XXXIV

En présence de cette révélation écrasante, il restait à madame della Sorga deux alternatives : se jeter aux pieds de son fils et lui faire l’aveu de sa honte : ou bien redoubler d’audace et nier l’évidence…, la vérité.

Avouer sa honte eût été possible, si le mérite de l’objet du coupable entraînement de madame della Sorga avait, sinon excusé, du moins expliqué cet égarement ; elle eût alors pu espérer en l’indulgente pitié de son fils, il n’en était pas ainsi : le cynisme de son entretien avec M. de Luxeuil, dont Ottavio n’avait pas perdu un mot, la couvrait d’opprobre, et il lui fallait renoncer à l’espoir d’apitoyer son fils, car elle eût inspiré à tout honnête homme mépris et dégoût.

Madame della Sorga, en cette extrémité, se résolut donc à redoubler d’audace et à tenter de persuader Ottavio qu’il était dupe de fausses apparences.

Elle reprit d’une voix impérieuse et brève :

— Est-ce tout, monsieur ?

— Non, madame.

— Achevez donc !… Moi aussi, j’aurai la force et le courage de vous écouter jusqu’à la fin… sans même vous interrompre… Achevez !

— De retour ici, mon accablement n’a pu, non plus qu’à mon père, vous échapper, madame… J’ai attribué mon trop visible chagrin au souvenir de ce qui, ce matin, s’était passé entre mon frère et moi… La journée s’est écoulée : je ne savais à quel parti m’arrêter. Instruit du déshonneur de mon père, je brûlais de le venger, le coupable m’était connu ; mais je redoutais un éclat qui eût rendu public ce que j’aurais voulu cacher au prix de ma vie… et personne, personne à qui demander conseil ?… Vous aviez dit, madame, à cet homme, durant votre entretien avec lui, que vous iriez le soir à l’Opéra… Il devait s’y rendre aussi… J’espérais que les circonstances, le hasard, me fourniraient peut-être un prétexte ou une occasion de venger mon père… sans éclat… J’allai donc à l’Opéra avec M. Alexis Borel ; la fatalité me poursuivait : elle voulut que cet homme fût assis devant moi. Lorsque je pris ma place, il ne m’aperçut pas, il me tournait le dos… il causait avec un de ses amis… J’entendis, malgré moi, ses paroles… Le sujet de cet entretien… c’était vous… madame !…

Ottavio s’interrompit en frissonnant.

La duchesse della Sorga reprend avec un sourire de reproche amer :

— Et vous ajoutez naturellement foi aux paroles de ce misérable… qui diffamait votre mère, et la… Mais non !… continuez… je ne vous interromprai point, je vous l’ai dit.

— Cet homme ne prononçait pas votre nom, madame…

— Et cependant… vous avez cru…

— J’avais été témoin de votre entretien du matin, madame… et de la promesse qui l’a terminée.

— À cet entretien, nous reviendrons tout à l’heure… Mais continuez.

— Cet homme vous désignait en disant : « Une certaine grande dame !… » et il racontait comment vous lui aviez donné, hier au soir, un rendez-vous… et comment, ce matin, en suite de votre entrevue au parc de Monceaux…

Ottavio s’interrompt de nouveau ; il devient livide, effrayant ; et, levant vers le plafond ses poings crispés, il s’écrit :

— Que Dieu me pardonne !… mais si, en ce moment, je m’étais trouvé seul avec cet homme… je l’aurais assassiné ! Je me serais ensuite brûlé la cervelle, et ce secret eût été enseveli avec nous deux dans la tombe !

Ce qu’il me fallut de force et d’empire sur moi-même pour me vaincre, pour ne pas essayer de tuer cet homme sur place… et ce que j’ai souffert, le ciel seul le saura jamais… madame !

» L’entracte est venu ; cet homme s’est levé et s’est retourné… Il m’a reconnu… il a paru surpris, et d’abord inquiet, en pensant sans doute que j’avais pu entendre ses confidences à son ami…

» Mais, se rassurant en songeant probablement que votre nom n’avait pas été prononcé par lui, et ignorant que le hasard m’avait ce matin conduit à Monceaux, il m’a salué poliment…

» Éclater, le provoquer, l’insulter en cet instant, c’était avouer que je venais d’être instruit du déshonneur de mon père.

» J’ai reculé devant cet éclat ; cependant, je ne suis pas un lâche, vous le savez, madame !… Et l’eussé-je été, ah ! la haine dont j’étais possédé contre cet homme m’eût rendu intrépide. Je me disais enfin que le motif de ma provocation serait confié par cet homme à ses témoins, et le déshonneur de mon père ainsi rendu public…

» Enfin, M. Alexis Borel, placé à côté de moi, ayant aussi entendu une partie des confidences de cet homme à son ami, au sujet de cette… certaine grande dame… m’avait dit, indigné :

» — Quel fat ! quelle ignoble indiscrétion !…

» Ainsi, ma provocation eût révélé à M. Alexis Borel le nom de cette grande dame, et une nouvelle publicité était donnée à ce qu’il fallait cacher à tout prix.

