XXXIX

Wolfrang et Sylvia ont gagné le couloir secret qui se prolonge derrière les appartements d’Antonine Jourdan, de M. de Saint-Prosper et de M. Dubousquet. Sylvia prête l’oreille :

M. DUBOUSQUET, chantant. – Je suis honnête homme,

Moi !

Je suis honnête homme !

Tu tu relututu… tu tu relututu.

Je suis honnête homme,

Moi !

N’est-ce pas, mon Bonhomme ?

Jappement du barbet.

Oui, mon pauvre chien… tu le sais bien, toi… qu’il est honnête homme, ce maître… pas vrai ?

Nouveau jappement du barbet.

Bien… bien… pas si haut !… le voisin d’au-dessous s’en plaint !… et M. Wolfrang et sa dame sont si bons pour nous, vois-tu… qu’il ne faut pas les exposer à recevoir des plaintes à notre sujet ! Oh ! oui… ils sont bons… mais bons comme le bon pain !… Est-ce qu’ils n’ont pas recueilli chez eux ma malheureuse nièce, Toinette !… que son scélérat de maître a renvoyée… après… avoir… ? Ah ! mon pauvre Bonhomme, tu ne peux, grâce à Dieu… te figurer ces horreurs-là… honnête chien que tu es !… Enfin, j’avais proposé à ma nièce de la prendre ici, avec nous… elle n’eût manqué de rien… elle se serait occupée du ménage… elle a refusé.

Avec un soupir.

Mon Dieu ! oui… mon pauvre Bonhomme… elle a refusé… Sais-tu pourquoi ?

Jappement du barbet.

Eh bien, je vais te le dire… Sa mère n’aurait jamais voulu la revoir, cette pauvre enfant, si elle eût consenti à demeurer avec moi qui ai causé la honte et le malheur de notre famille… Oh ! dame, mon pauvre Bonhomme… je ne te le cache pas… le refus de Toinette, et surtout la cause de ce refus… m’ont fait du chagrin, bien du chagrin ! Et puis, vois-tu, je me suis dit : « Cette enfant n’est point fautive… non plus que sa mère… elles me croient un malfaiteur… elles croient que la honte de mon déshonneur a abrégé les jours de mon pauvre cher frère… il est tout simple qu’elles m’aient en aversion… » N’est-ce pas, mon Bonhomme ?

Jappement du barbet.

Parbleu !… Alors comme toujours, et une fois de plus, je me suis consolé… en pensant que c’était à tort, bien à tort, que ma nièce… m’avait, comme tant d’autres, en mépris et aversion… et que, si elle et sa mère pouvaient savoir le fin mot des choses… elles m’aimeraient autant qu’elles me détestent… Mais, dame… oui, mon Bonhomme… l’on n’aurait plus pour ton maître que de bonnes paroles… « Cher beau-frère !… » me dirait ma belle-sœur !… « Bon oncle ! » me diraient les enfants… Ah ! ce serait bien doux pour moi… Mais, que veux-tu ! à ces douceurs-là je ne peux songer ; il me faudrait déshonorer la mémoire de mon frère aux yeux de sa femme et de ses enfants… Jamais je n’aurai ce courage, et je l’aurais… que ma belle-sœur ne me croirait pas ; elle me dirait : « Vous êtes un menteur !… vous calomniez un mort !… » Ce qui me peinait le plus, vois-tu, mon Bonhomme… c’est que les préventions de ma belle-sœur l’empêchaient, quoiqu’elle fût dans la misère, de recevoir rien de moi, malgré mes tentatives… Mais béni soit le Dieu des bonnes gens !… M. Wolfrang m’a promis de s’intéresser à ma belle-sœur et à sa famille… et d’assurer leur sort… Il ne s’est pas expliqué davantage… mais, de la part d’un homme comme lui… une pareille promesse… doit me tranquilliser sur l’avenir de ces infortunés… n’est-ce pas, mon Bonhomme ?…

Jappement du barbet.

