XXXVI

Wolfrang, accompagné de Sylvia, et ayant avec elle gravi les degrés de l’étroite spirale de l’escalier conduisant au couloir secret qui règne derrière plusieurs pièces de l’entre sol de la maison du bon Dieu, occupé par M. Lambert, approche son oreille de l’ouverture d’un cornet acoustique communiquant à l’alcôve de la chambre à coucher du libraire.

Puis Wolfrang fait signe à sa compagne de prendre sa place et d’approcher à son tour son oreille du cornet.

Elle entend très-distinctement la voix de M. Lambert, qui venait de se mettre au lit.

M. LAMBERT. – Allons… je dormirai d’un bon sommeil cette nuit… je l’espère… Je suis plus calme… Le sacrifice est consommé… c’est fini de cette existence paisible, confiante, qui était la mienne… depuis trois ans… c’est fini !

Long silence coupé de quelques sanglots étouffés.

Mon Dieu !… j’étais si heureux de croire que je ne m’étais pas trompé dans mon espoir, fondé sur la reconnaissance de Francine… et je ne me trompais pas… non ! la malheureuse enfant était sincère alors dans son attachement… elle m’aimait autant qu’elle pouvait m’aimer malgré mes quarante ans, malgré ma laideur, malgré mon caractère sérieux et froid. Elle a fait ce qu’elle a pu… pour accomplir de son mieux ses devoirs. Je ne me suis jamais aveuglé sur la disproportion de nos âges… sur la faiblesse du sens moral de Francine… sur le peu d’attraits que devait avoir pour elle la condition que je lui offrais… Et cependant jamais, dans ma conscience d’honnête homme, jamais je ne me suis reproché ni repenti de l’avoir épousée. Que serait-elle devenue sans moi ?… Hélas ! ce qu’elle deviendrait demain… si je l’abandonnais…

Silence.

Et pourtant, elle n’est pas pervertie… elle a dû lutter, selon la débilité de ses forces morales, contre son coupable entraînement. Elle le regrette… elle a conscience de ce que j’ai souffert… de ce que je souffrirai encore… elle m’a, ce soir même, conjuré de la garder près de moi, si triste que doive être désormais sa vie. Et la mienne !… la mienne, grand Dieu ! j’en frémis ! quelle sera-t-elle ?

Nouveau silence.

Ah ! je ne me berce pas d’illusions ! la première amertume de son chagrin passée, les remords de sa faute s’affaibliront… s’effaceront… Francine conservera toujours le souvenir de mon pardon ; mais, à son âge… et avec son caractère… elle pourra céder de nouveau à une tentation mauvaise… je dois m’y attendre et, pour prévenir ce danger, redoubler de sollicitude, de surveillance envers elle. Pour moi, ce rôle de jaloux est ridicule et odieux ! Quelle vie, mon Dieu !… quelle vie !

Long silence.

Non ; ce rôle n’est, après tout, ni ridicule ni odieux. Ce n’est plus ma femme que je surveille… j’ai ma fierté ; désormais, je suis veuf. Non, ce que je surveillerai, c’est une pauvre et faible créature qu’il faut préserver du mal… et cela… c’est mon devoir ! et cela, je l’ai juré eu épousant Francine !… Cet engagement, je l’ai pris avec maturité, avec réflexion… j’ai déjà commencé de le tenir… je le tiendrai jusqu’à la fin…

Nouveau silence.

Oui, la conscience de ce devoir accompli me soutiendra, me réconfortera au milieu des chagrins que je prévois, d’autant mieux qu’il m’a soutenu, réconforté depuis hier… Ah ! combien de fois je me suis dit : « Si, cédant à l’égoïsme de ma colère, de mon indignation, légitime cependant, je n’avais songé qu’à la vengeance, au lieu de sauver d’abord la réputation de cette malheureuse enfant ; si je l’avais publiquement chassée de chez moi, où serait-elle à cette heure ?… Que deviendrait-elle demain et après ?… Ne pouvant même compter sur l’appui du misérable qui l’a perdue, hélas ! je n’en puis douter, la connaissant ainsi que je la connais, elle eût, tôt ou tard, écouté les suggestions de la misère, de la faim… elle se serait vendue… et aurait bientôt descendu les degrés de la dernière abjection… Ce qui reste de bon, de délicat dans le cœur de cette enfant, ce qui peut un jour la réhabiliter, se fût corrompu, détruit… et mon impitoyable sévérité eut à jamais perdu cette âme… C’était affreux pour moi !… quels remords ! »

Nouveau silence.

