XXXIII

Ottavio restait, en effet, calme, froid, contenu ; plus grandes étaient la pureté, la loyauté de son âme, plus profonde, plus invincible, devait être l’horreur que lui inspirait la dépravation et surtout l’hypocrisie de sa mère.

Cette femme austère et tout en Dieu ne demandait-elle pas la mort de l’épouse adultère, et que l’on exposât au pilori les filles coupables d’une faiblesse !

Ce malheureux fils avait la conviction que la vie de sa mère n’était qu’un tissu d’opprobres ; et cependant, grâce à sa ruse, à ses mensonges et à son audacieuse dissimulation, elle jouissait d’une réputation irréprochable.

La découverte faite par lui ce jour-là éclairait d’une lumière fatale les ténébreux antécédents de cette odieuse créature, et mille circonstances passées, absolument analogues à la circonstance actuelle, lui revenant à la mémoire, il ne lui était plus permis de douter de l’horrible réalité.

Ces ressentiments, il ne pouvait les témoigner à la duchesse della Sorga dans la plénitude de leur douloureux mépris, retenu, sinon par le respect, du moins par sa pudeur filiale.

Ah ! si, entraînée par un amour criminel, mais excusable ou explicable, sa mère eût commis une faute unique en sa vie, et que, devenu par hasard maître de ce secret, il l’eût vu éplorée, repentante, il eût éprouvé pour elle une tendre compassion, une indulgente pitié ; mais, lorsqu’il songeait que ce M. de Luxeuil, traité la veille par la duchesse avec une si hautaine insolence, était l’objet de ce soudain et honteux écart, Ottavio éprouvait un tel soulèvement, que seule, nous le répétons, la pudeur filiale l’empêchait de témoigner le dégoût et l’horreur dont il était pénétré.

Le calme d’Ottavio semblait surtout redoutable à la duchesse della Sorga ; elle perdait l’espérance d’agir sur lui, soit par l’autorité, soit par la tendresse, soit par la ruse et l’hypocrisie ; et il fallait que ce secret, découvert par lui, fût entouré d’une bien terrible certitude, pour avoir en un jour transformé en étranger pour elle, ce fils, la veille encore idolâtré de sa mère.

Cette femme, malgré sa perversité, chérissait son fils, nous l’avons dit. Elle cédait non moins à l’amour maternel qu’à l’indicible bonheur de se sentir adorée par ce cœur si noble et si candide : bonheur ineffable pour les âmes corrompues, en cela qu’il satisfait l’attrait que les natures les plus dégradées ressentent invinciblement pour le bien, le beau, le juste, et qu’elles triomphent en même temps dans leur habile hypocrisie, à qui elles doivent cette adoration dont elles se savent indignes.

Que l’on juge du désespoir dont était torturée la duchesse della Sorga sous son masque imposant et austère ! Elle se maudissait de l’avoir pris, ce masque, et d’avoir, par des reproches qu’elle croyait le comble de la ruse et de l’adresse, augmenté la désaffection de son fils, au lieu de s’être jetée à son cou, palpitante, éplorée, l’adjurant au nom de sa tendresse, de lui apprendre la cause d’une froideur dont elle était navrée.

Mais il était trop tard, et, d’ailleurs, l’impassibilité d’Ottavio ne prouvait que trop la force inébranlable de sa conviction ; les larmes de sa mère ne l’auraient pas attendri.

Telles étaient les perplexités de la duchesse, lorsque Ottavio, après un moment de silence recueilli, reprit avec la redoutable impassibilité d’un juge :

— Voici, madame, ce qui s’est passé. Vous m’avez, ce matin, engagé à aller rendre visite à M. Alexis Borel, et à lui proposer de m’accompagner ce soir à l’Opéra ; ma proposition a été acceptée ; M. Alexis Borel m’a offert à son tour d’aller visiter avec lui le château de Monceaux.

À ces mots, la duchesse frémit, devient livide ; elle a tout compris : il s’agit de son rendez-vous avec M. de Luxeuil.

Elle se hasarde à lever la vue sur son fils : il a les yeux baissés ; sa figure est empourprée au seul souvenir de la honte de sa mère.

Il continue :

— Nous avons visité les objets d’art. M. Alexis Borel, frappé de la beauté de l’un des tableaux, m’a témoigné le désir d’en prendre rapidement un croquis. Je l’ai laissé dans la galerie. Nous sommes convenus qu’il viendrait me rejoindre près des ruines d’un temple grec que nous avions remarqué dans l’une des allées du parc, en nous rendant au château. Je suis entré par curiosité dans ces ruines ; j’examinais un bas-relief, lorsque soudain, dans l’allée obscure qui longe ces ruines, j’entends votre voix, madame…

— C’est possible…, – répond la duchesse della Sorga avec une incroyable affectation d’indifférence. – Je suis allée ce matin me promener à Monceaux, et j’y ai même rencontré par hasard M. de Luxeuil.

Madame della Sorga croyait ainsi jouer un coup adroit et hardi en allant au-devant d’une accusation qu’elle devinait.

Mais, Ottavio, révolté par cet excès d’audace s’écrie :

— C’est par hasard, dites-vous, madame, que vous avez rencontré cet homme, lorsque vous-même avez… ?

Mais Ottavio, dominé par cette pudeur filiale qui lui imposait tant de réserve dans ce douloureux entretien, n’achève pas et reprend :

— Il m’est impossible d’oublier, madame, que vous avez été, pendant toute ma vie, l’objet de mes respects, et d’engager avec vous, madame, une discussion sur des faits dont j’ai été témoin et dont l’évidence est malheureusement irrécusable. Il me faut constamment penser à l’honneur de mon père pour me donner le courage d’accomplir le devoir que je remplis ici. Enfin, le sentiment filial m’impose une extrême réserve en ce qui touche l’énoncé des preuves que j’e pourrais opposer à vos dénégations… Ces preuves, je mourrais, je crois, de honte, plutôt que de vous les rappeler, madame. Je poursuis. Au moment où j’entendais votre voix, vous veniez de vous arrêter avec cet homme près de ces ruines où le hasard m’avait conduit ; vous ne pouviez ni l’un ni l’autre m’apercevoir… et malgré moi… – oh ! Dieu le sait car vos premiers mots, adressés à cet homme, m’avaient plongé dans une telle stupeur, que j’étais incapable de parler, d’agir… J’ai donc, malgré moi, entendu votre entretien avec M. de Luxeuil, tout votre entretien, madame. J’étais foudroyé. J’ai cru d’abord que j’allais mourir ; une sorte de vertige m’a saisi, mon esprit s’est troublé. Lorsque je suis revenu à moi, vous et cet homme aviez disparu.

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