Parbleu !… Je suis donc, grâce à M. Wolfrang, délivré de mon plus méchant souci : mon inquiétude au sujet de la famille de mon pauvre frère. C’était cela surtout qui me chagrinait… dame ! Quant au reste… tout n’était pas roses dans ma vie. Oh ! non, je craignais toujours que l’on sût que j’avais été au bagne… et pourtant j’y étais allé pour le bon motif… mais je n’ai jamais pu vaincre cette crainte-là, au vis-à-vis des étrangers… Sauf cela… lorsque je me trouve seul chez moi… avec toi, ma pauvre bête… – et après tout, c’est là mon existence habituelle, – oh ! alors… le roi n’est pas mon maître !… je me goberge… je suis comme le poisson dans l’eau, je redresse la tête, je me carre devant la glace, je me regarde en face, je me trouve une bonne figure… et je me dis… ma foi ! pourquoi donc pas ?… je me dis : « J’en vaux bien un autre, moi !… » N’est-ce pas, mon Bonhomme ?…

Jappement du barbet.

Parbleu !… On l’aime donc bien, ce maître… hein ?…

Nouveau jappement.

Bon chien, va !… il n’y a pas meilleure bête au monde… non pas meilleure… Ah ! j’avais bien raison de dire à M. Wolfrang : « Avec une bonne conscience et un bon chien pour ami… on supporte bien des choses… on a de bien bons moments… » Et, ma foi !… en ce moment-ci… je suis sûr que M. Borel… malgré tous ses millions, malgré l’estime dont il jouit, malgré l’impunité de sa vilaine action, cause des malheurs de notre famille… oui, j’en suis sûr… M. Borel n’est pas aussi heureux que moi… et comme moi ne chanterait pas… lui :

Je suis honnête homme »

Moi !

Je suis honnête homme !

Tu tu relututu… tu tu relututu.

Je suis honnête homme,

Moi !

N’est-ce pas, mon Bonhomme ?

Le barbet, mis en belle humeur par l’animation croissante du chant de son maître, s’est laissé entraîner à accompagner de ses jappements réitérés le fredon, en manière de basse continue.

Soudain plusieurs coups, frappés fortement au-dessous du plancher, interrompent le duo…

M. DUBOUSQDET,à voix basse, à son chien. – Taisons-nous… taisons-nous… mon Bonhomme ! c’est le voisin du second, M. de Francheville, qui frappe à son plafond… pour nous ordonner le silence… Il a raison… nous sommes dans notre tort… taisons-nous, et dormons… il est tard… Ah ! comme on est bien dans un bon lit !… c’est joliment meilleur que le lit de camp de la chiourme !… Couche-toi-là… mon Bonhomme… là, sur mes pieds… C’est ça… prends tes aises… allons, étends-toi donc ! tu as toujours peur de me gêner, pauvre bête !… Et maintenant, dormons… Oh ! ça ne sera pas long… une fois la tête sur l’oreiller… le sommeil me gagne.

La voix du forçat libéré s’est affaiblie peu à peu ; il murmure encore son refrain :

Je suis… honnête… homme…

Puis le sommeil le gagne complétement, et Sylvia n’entend plus que le bruit de la paisible respiration du repris de justice…

WOLFRANG,faisant faire quelques pas à sa compagne dans le couloir secret. – Maintenant, ma Sylvia, écoute le prétendu saint Vincent de Paul.

