XXXVIII

Wolfrang et Sylvia ont gravi les degrés qui conduisent au réduit secret pratiqué derrière les appartements de MM. de Francheville et de Luxeuil.

Sylvia prête l’oreille, et elle entend le bruit des pas, tantôt lents, tantôt précipités, du jeune beau, arpentant de long en large sa chambre à coucher.

M. DE LUXEUIL. – Impossible de dormir… voilà ma seconde nuit blanche… et elle ne sera sans doute pas la dernière ! Quoi d’étonnant… agacé, vexé, tourmenté, bourrelé, comme je le suis depuis avant-hier !…

Éclat de rire sardonique.

Ah ! ah ! ah ! charmant, en vérité ! charmant !… ça avait si bien commencé ! J’ai joué le rôle d’un niais avec cette petite Lambert. Son mari, ce boutiquier, m’a traité devant elle comme un pleutre ! Mordieu ! le rouge me monte encore au front, en songeant aux insolences de ce vieux drôle ! Moi, si chatouilleux sur le point d’honneur, moi qui me suis battu dix fois, être obligé de dévorer ces outrages !… Mais que faire ?… Il trouve sa femme chez moi… je n’avais rien à répliquer… et puis il était dans le vrai. Est-ce que je voulais m’embâter de cette petite sotte, me charger de son avenir, ainsi qu’il me le demandait avec un incroyable aplomb ? Moi, me charger de sa femme ! il était encore bon là, M. Lambert ! une dépense du trois à quatre mille francs par an… presque l’entretien de deux de mes chevaux… Réduire mon écurie de moitié ! car, pour rien au monde, non-seulement je n’outrepasserais mon revenu, mais je ne cesserai jamais d’en économiser un cinquième pour parer aux éventualités… Or, que Dieu me damne ! si, de ma vie, j’ai songé, parmi ces éventualités, à me charger de l’avenir de cette petite Lambert… Pas si bête ! C’eut été pour la première fois qu’une femme m’eut coûté quelque chose… Dieu merci, ma bourse est sauve… mais il n’en est pas moins vrai que j’ai joué dans cette aventure un rôle piteux, ridicule au dernier point… Et, si cela s’ébruitait, je serais montré au doigt… Heureusement, le libraire a autant que moi intérêt au secret…

Silence.

Mais tout ceci n’est rien auprès de ce dont je suis menacé par cette infernale coquine de Cri-Cri !… C’est à ce point que je n’ai pas osé sortir aujourd’hui de chez moi, afin d’aller chez Héloïse et chez Marie, de peur d’être suivi par cette infâme drôlesse, et du scandale qui pouvait s’ensuivre… car elle est capable de ne reculer devant aucune énormité… J’ai dû écrire pour remettre un rendez-vous que j’avais aujourd’hui chez moi, car cette misérable ne craindrait pas d’insulter les femmes qui viendraient ici… Mort de ma vie ! il n’a tenu à rien que j’aie tantôt écrasé cette vipère… lorsque, sachant enfin, par les aveux de mon valet de chambre, qu’il l’avait avant-hier laissée seule dans l’antichambre, je n’ai plus douté qu’elle ne m’eût soustrait le coffret renfermant mes lettres… Et, d’ailleurs, elle ne l’a pas nié, l’effrontée coquine !… Elle me fera savoir, m’a-t-elle dit, à quel prix elle me vendra… elle a dit le mot… elle me vendra cette correspondance en gros ou en détail…

Avec explosion.

Mais c’est affreux ! mais cela ne peut se passer ainsi… mais mon existence ne peut pas être troublée, empoisonnée par cette ignoble créature ! mais je ne puis pas… je ne veux pas me laisser spolier, ruiner par cette voleuse… car c’est une voleuse… Ces lettres, elle me les a volées… Il y a des lois… j’ai fait mon droit… La soustraction de lettres est considérée comme abus de confiance : je déposerai ma plainte… et…

Silence.

Oui… et après ?… Oh ! l’infâme !… elle me l’a bien dit : « Les lettres sont en lieu sûr… » Et, si je dépose ma plainte, elle écrit une circulaire aux maris… Mais c’est épouvantable !… Je ne parle pas des cinq ou six duels forcés qui me tomberont sur les bras, ce qui, après tout, n’a en soi rien de divertissant. Les maris les plus philosophes sont obligés d’obéir au point d’honneur, lorsque le scandale devient public ; et, si j’ai le bonheur de n’être pas tué dans ces duels, je suis moralement ou matériellement embâté des femmes du monde, qui, par mon fait, auront perdu leur position… Quelques-unes, quoique mariées richement, telles qu’Héloïse, par exemple, sont presque sans fortune personnelle… et, après un pareil éclat, je passerais pour un misérable, si je les abandonnais… Tout cela est bel est bien ; mais que le diable me brûle si je consens à me réduire pour elle à la besace !… Pourquoi pas tout de suite ouvrir à mes frais une maison de refuge pour les femmes séparées de leur mari ?…

Éclat de rire sardonique.