Au lieu de cela, je me dis : « J’ai sauvé la réputation de Francine ; elle ne subira les mépris de personne… et, loin d’être, à cette heure de la nuit, abandonnée de tous, errante, maudissant mes rigueurs inexorables, livrée aux angoisses d’un avenir menaçant, elle repose sous mon toit, du moins, sans inquiétude du lendemain, pleurant sincèrement sa faute, se promettant de ne plus faiblir, et bénissant peut-être ma clémence… » Ah ! cette pensée me calme, elle adoucit mon chagrin ; je sens que je me suis conduit en homme de bien, en homme juste. Ô clémence ! clémence !… vertu des bons cœurs ! quel baume divin tu verses sur les blessures de l’âme !… Grâce à toi, elles deviennent de nobles cicatrices, parfois encore bien douloureuses… mais cette douleur même porte avec soi sa consolation, sa récompense, et vous rappelle votre généreux pardon envers qui vous a blessé…

Nouveau silence. Puis M. Lambert, cédant peu à peu au sommeil, ajoute d’une voix qui s’affaiblit et s’éteint :

Je me sens de plus en plus réconforté, apaisé ; ma conscience est tranquille, je n’ai rien à me reprocher : j’ai accompli mon devoir… Francine, pauvre enfant !…

Ces mots, empreints d’une tendre commisération, sont les derniers qui parviennent à l’oreille de Sylvia.

Bientôt elle n’entend plus que la respiration lente et paisible de M. Lambert.

Il s’endort profondément.

WOLFRANG, à Sylvia. – Tu l’as entendu, ma bien-aimée, tu l’as entendu, ce secret de l’oreiller… cet épanchement de l’âme, naturel à l’homme, à cette heure de la nuit où, dans le silence et la solitude, il recueille sa pensée sur ses actes de la journée, en cherchant le sommeil consolateur, ou craignant l’insomnie vengeresse… Écoute à cette heure le secret que Francine Lambert confie à son tour à son oreiller.

Wolfrang indique à sa compagne un autre conduit aboutissant à l’alcôve de madame Lambert.

Ces paroles de la jeune femme arrivent jusqu’à Sylvia :

FRANCINE. – André, lui à qui je dois tout, jusqu’au pain que je mange !… il a sauvé ma réputation… il a eu pitié de moi… il me garde chez lui… et l’autre… ce sans-cœur… ce lâche, pour qui je me suis perdue, me voyait d’un œil sec… chassée par mon mari… réduite à mourir de faim ou à me vendre ! Pas un mot de pitié pour moi… Il avait peur que je ne lui restasse sur les bras, tant il est avare ! Et j’ai pu croire qu’il m’aimait ! et c’est à lui que j’ai sacrifié le repos, la confiance, l’honneur du meilleur des hommes !…

Elle pleure à chaudes larmes.

Que je suis malheureuse ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et penser que rien, ni mon repentir, ni ma reconnaissance pour la bonté angélique d’André, rien ne pourra empêcher le passé d’avoir été, rien ne me rendra la confiance d’André, rien ne me fera oublier que la cause de mes chagrins est ce Luxeuil, que je méprise, que je hais maintenant autant que je l’admirais !… Ô André, tu es bon comme Dieu, toi ! C’est à genoux, les mains jointes, que je dois prononcer ton nom béni ! Hélas ! où serais-je à cette heure, sans ta miséricorde ?… Grâce à toi, je n’ai pas à craindre la misère et les tentations dégradantes quelle inspire… Je le sais bien. André avait raison, à ces tentations je n’aurais pas résisté… Je suis si faible, si lâche ! j’aurais fait comme tant d’autres… Et il me sauve de cette infamie ! Grâce à lui, rien ne me manquera, ainsi que par le passé… Oh ! la préoccupation du savoir comment vivre ne viendra pas me distraire de mes tourments ; je pourrai les dévorer bien à loisir, comme en ce moment.

Silence et pleurs.

Ah ! si j’en crois ce que j’éprouve à cette heure… j’aimerais mieux cent fois mourir que de commettre une autre faute… J’ai trop souffert… et André surtout a trop souffert. Mon Dieu ! il m’était si facile de ne pas le rendre malheureux et de ne pas me rendre moi-même si malheureuse… Quelle vie !

Pleurant.

Toujours face à face avec ces dévorantes pensées ! impossible de fermer l’œil… j’ai la fièvre… Oh ! je ne dormirai pas plus cette nuit-ci que l’autre… Quelle vie !… Quelle vie !…

La voix de Francine se perd dans les sanglots.

WOLFRANG, à Sylvia. – Et maintenant, bien-aimée, montons au premier étage, où demeurent le banquier Borel et mademoiselle Cri-Cri.

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