XXVII

Le duc della Sorga se persuada que quelques paroles de l’un de ses entretiens avec Bartholomeo, son unique confident, avaient été entendues de Felippe, qui, cédant à une curiosité coupable, les aurait surprises, mais qu’il ne possédait aucune autre preuve ou certitude morale du crime fraternel.

Le duc n’en attendit pas moins avec une profonde angoisse les révélations de son fils.

Celui-ci poursuivit ainsi :

— Enfant et adolescent, j’aimais tendrement mon frère.

— Oh ! c’est vrai… c’est vrai…, – reprend le duc della Sorga étouffant un gémissement douloureux. – Vous chérissiez jadis Ottavio, et voilà ce qui rend votre crime encore plus horrible ! maudit !

— Gardez donc vos malédictions pour votre crime, à vous… il a engendré le mien… Il a changé en haine ma tendresse pour mon frère !

— Quoi ! tu oses encore…

— Ah çà ! mon père, dit Felippe avec un accent de glaciale et effrayante ironie, – est-ce que vous croyez que je consentirais à parler… si je ne savais pas que chacune de mes paroles doit vous frapper au cœur ?

— Scélérat !

— Une fois pour toutes, mon père, retenez bien ceci : les épithètes de scélérat, de monstre, de fratricide, s’adressent plus encore à vous qu’à moi… Cette conviction vous rendra peut-être plus ménager de ces gros mots… Cela dit pour vous ; quant à moi, ils ne me touchent point… peut-être me toucheraient-ils, prononcés par une autre bouche que la vôtre…

Le duc della Sorga reste écrasé sous cette réflexion, dont il ne peut méconnaître la terrible vérité.

Felippe poursuit :

— J’aimais tendrement Ottavio… je me consolais d’être laid, chétif et bossu, en le voyant plein de force, de grâce et de beauté ; je me glorifiais en lui, il était ma joie, mon bonheur, mon orgueil.

Felippe, voyant se peindre sur les traits de M. della Sorga l’expression de regrets déchirants, car il pensait à ces jours où l’union de ses deux enfants était si douce à son cœur paternel, Felippe ajoute avec un ricanement sardonique :

— J’insiste à dessein, à plaisir… sur ces temps de mon enfance et de ma première jeunesse, parce que les souvenirs sont pour vous atroces, mon père… ils me vengent du mal que vous m’avez fait…

— Dieu juste ! tu l’entends, ce fils dénaturé !… « Le mal que je lui ai fait ? » lorsque, depuis sa naissance, j’ai été pour lui le meilleur des pères !

— Le meilleur des pères ne rend pas, par son exemple, son fils fratricide.

— Encore ce reproche infâme, monstrueux !… Mais explique-toi donc, misérable !

— Je ne m’expliquerai pour vous que trop tôt, mon père…

— Achève !…

— Ces jours où j’adorais mon frère, ont été l’époque la plus heureuse de ma vie… chacun m’aimait, car je m’efforçais de me faire aimer de chacun ; je me sentais bon, car j’étais né bon… et j’étais heureux, alors, entendez-vous, mon père, vous qui m’avez rendu si haineux, si méchant, si misérable ?

— Mon Dieu ! entendre cela ! entendre cela !

— Il faut bien que vous entendiez cela ; il faut bien que vous sachiez, mon père… et vous le savez, que, si l’un de nous deux doit ici trembler, repentant… suppliant… ce n’est pas moi… c’est vous !

— Ah ! c’en est trop !

— Non… ce n’est pas trop… écoutez… Vous rappelez-vous la première fois que vous nous avez conduits, Ottavio et moi, au palais della Sorga, lors du retour de votre frère Pompeo, après ses longs voyages en Angleterre, en France et en Amérique ?

— Oui… il y a environ quatre ans !