M. DE SAINT-PROSPER. – En trois jours !… quinze cent soixante souscripteurs pour mon œuvre !… C’est magnifique ! cela devient une affaire excellente !… Et moi qui comptais récolter au plus une quinzaine de mille francs… pour filer !… Pas si bête maintenant !… l’affaire se présente si bien, que, si elle continue de marcher ainsi… – et pourquoi ne marcherait-elle pas ainsi ?… – je puis… en la conduisant sérieusement, joindre l’utile à l’agréable, empocher, bon an mal an, vingt ou vingt-cinq mille francs en ma qualité de directeur, et continuer mon rôle de philanthrope, qui me chatouille délicieusement ; car, enfin, c’est à n’y pas croire, mon nom est répété, glorifié on France, en Europe, en Amérique par tous les journaux !… Je reçois de tout le monde des marques de considération… cela me flatte et me séduit énormément. C’est bizarre, mais c’est ainsi… Effet de contraste… probablement… car enfin… qu’étais-je avant l’invention de cette œuvre ?… Un faiseur assez véreux… ayant souvent frisé le Code pénal… vivant d’expédients… tantôt ne sachant comment dîner… tantôt carottant quelques centaines de francs et faisant chère lie… En somme, j’étais un drôle fort peu considéré… plus habitué aux rebuffades qu’aux prévenances. Or, quel changement subit dans ma condition !… Les hommes les plus haut placés… les plus grandes dames n’ont pour moi que de courtoises et flatteuses paroles. Il fallait entendre avant-hier, chez M. Wolfrang, le concert d’éloges et de bénédictions dont j’ai été salué !… Duc et duchesse, banquier millionnaire, haut fonctionnaire de l’État, et jusqu’à ma voisine Antonine Jourdan, sans parler du maître et de la maîtresse de la maison, tous à l’envi me comblaient de preuves d’estime et de sympathie, moi, Thomas Blondeau, dit Saint-Prosper… moi de qui le plus honnête et le dernier métier – le diable sait combien j’en ai fait, de métiers ! – a été celui de racoleur et placeur de nourrices… métier qui, d’ailleurs, ma donné plus tard l’idée première de mon œuvre…

Silence.

Ah ! pourquoi l’idée de cette œuvre… qui devait me sortir de ma détresse, me donner une position, ne m’est-elle pas venue avant de prendre Toinette pour servante, et surtout avant qu’elle eût mis au monde ce malheureux enfant, qui ne devait que voir le jour, sans laisser, Dieu merci ! autre trace de son existence qu’une poignée de cendres, depuis longtemps jetée au vent de la rue…

Silence.

Eh bien, oui… ce fut un crime, un grand crime !… mais alors je gagnais à peine, dans mon métier de racoleur de nourrices, de quoi vivre, moi et Toinette, que j’avais dû prendre pour servante de mon bureau de placement… Conserver cet enfant, c’était m’imposer une lourde charge pour l’avenir, et surtout cela créait une sorte de lien entre ma servante et moi. Je n’avais jamais pu la décider, durant sa grossesse, à aller accoucher à l’hospice… J’ai cédé à un moment de fatal égarement, et, à l’insu de cette malheureuse, presque à demi morte, après la naissance de cet enfant, c’était fini de lui, il disparaissait dans un brasier… Toute preuve de l’infanticide est à jamais anéantie, et, lors même que, par impossible, Toinette, pour se venger de mon abandon, m’accuserait de ce crime… je le nierais… et je défie qui que ce soit de prouver ma culpabilité.

Silence.

J’ai commis cet infanticide… et cependant je ne suis point un scélérat endurci… moi ! J’ai des regrets… des remords… je n’aurais pas fait… ce que j’ai fait, si à cette époque je m’étais trouvé dans l’heureuse position où je suis aujourd’hui ; mais la détresse, les craintes de l’avenir m’avaient jeté dans une sorte de vertige… C’est peu de jours après que, voyant passer un troupeau de chèvres, l’idée de mon œuvre m’est venue ; je ne l’ai d’abord regardée que comme une spéculation sur la charité des simples ; et, dans les premières préoccupations des moyens à trouver pour assurer la réussite de mon projet, je ne songeais pas à ce qu’il y avait d’étrange… de fatal… d’autres diraient de terriblement providentiel dans ce rapprochement : que moi… qui avais tué… mon enfant… je fonderais une œuvre destinée à protéger la vie des enfants !…

Silence.

Non… la pensée de ce rapprochement ne m’est pas tout de suite venue… C’est bizarre… incompréhensible… mais cela est… Cette idée me frappa plus tard… lorsque pour la première fois mon projet fut en voie d’exécution… Je fus d’abord comme étourdi de ce rapprochement… puis je tentai de me donner le change à moi-même, me disant : « Eh bien… après ? C’est une manière d’expiation. Si j’ai tué mon enfant… j’en arracherai des milliers à la mort… » Ma conscience a fait bientôt justice de ce mensonge, de ce sophisme… J’avais songé à une spéculation… tranchons le mot, à une filouterie… qui me tirât de ma détresse !… voilà tout… Aussi, peu à peu, et à mesure que ma fondation prit de la consistance, il m’a été impossible de me soustraire au souvenir de mon crime ; car dix fois, cent fois, mille fois par jour, j’écrivais, je prononçais ou j’entendais prononcer le mot ENFANT !… Enfin ma fondation tout entière n’avait d’autre but que de prévenir la mort des enfants.

