XXXI

Le duc della Sorga s’était interrompu vers la fin de la lecture de la dépêche qui contenait, contre son frère, une si terrible accusation.

À cette découverte, une stupeur douloureuse s’était peinte sur les traits de la duchesse et d’Ottavio.

Mais Felippe, d’abord non moins stupéfait que son frère et que sa mère, réfléchit… puis ses lèvres se contractèrent par un sourire sinistre ; il lança au duc un regard que celui-ci comprit, et qui signifiait : « Comédie ! comédie ! quels que soient les aveux de votre frère, vous l’avez livré au bourreau… vous êtes le véritable traître, je l’affirme ! »

— Mon Dieu ! – s’écriait en ce moment Ottavio après un moment de silence et de cruel accablement, – un frère… trahir une conspiration dont son frère est l’un des chefs, et ainsi le vouer à la mort !… Est-il donc possible… ce crime qui révolte la nature ?

— Bien dit, Ottavio ! – pensait Felippe observant toujours le duc, et remarquant le frémissement que lui causait la généreuse indignation de son fils aîné. – Avec quelle férocité ingénue ta vénération filiale torture celui que tu crois le plus innocent des hommes ! ô frère naïf !

Ottavio, dans l’épouvante et l’espèce d’incrédulité que ce forfait contre nature cause à son âme généreuse, tourne vers Felippe ses yeux baignés de larmes ; puis :

— Je te le demande à toi-même… mon frère… toi qui méconnais, hélas ! ma tendresse, toi qui, dans l’amertume de ton caractère morose et aigri, t’éloignes de moi… dis… l’aurais-tu cru… possible… ce crime sans nom ! un frère… trahir son frère ?

— Notre vénérable père doit le savoir mieux que personne… puisqu’il dit que cela est, – répond Felippe avec son ricanement diabolique, et jetant sur le duc un regard qui le glace, tandis que la duchesse dit vivement à son mari :

— Votre frère… Pompeo ! capable d’une pareille trahison !… À qui donc se fier désormais, juste ciel !…

— J’ai hâte d’achever cette révélation, – répond le duc ; – chaque ligne, chaque mot de cette dépêche me déchire le cœur.

Le fratricide ne mentait pas cette fois… il sentait ses forces à bout.

Il reprit donc ainsi, d’une voix altérée, la lecture de la dépêche :

« … Ce double crime, votre frère Pompeo l’a commis… et le roi, notre maître, dans sa justice inexorable, a laissé ce double traître subir le supplice de sa scélératesse.

» Vous partirez demain pour l’exil, vous et votre famille, monsieur le marquis de Ricci.

» Cet exil sera éternel, à moins que l’inépuisable clémence de Sa Majesté ne soit, un jour, touchée de votre repentance, si elle est témoignée par des actes…

» Je joins ici, par ordre du roi notre maître, un billet écrit par votre frère et remis à Sa Majesté la veille du jour où le complot devait éclater.

» Je vous prie d’agréer, monsieur le marquis Ricci, l’assurance de mes sentiments distingués.

» Le secrétaire intime de Sa Majesté,

» Chevalier PAOLO FRANCHI. »

— À cette dépêche, – ajoute le duc della Sorga d’une voix de plus en plus altérée, – était joint ce billet… Hélas ! il m’était impossible de méconnaître l’écriture de mon malheureux frère…

« Sire,

» Un complot contre la sûreté de l’État doit éclater demain…

» Je m’arrête au bord de l’abîme où un criminel vertige m’a précipité.

» Puisse mon repentir et les services que je puis rendre au roi, en cette occasion, me mériter mon pardon !…

» Le temps presse… je suis aux ordres de Votre Majesté, si elle daigne me mander à l’instant près d’elle… ou près de Son Excellence le ministre de la police, afin de lui donner tous les détails et toutes les indications nécessaires pour empêcher le complot d’éclater, et surprendre les chefs.

» J’ai l’honneur d’être, de Votre Majesté, le très-humble et très-fidèle sujet,

» POMPEO DELLA SORGA. »

Un moment de douloureux silence règne de nouveau parmi la famille della Sorga en suite de la lecture de ce billet.

Seul, Felippe se disait avec l’effrayante perspicacité qu’il puise dans la logique et dans la fatalité des faits :

— Si ce billet n’est pas l’œuvre d’un faussaire, lequel ne peut être que mon père… si ce billet a été écrit par mon oncle Pompeo… il lui aura été arraché par les menaces de la torture… ou par la promesse de sa grâce… à l’instigation de mon père… que ce billet devait mettre à l’abri de tout soupçon de trahison.

