XXXII

Ottavio est seul avec sa mère, dans un petit salon dont est précédée la chambre à coucher de la duchesse.

Celle-ci n’ose interroger son fils ; elle s’est assise ; il est resté debout devant elle, et si ému, qu’elle remarque le léger tremblement dont son corps est agité.

Rompant enfin le silence, il dit à voix basse :

— Madame, veuillez vous assurer que vos femmes se sont retirées de votre chambre à coucher.

— Pourquoi cette précaution, mon fils ?

— Parce que mes paroles ne doivent être entendues, madame… que de vous… et de Dieu !

Ce début, d’une solennité menaçante, ce mot de madame, à elle adressé pour la seconde fois par son fils, augmentent l’effroi secret de madame della Sorga ; mais en même temps, et dans l’espoir d’imposer à son fils, elle sent la nécessité de recourir à son hypocrisie, à son audace habituelle, et, profitant des quelques instants qu’elle emploie pour aller ouvrir la porte de sa chambre et s’assurer de l’absence de ses femmes, elle recompose son visage, qui, jusqu’alors, avait, malgré elle, parfois trahi l’alarme du coupable en présence de son juge.

La duchesse, revenant alors lentement près de son fils, avec un masque de haute dignité, mêlée de surprise et de tristesse, lui dit :

— Mon fils, nous sommes seuls. Mais, avant de vous écouter, je dois… et cela m’est pénible… je dois, pour la première fois de ma vie, peut-être, vous adresser un reproche… et… je…

— Un reproche ! – répond Ottavio avec une sombre amertume. – Ah ! madame !… madame !…

— Lorsque je vous parle, mon fils, – reprend madame della Sorga, – il est convenable que vous m’écoutiez sans m’interrompre.

La duchesse, accompagnant ces paroles d’une autorité tempérée par la bienveillante inflexion de la voix, a attaché sur Ottavio un regard qui a retrouvé toute sa fermeté.

Le jeune homme, dont la vénération filiale était demeurée jusqu’alors une sorte d’idolâtrie pour sa mère, cède presque machinalement à son habitude d’affectueuse soumission, se tait et baisse les yeux devant sa mère.

Celle-ci, croyant avoir repris son empire accoutumé sur Ottavio, redouble d’assurance et poursuit ainsi :

— Je vous le répète, mon fils, il m’est pénible d’avoir, pour la première fois de ma vie, un reproche à vous adresser. Je vous l’ai épargné en présence de votre père ; mais, puisque, selon votre désir, nous voici seuls… je me plains, et j’ai droit de me plaindre… de votre conduite envers moi durant cette journée.

Et la duchesse, répondant à un mouvement involontaire d’Ottavio, répète :

— Oui, j’ai à me plaindre de vous, mon fils… Vous avez, aujourd’hui, plusieurs fois, manqué gravement à vos devoirs envers moi, s’il me faut donner le nom de devoirs à des rapports que ma tendresse vous a toujours rendus si doux, si faciles… D’abord, plus surprise qu’affligée, puis plus affligée que blessée du changement inexplicable que je remarquais en vous, j’ai vu avec douleur, et, j’ai ensuite apprécié sévèrement… la regrettable froideur avec laquelle vous accueilliez mes bontés… je dirais presque mes avances maternelles… lorsque, plusieurs fois, malgré la sécheresse peu respectueuse de votre accueil, je condescendais, mon fils, à vous demander avec une affectueuse instance la cause du chagrin dont vous paraissiez souffrir… Enfin, ce soir, ainsi que vous le deviez faire, au moins par convenance, vous n’êtes pas, une seule fois, venu me voir dans la loge où je me trouvais à l’Opéra…

Le souvenir de cette soirée semble rompre soudain l’espèce de fascination encore exercée sur Ottavio par l’hypocrite parole de cette femme dont il a si longtemps adoré les vertus mensongères.