Long silence.

Il est incroyable combien j’ai souffert… combien je souffre secrètement de la fatalité de ce rapprochement… J’espérais que l’habitude émousserait ce qu’il y avait de poignant, d’acéré… dans cette pensée… Il n’en est rien… Au contraire… plus ma condition s’améliore, et plus on me témoigne d’estime, d’admiration pour mon œuvre… plus les ressentiments de mon crime me sont insupportables. J’en éprouve sincèrement le remords… Mais ne l’éprouverais-je pas… serais-je un scélérat endurci… ces mots : enfants ou mort des enfants, constamment répétés à mes oreilles… me rappelant incessamment un acte dont je n’aurais pas même de regret… seraient encore un supplice de chaque instant… car, si insensible que l’on soit au mal que l’on a fait… l’on n’en recherche du moins pas le souvenir.

Nouveau silence.

C’est encore ainsi que la présence de Toinette… toujours pleurant, maladive et égarée… par suite de la mort de son enfant, m’était horriblement pénible. La découverte de sa parenté avec ce repris de justice a comblé la mesure. Toinette éprouve par instants de véritables insanités d’esprit… et, bien que je l’aie effrayée en lui persuadant que, si l’infanticide était découvert, elle irait seule en cour d’assises… aucune preuve n’existant contre moi… elle peut cependant révéler ce secret à Dubousquet, son parent, causer ainsi un scandale dont je n’ai, certes, rien à craindre légalement, mais qui me porterait, dans les circonstances actuelles, un coup irréparable… J’ai donc dit à Toinette que sa parenté avec un repris de justice ne me permettait pas de la garder à mon service, que je payerais les frais de son retour à Lyon et que je lui donnerais cinq cents francs de gratification… « Je ne vends pas le sang de mon enfant ! s’est écriée cette malheureuse fille. Payez-moi ce que vous me devez de gages, et vous ne me reverrez jamais… vous qui avez fait ma honte et mon malheur !… » Rien n’a pu la décider à accepter ce que je lui offrais… elle est partie hier matin… Où est-elle allée ? que va-t-elle faire ?… Je l’ignore, mais je suis inquiet… très-inquiet à ce sujet.

Silence.

Après tout… en y réfléchissant… je n’ai rien à craindre de ce côté-là… lors même que Toinette m’accuserait… et ce serait s’accuser elle seule, puisque aucune preuve matérielle n’existe contre moi… je répondrais qu’ainsi que cela s’est vu cent fois en pareille occasion… ma servante a pu commettre, a commis une faute, ce que j’ignorais… mais que la complicité qu’elle me prête n’a d’autre but que de se venger de ce que je l’ai renvoyée de chez moi… ou de me faire financer, de peur du scandale… menaces qu’elle m’a adressées lorsque je lui ai signifié qu’elle ne resterait pas à mon service… un mensonge de plus ou de moins ne doit pas me coûter en pareil cas… et cette affirmation de ma part mettrait à néant l’accusation de ma servante. Donc, rassurons-nous…

Silence prolongé auquel succède un profond soupir.

Mais, hélas !… hélas !… comment échapper à cette torture de chaque jour… de chaque heure… de prononcer… ou d’entendre incessamment prononcer ces mots vengeurs de mon infanticide… enfant !mort d’enfant !… Ces mots… si je ne les prononce pas… il me semble les voir écrits en traits sanglants au milieu de l’obscurité où je cherche en vain le sommeil !…

WOLFRANG,faisant faire de nouveau quelques pas à sa compagne dans le couloir secret. – Écoute, ma Sylvia, écoute…

