XXVI

Felippe, stupéfait de l’apparition inattendue de son père, et voyant son crime découvert, reste d’abord anéanti, et quelques instants d’un silence lugubre règnent entre les deux fratricides.

Car le duc della Sorga, lui aussi, avait voulu la mort de son frère, et le crime s’était accompli, crime plus affreux encore que celui que méditait son fils, car ce forfait était enveloppé dans l’ombre de la perfidie et de l’hypocrisie les plus noires.

Il avait, au pied de l’échafaud, embrassé en sanglotant celui qu’il livrait aux bourreaux par sa délation, afin d’hériter le titre et les grands biens de son frère aîné.

Les motifs de ce forfait étaient les mêmes que ceux qui poussaient Felippe au meurtre d’Ottavio…

Et voilà pourquoi le duc della Sorga, après s’être écrié : « Monstre ! tu voulais empoisonner ton frère ! » gardait un morne silence ; sa conscience arrêtait les malédictions sur ses lèvres… Les malédictions seraient retombées sur sa tête… comme y retombait le sang de Pompeo, le jour du supplice de ce martyr.

Et, si étrange que cela semble, ce misérable, nous le répétons, avait des entrailles de père… Il sentait redoubler sa tendresse pour ses deux enfants depuis son fratricide… Il lui semblait ainsi l’expier… Le seul rêve de sa vie était de les voir fraternellement unis.

À ce terrible retour sur lui-même, qui paralysa d’abord l’expansion de l’horreur que lui causait l’attentat de Felippe, succéda bientôt chez le duc della Sorga le sentiment impérieux des devoirs paternels…

Nouvelle torture pour lui, car, nous le répétons, chacune des paroles dont il allait accabler le fils fratricide se retournerait contre lui… père fratricide !

Felippe, un moment anéanti par la soudaine apparition du duc della Sorga, et voyant ses projets meurtriers rendus à jamais impossibles par la découverte de cette première tentative, maudit son père, qui les déjouait, et reprit peu à peu sa farouche assurance.

Il croisa ses bras sur sa poitrine, roidit sa taille difforme, releva le front, attacha sur le duc un regard de défi ; un sourire amer et sardonique contracta ses lèvres, et, rompant le premier le silence, il dit avec audace ces seuls mots, dont l’accent fit frissonner son père :

— Eh bien ?…

— Dieu juste !… pas l’ombre du remords sur ce front d’airain !

— Pourquoi des remords ?

— Infâme ! oh ! infâme !

— Qu’ai-je fait ?

— Que mettais-tu dans ce verre ?

— Du poison !

— Ce crime… ce crime… affreux… qui te poussait à le commettre ?

— Le désir de devenir marquis Ricci… et, plus tard, duc della Sorga et possesseur des biens de notre maison… mon père…

Et Felippe, attachant sur le duc un regard fixe qui le glace jusque dans la moelle des os, reprend avec un accent intraduisible :

— Vous me blâmez… peut-être… vous ?

— Malheureux ! ton crime t’a-t-il rendu fou ?

— Ainsi, vous me blâmez, mon père ?

Et, en prononçant ces paroles, Felippe continue d’attacher ses yeux d’une fixité effrayante sur le duc.

Ce regard semble fasciner M. della Sorga ; son gosier se dessèche, sa poitrine halète ; il devient pâle… livide… il baisse la tête, ne pouvant supporter davantage le regard de son fils.

Celui-ci reprend :

— Répondez donc, mon père !… me blâmez-vous ?

— Si… je te… blâme, assassin ?

— Mon père… regardez-moi… en face…

— Non… ta vue me fait horreur…

— Mon père… je vous dis de me regarder en face…

— Tais-toi, tu m’épouvantes !

— Vous l’avez dit, je vous épouvante… vous n’osez pas, en m’accusant, lever les yeux…

— C’est à toi… de trembler… misérable !…

— Je ne tremble pas, moi, mon père ; c’est vous qui tremblez…

— Tu mens !

— Vous allez tomber… vous pouvez à peine vous soutenir…

Et Felippe, avec un horrible sang-froid, offre au duc une chaise et ajoute :

— Asseyez-vous !

Les regards et l’accent de son fils, son audace effroyable, donnaient à penser au duc que son propre crime était découvert ou soupçonné par Felippe.