» Je me suis donc contenu ; j’ai rendu à cet homme… son salut ! et, hors de moi, j’ai quitté le théâtre. Errant dans les rues et me demandant : « Que faire ?… » j’ai longtemps réfléchi.

» Je me suis décidé à vous demander cet entretien, madame… Vous en savez maintenant l’objet ; en voici le but : Ces paroles, je vous l’ai dit, madame, ne doivent être entendues que de vous… et de Dieu… Ce fatal secret restera entre nous deux. Mais j’ai l’espoir, j’ai la certitude, et elle m’a seule donné le courage de vous parler, madame, ainsi que je vous parle à vous, ma mère ; oui, j’ai la certitude que, me sachant instruit de cet horrible secret, moi, votre fils, sans cesse près de vous, moi dont la présence sera votre remords éternel, vous ne reverrez jamais ce misérable et respecterez à l’avenir le nom et l’honneur de mon père… Il doit tout ignorer et il ignorera tout !

» La découverte de la vérité empoisonnerait sa vie, déjà si cruellement éprouvée, et le conduirait au tombeau…

» Et, afin qu’il ignore tout, afin que le moindre soupçon ne puisse altérer son affection et son respect pour vous, madame, j’aurai, je le crois du moins, j’aurai assez d’empire sur moi-même pour feindre (et quel supplice, Dieu juste !), pour feindre, dans mes rapports avec vous, madame, la tendresse, la vénération que je vous ai témoignées jusqu’ici…

» Vous devez, madame, et ce sera votre expiation, vous imposer la même contrainte envers moi… Nos lèvres seules exprimeront nos sentiments d’autrefois, mais nos cœurs resteront à jamais glacés l’un pour l’autre.

» Un dernier mot, madame. Une seule circonstance peut changer ma résolution… c’est l’indiscrétion de cet homme. Si, par lui, le scandale éclate, si le déshonneur de mon père devient public, ce déshonneur sera vengé… j’en jure Dieu ! et je ne vous reverrai de ma vie… Je n’ai rien de plus à ajouter, madame ; je vais rejoindre mon père.

— Auparavant, vous m’écouterez !

— Madame rien n’ébranlera ma conviction… Épargnez-moi donc, épargnez-vous à vous-même des explications… elles seraient inutiles.

— Je vous demande, mon fils, de répondre oui ou non à cette question : Ma réputation a-t-elle été irréprochable jusqu’ici ?

— Oui, madame, telle a été votre réputation, jusqu’à présent.

— La croyez-vous méritée ?

— Longtemps je l’ai cru, madame…

— Et, à cette heure, vous ne le croyez plus ?

— Je n’ai rien à ajouter, madame ; encore une fois, je ne puis oublier que vous êtes ma mère.

— Vous n’avez rien à ajouter, malheureux enfant ! parce que tout se révolte en vous à la pensée d’incriminer l’irréprochable passé de votre mère… Quelles seraient vos preuves ? en avez-vous une seule ?

— Je n’ai aucune preuve matérielle au sujet du passé… mais le présent…

Ottavio s’interrompt de nouveau et reprend en faisant sur lui-même un pénible effort :

— Encore une fois, madame, il m’est impossible de continuer cet entretien.

— Ainsi, vous l’avouez, vous n’avez d’autre preuve, pour incriminer le passé, que le présent ; et vous croyez, vous, mon fils… quelles que soient les apparences qui vous abusent… vous aveuglent…

— Des apparences… grand Dieu !…

— Oui !… Quoi que vous ayez entendu… ce matin ou ce soir… vous croyez que, moi, j’aurais souillé en une heure… vingt années d’une vie sans tache ?… vous croyez que, du jour au lendemain, moi, votre mère… moi, la femme que chacun vénère et doit vénérer… je le dis le front haut, – je suis devenue un monstre de perversité ?… Répondez !…

— Je vous répondrais, madame, si vous n’étiez ma mère…

— Vaine excuse ! Vous vous taisez, mon fils, parce que le poids de la vérité vous écrase !

— Mon Dieu !…

— Comment ! parce que le hasard m’aura fait rencontrer ce matin cet homme à la promenade… parce que j’aurai toléré quelques paroles de fade galanterie.