ANTONINE JOURDAN,agenouillée devant le portrait de sa mère. – J’ai accompli un grand devoir… Ta mémoire, sacrée pour moi, ô ma mère ! est restée sans tache… J’ai été fidèle à mon serment… serment exigé par toi, et juré par moi à ton lit de mort !… J’ai, selon tes vœux, gardé ton secret… même envers Albert ! Tu l’as voulu… je te l’ai promis… je l’ai fait… À ton honneur… à mon serment, j’ai sacrifié mon honneur aux yeux de mon fiancé… il m’a crue coupable… il devait me croire coupable… il s’est donné la mort… Ce malheur est attribué, dans cette maison, à mon inconduite… Albert, découvrant, dit-on, ma honteuse liaison avec le colonel Germain, n’a pu résister à son désespoir… et s’est suicidé… Ma réputation est perdue aux yeux d’un grand nombre… mon avenir est brisé… J’ai pris le deuil d’Albert… ce deuil, je le porterai toujours… parce que toujours durera le veuvage de mon cœur… J’ai suivi, accompagnée de mon père, le cercueil jusqu’à la fosse. Là s’élèvera une tombe environnée de fleurs et d’arbustes soigneusement entretenus par moi… Cette petite dot… fruit de mes épargnes… je l’ai consacrée à la dernière demeure d’Albert… Là, j’irai souvent rêver à mon bonheur passé… à mon bonheur évanoui… J’ai foi dans l’éternité de mon veuvage et de mes regrets, parce que, maintenant, ces regrets n’ont rien de violent, rien d’exagéré… Non, ce n’est pas une de ces douleurs si vives, qu’en raison de leur vivacité même, elles ne sauraient durer long temps… c’est une douleur calme, réfléchie… elle sera, dans dix ans, dans vingt ans, si je vis… ce qu’elle est aujourd’hui… De cela, je suis assurée… autant que je le suis de ne jamais commettre une action mauvaise… Mon affection pour Albert date de mon enfance… cet amour est à jamais enraciné dans mon cœur ; ces racines, rien ne pourra les en arracher ; leur tige a été coupée en sa fleur… mais elles restent, mais elles vivent… Oui… oh ! oui… je les sens vivre…

Silence et pleurs étouffés.

Telle sera donc, ô ma mère ! désormais, mon existence. Ma réputation compromise… un deuil éternel… comme mes regrets !… et pour unique distraction à mes travaux de chaque jour, aller souvent près d’une tombe… pleurer mon bonheur perdu… Cette existence, je l’accepte avec résignation… Tu lis dans mon âme… ô mère toujours chérie !… vois… si je t’accuse de mon malheur ! si je me reproche d’avoir fait mon devoir jusqu’à la fin !… Non, non ! le sentiment de ce devoir m’a donné le courage de l’accomplir, ce grand sacrifice !… et maintenant, la conscience du devoir accompli est mon soutien, ma consolation, ma force !… d’avoir tenu mon serment, d’avoir religieusement respecté ta mémoire, de t’avoir sacrifié… ô ma mère !… tout ce qu’il m’était possible de te sacrifier en ce monde ! cette pensée ne rend pas mes chagrins moins cruels… mais elle me les rend presque chers… Je suis fière, je suis heureuse… de souffrir pour toi… Il est dans ma douleur une sorte de sérénité… Mes larmes couleront toujours… mais sans âcreté… et, lorsque, auprès de cette tombe où ont été ensevelies les espérances de mon amour, les rêves de ma jeunesse, je céderai peut-être à de stériles défaillances… ma conscience me dira : « Le passé ne peut renaître… ton deuil durera toujours… Courage… courage… tu as fait ce que tu as dû… Jouis donc du moins des fruits de ton renoncement ; fruits amers, mais salubres, fortifiants. Ton âme, âme abattue, se relèvera ferme, tranquille et apaisée… Si tu comptes les maux que t’a coûtés l’accomplissement de ton devoir… ce sera pour mesurer, avec une austère satisfaction de toi-même, la grandeur de ton dévouement filial… »

Silence.

Ô ma mère !… je ne dois plus… je le sais, éprouver en ce monde ni joie ni bonheur ; mais il me restera du moins la paix de l’âme, la certitude d’avoir fait ce que j’ai dû ; et mon culte, ma tendresse pour toi, refuge aujourd’hui aussi doux, aussi tutélaire pour moi… que l’était en mon enfance le sein maternel !…

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