Ah !… ah !… ah !… c’est ravissant ! voilà une fondation philanthropique à laquelle n’a pas songé M. de Saint-Prosper.

Nouveau silence.

Ce qu’il y a d’affreux dans ma position, c’est que plus j’y songe, plus je l’approfondis… plus elle me semble inextricable… car, enfin, si cette infernale créature s’est mis dans la tête de m’épier, de me suivre, d’être sans cesse aux aguets, elle ou ses coquines de servantes, afin de voir qui vient chez moi, ma vie devient un enfer… je serai continuellement sur les épines… Cette obsession de la part de ce monstre… échappe, à bien dire, à la loi… Tous les commissaires de police du monde ne pourront me protéger à cet endroit ! Si je la fais chasser d’ici, ou si je quitte moi-même ce logis, elle viendra dès le matin s’établir au dehors ; et, quand je lui échapperais trois fois sur une, je n’en vivrai pas moins dans des transes perpétuelles… Mais qu’est-ce encore, auprès de l’usage qu’elle veut faire de cette maudite correspondance ? Au diable les femmes qui ont la rage d’écrire, et les sots comme moi qui gardent les lettres… par vanité, au lieu de les brûler ! Mais, enfin, il n’y a pas de tergiversations possibles à ce sujet : il faut que je subisse les conséquences de la divulgation de ces lettres… et ces conséquences, pour mille raisons, me font trembler… ou bien il faut que je me décide à racheter ces lettres à cette infâme Cri-Cri. Me sachant riche, me croyant sans doute plus riche que je ne le suis… elle aura la scélératesse de mettre cette restitution au prix de cent, de deux cent, de trois cent mille francs !… pourquoi pas ?… et à un prix peut-être encore plus élevé !… Qu’est-ce que ça lui fait, à elle ?… Allons donc ! me dépouiller volontairement du tiers, de la moitié de ma fortune ?… Jamais… par le ciel… jamais ! Tant pis pour les femmes qui ont été mes maîtresses, si elles sont perdues !… C’est déjà bien assez pour moi d’avoir à me battre contre leurs maris !

Long silence.

Alors il ne me reste qu’un parti à prendre… quitter Paris, la France, au risque de laisser derrière moi éclater le scandale que provoquera l’infâme créature pour se venger… Misère de Dieu !

On entend le bruit de la chute d’une table, que M. de Luxeuil, dans l’emportement de sa fureur, a renversée d’un coup de pied.

Voilà donc où j’en suis réduit… risquer ma vie dans cinq ou six duels… avoir deux ou trois femmes à ma charge… n’inspirer aux autres qu’une crainte invincible d’être à leur tour victimes d’un pareil éclat… ou bien abandonner le tiers ou la moitié de ma fortune, peut-être même davantage à cette coquine, afin de racheter ces lettres… sinon m’expatrier… sans oser rester en France, à cause de l’effroyable scandale qui suivra mon départ… Voilà donc les trois alternatives où me réduit… qui ? mademoiselle Cri-Cri… Mille tonnerres ! je ne deviendrai jamais un assassin, je le sais ; mais je comprends maintenant qu’en un certain moment de vertige, la fureur, la haine, le désespoir… puissent vous pousser au meurtre…

Long silence, en suite duquel on entend M. de Luxeuil se jeter avec accablement sur son lit.

Je suis brisé… j’ai la fièvre : si cela dure… j’en deviendrai fou…

Nouvel éclat de rire sardonique.

Ah ! ah ! ah !… elle est belle, la vie d’un homme à bonnes fortunes !

WOLFRANG. – Fais deux pas, ma Sylvia bien-aimée… approche ton oreille de ce conduit… et écoute les secrets qu’à son tour le voisin de M. de Luxeuil confie à son oreiller.

M. DE FRANCHEVILLE,d’une voix oppressée. – Impossible de m’endormir… impossible !… Après tout… je préfère l’insomnie… au rêve de la nuit dernière… Assis sur la sellette… entre deux gendarmes… je me coupais la gorge avec un rasoir… en entendant ma condamnation à cinq ans de prison… pour forfaiture dans l’exercice de mes fonctions… C’est gai ! Le cas échéant d’ailleurs… telle serait ma fin… Plutôt le suicide… que le déshonneur public, la prison et ensuite la misère !

Silence.