— Toléré… quelques paroles de fade galanterie ! – répète Ottavio joignant les mains, épouvanté de l’audace de sa mère. – Quoi ! madame, lorsque j’ai tout entendu !… lorsque vous-même… avez dit… Mais non, non… ma voix se refuse à achever…

— Ah ! je ne suis pas dupe de cette feinte réserve : vous savez bien que, quelles qu’elles soient, des paroles ne sont que des paroles, et, parce que ce fat impudent les aura traduites ce soir en une bonne fortune mensongère… mon fils, sans autre preuve que l’affirmation d’un pareil misérable, mon fils témoin de ma vie de chaque jour… ose m’accuser d’avoir déshonoré le nom de son père !… À genoux ! malheureux enfant ! à genoux !… repentez-vous ! et demandez grâce !… La clémence d’une mère est inépuisable, et peut-être obtiendrez-vous votre pardon.

— Madame, permettez-moi de me retirer…

— Mais rien ne peut donc vous toucher, malheureux insensé !… Quoi !-toujours… impassible !… inébranlable !

— Mon père m’attend, madame… permettez-moi d’aller le rejoindre.

— Non !… – s’écrie la duchesse della Sorga d’une voix désespérée suppliante.

Et, saisissant avec force Ottavio par la main :

— Non ! tu ne sortiras d’ici que convaincu, repentant de ton erreur… et redevenu ce que tu étais pour moi… le plus tendre… le meilleur de fils…

— C’est impossible, madame !… rien ne peut changer ma résolution…

— Rien ! mon Dieu ! rien ! Entendre cela de toi… Ottavio… mon enfant, toi qui m’as tant aimée, toi dont l’affection me rendait si heureuse et si fière ! Mais pourtant, si les apparences t’abusent, infortuné ! car, enfin, tu m’accorderas bien cela, n’est-ce pas ? qu’il est des apparences trompeuses, si accablantes qu’elles soient.

— Ce sont des actes, madame…

— Cela n’est pas vrai… non, cela n’est pas vrai… ce sont seulement des paroles… et, quelles qu’elles soient, ce ne sont pas des faits.

— Il est, hélas ! madame, des paroles… plus accablantes que des faits ; car elles sont réfléchies…

— Mon Dieu ! mon Dieu !… – s’écrie la duchesse avec un accent déchirant. – Mais, enfin, ce ne sont toujours que des paroles, cela… et, pour me railler de ce fat insolent, raillerie de mauvais goût, soit ! quand bien même… je lui aurais dit : « Vous serez mon am… »

— N’achevez pas ! au nom du Dieu vivant, n’achever pas, madame… je suis votre fils !

Et Ottavio, saisi d’horreur, impose d’un geste accablant silence à la duchesse.

Puis, à ce moment même, entendant frapper à la porte de la chambre, il reconnaît au dehors la voix du duc, et reprend d’une voix lasse et tremblante :

— Mon père… madame… il va venir ; remettez-vous…

— Béatrice, disait en dehors la voix du duc della Sorga, – Ottavio est-il encore chez vous ?…

— Oui, – répond madame della Sorga d’une voix brisée.

Puis, s’efforçant de dominer son émotion, elle ajoute :

— Vous pouvez entrer, mon ami…

— Madame…, – dit tout bas Ottavio, – notre supplice va commencer ; que rien ne soit changé dans nos rapports aux yeux de mon père ; la révélation qu’il nous a faite tout à l’heure, expliquera notre tristesse s’il la remarque…

Le duc entre bientôt, et, trop péniblement préoccupé lui-même pour remarquer l’émotion de son fils et de sa femme, parvenue d’ailleurs à reprendre son masque habituel, il lui dit :

— Je suis brisé d’émotions et de fatigue… je voudrais, avant de tenter de m’endormir… m’entretenir avec mon fils, au sujet de la convocation de nos compagnons d’exil, que je désire réunir ici demain… Le devoir affreux que j’ai à accomplir me pèse si cruellement, que j’ai hâte d’en finir… et j’ai quelques lettres à dicter à mon fils.

— Je suis à vos ordres, mon père… – répond Ottavio.

Et, s’inclinant devant la duchesse, dont il prend la main, il la porte à ses lèvres, en disant :

— Bonsoir, ma bonne mère…

— Bonsoir… cher enfant, – répond la duchesse baisant au front son fils, qu’elle sent frissonner sous ce baiser. – Tâche de dormir, si nous tous, hélas !… nous pouvons, cette nuit, trouver le repos… car un grand malheur s’est appesanti sur nous !

— Une épouse… comme vous… Béatrice… – dit le duc tendant la main à sa femme, qui évite le regard d’Ottavio, – un fils comme le nôtre… et une conscience pure… sont ma consolation… mon soutien en ces jours d’épreuve…

Le duc, appuyé sur le bras de son fils, sort de la chambre de sa femme pour regagner son appartement, et laisse seule la duchesse della Sorga.

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