— Nous habitions alors Palerme, où nous vivions modestement, presque pauvrement. Je n’oublierai jamais l’accent de votre voix et votre figure lorsque vous nous avez dit, à Ottavio et à moi :

» — Vous étiez presque enfants, lorsque mon frère Pompeo a quitté la Sicile ; il est de retour et a fixé sa résidence dans le magnifique palais della Sorga, qu’il vient de faire restaurer ; vous allez être éblouis, mes enfants, de la splendeur de cette habitation royale, du nombre des domestiques, de l’immense étendue des domaines… Mais, que voulez-vous ! mon frère Pompeo a eu, le bonheur de naître deux années avant moi… Voilà pourquoi il est duc della Sorga, le plus riche et le plus grand seigneur de la Sicile… tandis que, moi, je ne suis que le marquis Ricci, pauvre cadet de famille

» Vous rappelez-vous ces paroles, mon père ?

— Soit !… Eh bien ?

— Eh bien, quand vous avez dit cela, l’envie, la jalousie, quoique contenues, perçaient dans chacune de vos paroles, mon père !

— Cela n’est pas vrai…

— Les enfants… et j’étais encore presque un enfant alors, sont très-observateurs, continue Felippe sans s’arrêter à la dénégation de son père ; – vos paroles me frappèrent beaucoup… je les retins. J’y songeais souvent et je me disais :

» — C’est uniquement grâce au hasard de sa naissance que notre oncle Pompeo est le plus grand seigneur de la Sicile, tandis que notre père n’est qu’un pauvre cadet de famille.

» Cela me paraissait une grande iniquité ; je plaignis votre pauvreté, je compris… je partageai presque déjà l’envie, la jalousie que vous ressentiez à l’égard de votre frère Pompeo.

— C’est faux ! – s’écria le duc aussi surpris qu’effrayé de la sagacité de son fils, je n’éprouvais aucune jalousie, aucune envie au sujet de mon frère.

— Cette jalousie, cette envie perçaient, au contraire, dans chacune de vos paroles.

— Non !

— Oh ! j’ai bonne mémoire… et je me souviens qu’après notre arrivée au château ? et à mesure que vous en admiriez la magnificence, conduit par notre oncle Pompeo et sa jeune femme, alors enceinte, je voyais votre figure s’assombrir, je remarquais encore votre sourire contraint et amer lorsque vous disiez à votre frère :

» — Savez-vous, Pompeo, que le roi vous envierait ce palais ?

» Ce n’était pas seulement de la jalousie… de l’envie, que vous éprouviez alors, mon père… c’était de la haine !…

— Malheureux ! oser interpréter de la sorte ces paroles, les paroles les plus insignifiantes, les plus innocentes !

— C’était de la haine, vous dis-je ! Je vois encore le froncement sinistre de vos sourcils contrastant avec votre sourire forcé. Nous avons quitté le palais ; je restais ébloui d’une magnificence dont je ne m’étais pas même fait une idée au milieu de notre modeste existence, et je me disais, méditant vos paroles :

» — Si le hasard avait fait naître notre père avant notre oncle Pompeo, ce palais splendide, ces immenses domaines seraient les nôtres ; nous vivrions ici en grands seigneurs, au lieu de végéter dans notre triste et pauvre maison de Palerme.

» J’eus alors pour la première fois conscience… des privations du luxe ; puis une réflexion en amène une autre, et, peu à peu, j’en vins à penser que si, né avant votre frère, vous eussiez été duc della Sorga, ce titre, ce palais, ces richesses, ces domaines auraient appartenu à Ottavio, que le hasard avait fait naître avant moi… toujours selon vos paroles, mon père, toujours selon vos paroles…

» Et dès lors, en songeant aux priviléges dont aurait, en ce cas, joui mon frère à mon détriment… mon affection pour lui a commencé de se refroidir, et pour la première fois, je me comparai à lui avec amertume.

» Non-seulement le hasard l’avait fait aussi beau, aussi attrayant que j’étais laid et difforme ; mais, si vous fussiez né avant notre oncle Pompeo, mon frère eût été grand seigneur, puissamment riche, et, moi, j’aurais misérablement végété. Ainsi à Ottavio tous les dons de la nature et de la fortune… et à moi… rien… que laideur et pauvreté.

» Alors la beauté d’Ottavio dont j’étais si fier, m’a semblé un outrage incessant à ma difformité… mon caractère s’est aigri… je suis devenu taciturne, triste, atrabilaire ; je me suis replié sur moi-même… ma bonté native s’est noyée dans le fiel… j’ai envié mon frère… Or, le premier germe de cette envie, qui l’a jeté dans mon âme ?… Vous, mon père… oui, vous !… en trahissant en ma présence l’envie que vous inspirait votre frère.