Voilà donc à quelle extrémité je puis en être réduit d’un jour à l’autre… malgré la profondeur de mes combinaisons… malgré l’habileté de mes précautions… Il suffit d’une indiscrétion, même involontaire, de mon complice Morin… il suffit d’un coup de tête… d’un bavardage de cette fille infâme… pour me perdre… pour me forcer au suicide… En être arrivé là… après trente ans d’une vie intègre ! et en être arrivé là… pourquoi ?… Pour assouvir la passion forcenée… que m’inspirait, que m’inspire encore cette créature que je méprise, que j’abhorre et dont je ne puis me détacher ! Mon honneur perdu… mes sacrifices énormes… mon désir de ne pas être son jouet, et de lui imposer encore mes volontés, sont autant de liens qui m’enchaînent à elle…

Nouveau silence.

Ai-je des remords ?… Je ne sais… mais, si j’en ai, ils se confondent tellement avec la terreur de voir mon indignité découverte… que je ne puis les démêler… Cette terreur domine toute ma vie, toutes mes impressions… Ainsi, lorsque, avant hier au soir, chez M. Wolfrang, on exaltait mon intégrité… je me disais : « Pourtant ! si l’on savait que je suis un misérable ! » La même pensée me venait à l’esprit lorsque, hier, le secrétaire d’ambassade est venu, de la part de son souverain, m’apporter ces insignes de l’ordre de Charles III… hommage rendu au négociateur et au fonctionnaire incorruptible… Enfin, elle m’obsédait encore, cette pensée, lorsque, ce soir, à la réception des Tuileries, le roi m’a dit confidentiellement avec une si haute bienveillance : « Monsieur de Francheville, l’opposition vous est en ce moment si favorable, en raison de votre noble conduite, que je songe à vous confier un portefeuille… Certains projets de loi, que nous craignons devoir repousser par le côté gauche de la chambre, auraient grande chance d’être bien accueillis, présentés et soutenus par vous… » Ces paroles du roi… ont-elles tout d’abord produit en moi… la joie que devait me causer cette fortune inespérée ?… Moi, devenir ministre ?… – Non… non ! ma première pensée a été encore : « Ah ! si l’on découvrait que je suis un misérable ! »

Nouveau silence.

Oui… demain, je serais ministre… demain, je serais président du conseil… je gouvernerais mon pays… j’atteindrais enfin le faîte suprême du pouvoir… entouré de l’estime de tous… que plus éclatante serait mon élévation… plus profonde serait ma terreur de voir mon infamie révélée… parce que plus terrible encore serait ma chute… Chose étrange… et fatale ! depuis que je me suis déshonoré… jamais ma bonne renommée n’a été si solidement assise… jamais je n’ai reçu plus de preuves particulières ou publiques de la considération de tous !… Cela devrait calmer mes craintes… m’étourdir… me les faire oublier !… Loin de là !… elles redoublent parce que je me sais plus en vue… et, partant, plus envié, plus exposé à ces investigations jalouses et malveillantes dont est l’objet la vie publique et privée de l’homme en faveur… Mes amis politiques, eux-mêmes, à qui je porte ombrage, seraient les premiers enchantés de ma perte… Ah !… je connais le monde… et voilà pourquoi je tremble… Quelle existence… mon Dieu !… quelle existence !…

M. de Francheville, à ce moment, entend à l’étage supérieur, occupé par Dubousquet, le jappement du Bonhomme, suivi d’un fredon que le repris de justice chantonne sur l’air de la Bonne Aventure.

M. DE FRANCHEVILLE,exaspéré. – Encore les aboiements de ce chien ! encore ce chant ! C’est intolérable ! Ne dirait-on pas qu’il a la conscience tranquille… ce forçat libéré… qui chante ainsi chaque soir… tandis que, moi… je vis dans l’angoisse de la honte, plus affreuse peut-être encore que la mort elle-même ! Ce forçat libéré a, du moins, lui, réglé son compte avec la justice… Il sait quel est son avenir… il se sait exposé au mépris de tous… mais, au moins, son sort est fixé ! C’est une certitude, et, dans cette certitude, l’on trouve la force d’accepter, de supporter sa condition, quelle qu’elle soit… tandis que, pour moi, l’avenir n’est que doute… appréhension… Peut-être mon indignité sera-t-elle découverte demain ! peut-être dans un an… peut-être ne le sera-t-elle jamais ! Ce cas même échéant… mon supplice durera ma vie entière… car je tremblerai jusqu’à mon dernier jour… Ah ! ce forçat libéré est bien heureux, lui !… il a payé sa dette… il n’a plus à trembler… il chante !

Long silence, troublé par de nouveaux aboiements de Bonhomme et par le fredon de Dubousquet.

Encore ce chant… encore ! Est-ce une insulte à mes angoisses ?… Si ces chants insolents ne cessent pas… je frappe au plafond… et peut-être finira-t-il de troubler mon repos… ce misérable forçat… dont la tranquillité d’âme me fait envie… Malédiction sur moi !… en être réduit à envier ce repris de justice !

WOLFRANG. – Viens, ma Sylvia, montons à l’autre étage… viens entendre le chant du forçat libéré.

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