Il se révolte contre lui-même à la pensée de se laisser imposer de nouveau par une feinte dignité, d’autant plus repoussante à ses yeux, qu’il n’ignore plus ce qu’elle cache de perversité. Son indignation va éclater, lorsque la duchesse, lui imposant silence d’un signe impérieux, ajoute sévèrement :

— Mon fils, vous vous excuserez de vos torts, je l’espère… et j’aime à croire que les excuses vous mériteront mon indulgence… Mais vous devez connaître tous mes justes griefs contre vous… le dernier, le plus grave de tous, celui qui m’a le plus cruellement blessée dans ma tendresse et dans ma dignité maternelles, est cette appellation… madame, que vous m’avez plusieurs fois adressée… Sachez, mon fils, que, si je vous appelais monsieur…, vous devriez comprendre que tous les liens de nature et d’affection qui m’attachent à vous seraient alors à jamais brisés, vous ne seriez plus à mes yeux qu’un étranger… Voilà, mon fils, ce qui rend ce mot de madame… si dur… si blessant pour moi… Aussi, je crois qu’instruit maintenant l’interprétation si pénible que je suis obligée de donner à ce mot, vous regretterez profondément de l’avoir employé.

— Il m’en coûte, madame, de…

— Encore !… Quoi ! lorsque je viens de vous dire… à l’instant… que…

— Que vous interprétiez ce mot comme une rupture de tous les liens de nature et d’affection… qui m’avaient jusqu’ici attaché à vous… madame ?… Il me faut malheureusement accepter cette interprétation, madame ; elle est vraie…

— Qu’entends-je !… vous osez…

— J’ose… et dois vous parler maintenant et désormais, madame… ainsi que je parlerais… à une étrangère…

— Prenez garde ! ah ! prenez garde ! Moi aussi, je regarderais nos liens comme brisés moi aussi, je vous dirais monsieur !…

— Ce sont les seuls termes, à l’avenir, convenables entre nous, madame. Que la fatalité de notre destinée s’accomplisse !

— Oubliez-vous donc, insensé ! que les mauvais fils méritent et encourent la punition du ciel ?

— Ah ! madame, – s’écrie Ottavio révolté de l’hypocrisie de sa mère, – n’invoquez pas le ciel… il est redoutable aux méchants !

— Et surtout aux fils ingrats !

— Je n’ai jamais été ingrat, madame… j’ai accompli religieusement mes devoirs envers vous… jusqu’à ce jour…

— Achevez.

— Jusqu’à ce jour, madame, où, pour le malheur éternel de ma vie, il ne m’est plus permis d’avoir d’estime…

— Pour moi peut-être ?

— Il n’est que trop vrai, madame…

— Un pareil outrage, à moi, votre mère ! mais c’est impossible !… Cet outrage est, d’ailleurs, tellement odieux, qu’il ne peut m’atteindre… et il est tellement inattendu de votre part, à vous jusqu’à présent si bon fils, que je ne veux pas croire qu’en parlant ainsi, vous jouissiez de votre raison. C’est du délire, c’est du vertige.

— Madame, cette scène est, pour moi, horrible… elle n’aurait pas eu lieu, vous ne m’eussiez jamais revu, s’il ne s’agissait de l’honneur de mon père.

— De l’honneur de votre père ?…

— Oui, madame.

— Que signifie ?…

— Vous allez le savoir, madame… Et, aussi vrai que Dieu, me voit, m’entend et me juge, je partais cette nuit, emportant un secret qui, en un seul jour, anéantit dans mon cœur ma tendresse et ma vénération pour vous, madame.

— Ottavio ! mon enfant ! – s’écrie la duchesse della Sorga changeant soudain d’accent, et du ton le plus suppliant ; – toi… renoncer à ta tendresse, à ta vénération pour ta mère !… Mais, encore une fois, c’est impossible ! ta raison s’égare !

— Ma raison est calme et froide… calme et froide comme ma parole, madame… Je devrais éclater en sanglots en renonçant à votre affection… et, vous le voyez, mon œil est sec, ma voix à peine altérée… Cela vous surprend, madame ; moi aussi… je suis surpris, épouvanté, lorsque je regarde dans mon cœur, et que j’y vois, vide et saignante, la place que tenait mon amour filial, à jamais détruit en ce jour maudit !

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