— Malheureux ! c’est la noirceur, la méchanceté de votre âme qu’il faut accuser ! – s’écrie le duc della Sorga tâchant d’étouffer sous ce reproche la voix redoutable de sa conscience, qui lui disait : « Les accusations de ce misérable ne sont que trop fondées… La jalousie, l’envie, puis la haine que les avantages dont jouissait ton frère éveillaient en toi… se sont révélées presque à ton insu… et ainsi la semence du mal a tombé, a germé, a grandi dans l’âme de ton fils ! »

— Si mon âme est devenue noire et méchante, c’est à votre exemple, mon père, – avait reprit Felippe, – et si l’envie, la jalousie que m’inspirait Ottavio sont devenues de la haine… c’est encore à votre exemple.

— Calomnie et mensonge !

— Vérité… fatale vérité, mon père ! Vous rappelez-vous le jour où vous avez reçu la nouvelle inattendue de la mort de sa femme, trépassée en couches avec son enfant ? C’était le soir. Bartholomeo vous remit une lettre qu’un courrier venait d’apporter du château della Sorga. Vous lisiez… je vous regardais… Non, jamais je n’ai vu joie plus vive se manifester sur une figure humaine !

— Vous mentez !

— Je ne mens point… la joie vous suffoquait, – et, vous adressant à ma mère et à nous tous, vous étiez rayonnant !

» — Béatrix, mes enfants, si vous saviez !…

» Mais, changeant soudain d’accent et de visage, vous ajoutâtes en feignant soudain une grande tristesse, – vous ajoutâtes :

» — Madame la duchesse della Sorga vient de mourir en couches avec son enfant…

» Et vous ne pûtes vous empêcher de faire cette réflexion en jetant à ma mère un regard significatif :

» — Il n’est pas probable que mon frère, à son âge, songe à se remarier.

» Alors j’ai deviné la cause de votre joie, en apprenant la mort de la femme de votre frère… S’il restait veuf… vous deveniez après lui duc della Sorga… C’était déjà désirer… sa mort.

— Mais c’est horrible !… mais, encore une fois, c’est interpréter avec une malignité exécrable les actes, les mots les plus innocents. Vous voyez tout à travers le prisme de votre propre scélératesse ! – s’écrie le duc della Sorga épouvanté de la terrible perspicacité de Felippe ; – vous prenez pour des réalités les rêves de votre infernale imagination.

— Nous ne sommes donc pas seuls ici, mon père ?…

— Comment !… – reprend le duc della Sorga stupéfait de cette brusque question de son fils, – que signifie ?…

— Vous craignez donc qu’il n’y ait quelqu’un aux écoutes ?

— Non… heureusement pour vous… maudit ! personne ne nous écoute.

— Alors d’où vient votre obstination à nier toujours ce que j’affirme… ce que vous savez être la vérité ?

— Quelle audace !

— Après tout… vos dénégations doivent vous brûler les lèvres… Tant mieux !… passons… Je compris donc que, si notre oncle Pompeo mourait veuf, ainsi que vous l’espériez, vous deviendriez duc della Sorga… En ce cas, Ottavio devait hériter un jour ce titre et vos grands biens… Ce fut alors que l’envie… que m’inspirait mon frère… devint de la haine… Elle n’allait point cependant jusqu’à désirer de le voir mourir… non… ce désir ne devait s’éveiller en moi… qu’à votre exemple…

— À mon exemple ?… Encore !

— Encore et toujours, mon père… Et rappelez-vous ceci : le lendemain du jour où vous est parvenue la nouvelle de la mort de la femme de votre frère, nous nous sommes rendus au château afin d’offrir nos condoléances à mon oncle Pompeo… Cette fois, lorsque notre voiture est entrée sur le territoire des domaines… et que vous avez entrevu de loin les tours, les coupoles du palais, oh ! ce n’était plus l’envie que je lisais, comme d’habitude, sur vos traits épanouis : c’était le triomphant orgueil du possesseur qui met le pied sur son sol… Vous vous croyiez déjà héritier de votre frère !