Cependant ce sinistre secret n’était connu que du roi de Naples et de Bartholomeo ; M. della Sorga se croyait certain que nulle autre personne au monde n’était instruite ou ne pouvait être instruite de ce forfait. Felippe ne devait donc avoir que des soupçons…

Cette pensée réconforta le duc ; il s’était d’ailleurs, – on le verra – dans sa profonde astuce, prémuni contre la découverte presque impossible de sa trahison.

Reprenant donc peu à peu l’assurance perdue dans un premier saisissement, il repousse d’un geste indigné le siége que lui offre son fils, et, le front haut, le geste impérieux, menaçant, la voix éclatante :

— À genoux… fils indigne !… à genoux, fratricide !

— Je vous défends de m’accuser, mon père…

— À genoux sur l’heure ! à genoux !

— M’agenouiller devant vous ? Jamais ! Vous êtes plus coupable que moi !…

— Ah ! c’en est trop !

— Le crime que j’ai voulu commettre… vous l’avez commis… vous !

— Qu’oses-tu dire, malheureux ?

— La vérité, mon père…

— Qu’elle vérité ?

— Vous le savez.

— Parle !… Oh ! tu parleras… monstre de scélératesse !… Ah ! tu joins à ton crime… une calomnie exécrable ! Tu parleras !… quand je devrais arracher les paroles de ta gorge maudite !

— Oh ! vous n’aurez pas cette peine…

— Parle donc !…

— La conspiration de Sicile, a été trahie…

— Par qui ?

— Par vous, mon père.

— Honte et exécration ! Par moi ! et c’est mon fils qui…

Et le duc della Sorga, saisissant rudement le bras de Felippe, s’écrie :

— Cette calomnie infâme, atroce, de qui la tiens-tu… toi qui as la sacrilége audace de la répéter devant moi ?… Réponds ! de qui la tiens-tu, cette calomnie atroce ?

— De vous, mon père.

— Qu’entends-je, de moi ?

— Oui… de vous-même.

— Oh ! tu ne m’échapperas pas… par des mensonges dont l’audace égale l’absurdité… Cette calomnie atroce, de qui la tiens-tu ? Réponds !

— De vous, mon père !

— Par la mort-Dieu ! je t’écrase comme un ver de terre, si tu ne me réponds pas clairement ! – s’écrie le duc poussé à bout par l’impassibilité de son fils.

Et, le secouant à lui briser le poignet :

— Prends garde !… prends garde !

— Vous me tueriez sur la place, que je vous dirais encore : C’est vous qui avez trahi la conspiration de Sicile ! c’est vous qui avez livré votre frère Pompeo, pour hériter son titre et ses biens… c’est vous qui m’avez révélé votre fratricide ; c’est vous qui, par votre exemple, m’avez poussé au meurtre de mon frère !… Est-ce là parler clairement ?

— C’est aggraver ton forfait par d’abominables mensonges, misérable ! Comment ! moi, je me serais accusé eu ta présence du plus grand des crimes ! d’avoir trahi, livré mon frère pour hériter son titre et ses biens ! Moi… je t’aurais fait une révélation pareille ? Mais, misérable, ce que tu dis là… est encore plus insensé que monstrueux…

— Insensé je serais, en prétendant que c’est volontairement que me l’avez faite, cette révélation… Non, non, vous êtes trop rusé pour commettre une telle imprudence…

— Ainsi, cette révélation aurait été de ma part involontaire !

— Oui… et cependant vous me l’avez faite cent fois… à votre insu ! cent fois vous avez dit devant moi l’équivalent de ces mots : « Je suis cadet de famille ; si mon frère meurt, j’hériterai ses biens, son titre… il faut qu’il meure !… » Et il est mort. Vous l’avez livré au bourreau… et vous êtes duc della Sorga, mon père.

— Ce malheureux a-t-il perdu la raison ? Plût à Dieu ! ce n’est plus de l’horreur, c’est de la pitié que l’on a pour un fou !

— Je ne suis pas fou… Mais il est, voyez-vous, mon père, des paroles… qu’il ne faut jamais prononcer devant les enfants…

— Quelles paroles ?

— Celles-là qui m’ont rendu fratricide…

— Quelles sont-elles ?

— Ce sera long à vous dire… Ces paroles s’expliquent par des faits, et les faits remontent à quatre ans déjà.

— Il n’importe !… parle… je l’exige !… mais je veux encore espérer que tu as perdu la raison… seule excuse de ta scélératesse.

Share on Twitter Share on Facebook