mon père m’a rendu fratricide.

À ce moment, paraît à la porte le duc della Sorga.

Le bruit de ses pas, amorti par l’épaisseur des tapis, n’a point été entendu de Felippe, absorbé par la préoccupation de son crime, et qui, tournant le dos à son père, masque ainsi complétement le guéridon.

Mais, grâce à la glace placée sur la cheminée, le duc ne perd aucun des mouvements de son fils ; et il le voit enfin, après quelques moments d’hésitation suprême, verser dans le verre le contenu du papier ; puis, avec un sang-froid épouvantable, mélanger le poison au liquide, à l’aide d’une cuiller qu’il a prise sur le plateau.

Le duc della Sorga, la respiration suspendue, suffoqua par la terreur, cloué au seuil de la porte, se croit d’abord sous l’obsession d’un rêve ; mais l’expression effrayante des traits de Felippe, qu’il aperçoit réfléchis dans la glace, ne lui laisse aucun doute sur les projets de ce scélérat.

Aussi, dominant bientôt l’espèce d’horreur qui l’a tenu jusqu’alors immobile et muet, le duc della Sorga s’élance dans la chambre, se saisit du verre, le brise à ses pieds, et, foudroyant son fils du regard, s’écrie :

— Monstre ! tu voulais empoisonner ton frère !

Share on Twitter Share on Facebook