— C’est faux !… indigne calomniateur, c’est faux !

— Cela est si vrai, qu’il vous est échappé de dire à ma mère en passant devant les pavillons de la cour d’honneur :

» — Ces bâtiments sont trop rapprochés de la façade du palais… je les ferai rebâtir plus loin, lorsque…

» Vous n’avez pas osé devant nous achever votre pensée en ajoutant : « Lorsque je serai le maître ici… » en d’autres termes : « Lorsque mon frère sera mort ; » mais, de ces paroles… au désir de cette mort… il n’y avait qu’un pas… Eh bien, ce pas, vous l’avez franchi !

— Misérable !…

— Ce pas, vous l’avez franchi !… et moi aussi, à votre suite… à votre exemple… me disant :

» — Demain, Ottavio mort, c’est moi qui, après mon père, s’il devient duc della Sorga, hériterai ce titre et ces biens…

» Et dès lors, j’ai désiré de voir mon frère mourir… Ce désir n’allait point encore jusqu’à vouloir le tuer, non ; ce désir ne devait s’éveiller en moi qu’à votre exemple, mon père !

— Ciel et terre ! je te… – s’écrie le duc della Sorga effrayant.

Mais, se contenant, il ajoute :

— Achève… achève !…

— On ne devient point en un jour fratricide, je le sais, continue Felippe impassible, et vous n’eussiez peut-être point franchi le pas qui vous restait à franchir pour arriver au fratricide… sans les projets de mariage de notre oncle Pompeo… Non ; car, durant les premiers mois de son veuvage, je vous entendais souvent dire à ma mère, sans cacher votre joie profonde :

» — Mon frère ne se remariera pas ; il est impossible qu’il se remarie.

» Mais un jour, notre voisin, le comte Orsini, vous dit en notre présence :

» — Quel homme mystérieux vous êtes, mon cher marquis ! L’on ne parle dans Palerme que du nouveau mariage de votre frère ; c’est la nouvelle du jour, et vous ne m’avez pas dit un mot de cette union.

» À ces paroles, qui vous menaçaient dans votre héritage, tel a été votre saisissement, mon père, que vous êtes devenu d’une pâleur mortelle.

— Toujours ces mirages de votre âme infernale, incessamment tendue vers le mal !… Si j’ai pâli, misérable, c’est d’étonnement de ce que mon frère ne m’eut pas fait part d’une résolution de cette importance.

— Vous avez pâli à la pensée de perdre l’héritage sur lequel vous comptiez… Le comte Orsini vous a même, à ce sujet, dit en riant :

» — Ce mariage, s’il se conclut, vous fera perdre un beau duché, marquis…

» Vous êtes parti à l’instant même pour aller voir votre frère. À votre retour, vous paraissiez quelque peu rassuré ; vous avez dit à notre mère que ces bruits de mariage étaient exagérés ; que votre frère songeait, il est vrai, à mettre un jour terme à son veuvage, qui lui pesait, mais qu’il vous eut instruit le premier de ses desseins, s’ils eussent été bien arrêtés.

» Néanmoins, de ce jour, vous avez vécu sous l’empire de la crainte de voir mon oncle Pompeo se remarier. C’est alors que vous avez franchi le dernier pas, c’est alors que vous êtes devenu fratricide… c’est alors que vous est venue la pensée d’engager mon oncle Pompeo dans une conspiration que vous trahiriez, afin de le livrer au bourreau…

— Infâme !

— J’affirme le fait.

— Il l’affirme ! Dieu juste ! il l’affirme !

— Oui !…

— Mais cette calomnie atroce, ce monstrueux mensonge, sur quoi oses-tu les baser ?… As-tu seulement l’ombre d’une preuve ?

— Je n’ai aucune preuve.

— Tu l’avoues, misérable !

— Je n’ai pas l’ombre d’une preuve.

— Et tu as l’audace de…

— J’affirme le fait, et je vous défie de le démentir, mon père, si vous êtes sincère.

Et Felippe regarde de nouveau avec une effrayante fixité le duc della Sorga.

Celui-ci, vaincu par l’objurgation de la vérité, baissa malgré lui les yeux devant son fils.

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