— Ô mon père ! – s’écrie Ottavio, – ce qu’il y a de plus affreux dans la calomnie dont vous êtes victime, c’est de vous réduire à vous en disculper… vous, Dieu juste ! vous dont le patriotisme, l’honneur, la loyauté… sont l’orgueil de votre famille et de ceux qui, comme vous, sont les martyrs de notre sainte cause !

— Mon ami, – reprend la duchesse s’adressant à son mari, – ce secret… qui, hélas ! entache à jamais de félonie l’un des membres de votre antique maison, pourquoi le divulguer à vos compagnons d’exil ?

— Pourquoi ? – répond le duc avec une amertume concentrée, en jetant un regard significatif à Felippe ; – pourquoi le divulguer… ce secret ? Parce que le misérable qui m’accuse d’une trahison qui n’est pas la mienne, et me menace de répandre cette calomnie atroce, peut tenir sa promesse… Il me faut donc, dans cette extrémité terrible, et afin de détruire jusqu’à l’ombre d’un soupçon… le prévenir et dévoiler la vérité tout entière… dût cette vérité, que je tairais au prix de ma vie, s’il ne s’agissait pas de mon honneur, dût cette vérité m’arracher l’âme ! Voilà pourquoi je suis forcé de réunir demain nos compatriotes, et de leur faire cette révélation.

Le duc della Sorga, brisé par tant d’émotions, voulant échapper à la fois à la présence d’Ottavio et à celle de Felippe, la tendre vénération du premier étant pour le père fratricide un supplice aussi cruel que le secret mépris de son second fils, – le duc della Sorga ajoute en se levant :

— Et, maintenant, veuillez me laisser seul, je suis anéanti, j’ai besoin de repos…

Mais, songeant soudain à la tentative homicide de Felippe, et frémissant à la pensée de laisser Ottavio, sans défiance, dormir cette nuit à la portée des sinistres desseins de son frère, il dit à Ottavio :

— Mon enfant, je me sens si péniblement impressionné, que je crains de ne pas trouver cette nuit le repos dont j’ai tant besoin… et, dans ma pénible insomnie, il me serait doux de t’avoir près de moi. On fera un lit sur le canapé de ce cabinet, voisin de ma chambre à coucher, de sorte que je t’appellerais, si je désirais ta présence.

— Oh ! mon père ! – s’écrie Ottavio, – je vous remercie de cette pensée. Dieu veuille que ma présence puisse alléger vos chagrins !

Mais soudain les traits du jeune homme s’assombrissent, et, faisant un terrible effort, afin de s’adresser à la duchesse, sur laquelle il ne lève pas les yeux, il reprend :

— Pendant que l’on me préparera mon lit dans ce cabinet, ma mère… veut-elle m’accorder chez elle un moment d’entretien ?

— Sans doute, mon enfant, – répond madame della Sorga avec un empressement mêlé d’une crainte secrète. – Viens chez moi…

— Mon ami, – dit le duc assez surpris, – ne peux-tu remettre à demain ce que tu as à confier à ta mère ?

— Si ma mère consent à m’entendre ce soir, je préfère ne pas renvoyer cet entretien à demain, – répond Ottavio tâchant de raffermir sa voix. – Je serai bientôt de retour auprès de vous, mon père.

— Qu’il en soit ainsi, mon ami, – dit le duc ; – j’espère ne pas avoir à troubler ton sommeil.

— Mon sommeil ! – pensait Ottavio, – ah ! de longtemps il n’approchera de mes yeux… et je n’ai plus de consolation, de refuge qu’en vous, le plus vénéré des pères !

La duchesse della Sorga, s’approchant de son mari pour prendre congé de lui :

— Bonsoir, mon ami… ayez bon courage ! Que la pensée de votre innocence vous réconforte, vous soutienne !

Et, s’adressant à Felippe, la duchesse ajoute :

— Bonsoir, mon fils… J’espère qu’en présence du nouveau malheur dont nous sommes tous frappés par la funeste révélation de ce soir, vous n’aggraverez pas notre affliction en persistant dans votre froideur pour votre frère.

— Je sens, ma mère, quels nouveaux devoirs m’impose la révélation que nous venons d’entendre, et à ces devoirs… je ne manquerai point, – répond Felippe avec un accent qui, de nouveau, fait frissonner le duc.

Puis, suivant sa mère et Ottavio, qui sortent du cabinet, Felippe remonte dans sa chambre, tandis que madame della Sorga, à côté de laquelle marche Ottavio, silencieux et sombre, se dirige vers son appartement en se disant :

— Ah ! je ne sais pourquoi cet entretien m’épouvante ; mais, quel qu’il soit, mes angoisses auront un terme. Mieux vaut la plus cruelle certitude… que les transes mortelles dont je suis depuis tantôt torturée !

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