XXXVII

Wolfrang et sa compagne ont gravi les degrés de la spirale qui conduit au couloir secret du premier étage.

La jeune femme approche son oreille du conduit acoustique répondant à la chambre à coucher du banquier, et entend d’abord le dialogue suivant.

MADAME BOREL.– Mais, encore une fois, mon ami, que le malfaiteur trouve insupportable la présence de l’honnête homme, cela va de soi ; mais que l’honnête homme se sente gêné par la présence du malfaiteur, voilà ce que je ne puis concevoir, et ce qui me paraîtrait impossible si je ne savais ta délicatesse, ta probité, pour ainsi dire tellement irritables, que la seule présence d’un malhonnête homme les exaspère… En d’autres termes, il serait tout naturel que ce misérable Dubousquet voulût fuir cette maison… ta vue lui rappelant toujours son crime ; mais que, toi, tu veuilles absolument quitter ce logis, auquel nous tenons par tant de raisons, cela me paraît, permets-moi de te le dire, déraisonnable.

BOREL.– L’aversion que m’inspire ce misérable est invincible ; la pensée de le rencontrer m’est odieuse. C’est une faiblesse, soit ! mais il en est ainsi. Et, puisque M. Wolfrang refuse de chasser de chez lui ce repris de justice, refus inconcevable de la part d’un homme qui semble aussi honorable que possible, c’est à moi de sortir de céans.

MADAME BOREL.– Quel chagrin pour ce pauvre Alexis et pour moi ! J’espérais tant de l’heureuse influence que cette charmante madame Wolfrang aurait exercée sur lui ; elle eût été son ange gardien, et…

M. BOREL, impatiemment. – Ma chère amie, je te le répète, il m’est impossible de consentir à demeurer ici, tant que ce repris de justice y restera.

MADAME BOREL.– Ainsi, toi… toi, le plus honnête homme qui existe au monde… tu fuirais devant un pareil scélérat ?… Non, non, mon ami… tu réfléchiras… la nuit porte conseil… tu te mettras au-dessus de ces susceptibilités vraiment inconcevables pour qui connaît comme moi la droiture, la fermeté de ton caractère… Bonsoir, mon ami… à demain… Nous reprendrons cet entretien.

M. BOREL.– Bonsoir, chère femme…

Un silence de quelques instants succède au départ de madame Borel, pendant que son mari s’occupe des préparatifs de son coucher.

M. BOREL, se jetant sur non lit, et d’une voix navrée. – Ah ! que de millions je donnerais aujourd’hui pour n’avoir pas volé au frère de ce Dubousquet ces misérables cinquante mille francs, source première de mon immense fortune !

Long silence.

Hélas ! telle est mon invocation de chaque soir, lorsque, seul à seul avec moi-même, et encore sous l’impression de la tendresse et de la vénération que ma femme et mon fils viennent de me témoigner, le souvenir de ma mauvaise action vient empoisonner jusqu’aux marques de l’affection et de l’estime de ces deux êtres si chers à mon cœur !… Ah ! Dieu seul sait ce que je souffre en les entendant chaque jour exalter à l’envi ma probité, ma délicatesse !… Chacune de leurs louanges est pour moi un coup de poignard !… et pourtant, sauf cet abus de confiance, à qui j’ai dû l’instrument de ma fortune, j’ai toujours été honnête homme… La probité la plus scrupuleuse est devenue à la fois mon expiation et mon luxe… Je prodigue aux malheureux l’or à pleines mains… j’encourage les arts… je fais le meilleur usage possible de ma fortune… Mais elle a sa racine dans un acte infâme… et, pour moi, pour moi seul, les fruits en sont amers et corrompus !

Silence.

Ah ! si le sort m’eût été contraire ; si, malgré mon abus de confiance, j’étais resté pauvre, je n’éprouverais sans doute pas l’intensité du remords dont je suis poursuivi au milieu de ma richesse et de ma haute renommée d’honnête homme… Non ! aigri, ulcéré par la pauvreté, je regretterais moins ma mauvaise action que la stérilité de cet acte coupable… Mais, dans ma position, possédant tout ce qu’il est humainement possible de désirer, le souvenir de mon indignité devient le pli de la feuille de rose, intolérable au sybarite… Je serais mille fois plus riche encore, qu’au prix de millions et de millions, je ne pourrais effacer l’infamie dont ma vie est entachée…

Silence.

Ah ! je suis un bien malheureux homme ! Que deviendrais-je… si jamais ma femme et mon fils… découvraient que je suis coupable d’un de ces abus de confiance, dernièrement encore si énergiquement flétris par Alexis !… Cette continuelle appréhension est mon supplice… Quel mépris ma femme et mon fils ressentiraient pour moi, ou, s’ils parvenaient à me le dissimuler… quelle douloureuse pitié !… quelles cruelles déceptions je lirais dans leur âme sous toutes leurs feintes indulgences !… Mon Dieu ! que de millions je donnerais aujourd’hui pour n’avoir pas volé ces cinquante mille francs !… Oh ! oui, oui, je suis un bien malheureux homme !…

Nouveau silence.

Non ! il m’est impossible de me résigner à demeurer plus longtemps ici… La présence de ce Dubousquet… serait pour moi une torture insupportable… L’innocence de ce martyr du dévouement fraternel m’écrase… Malgré moi, j’admire cet homme et il m’épouvante… Hier, son regard timide me glaçait jusqu’à la moelle des os… et, lorsque, de sa voix craintive et douce, il me disait : « Vous savez bien pourtant que je suis un honnête homme ! » la sueur me coulait du front… je me reniais un scélérat endurci… Non, non, je quitterai cette maison…

Silence.

Oh ! châtiment !… M. Borel, le banquier millionnaire… de qui l’autre jour encore les journaux vantaient l’éclatante probité !… M. Borel obligé de fuir devant un forçat libéré ! Ah ! je suis un bien malheureux homme !…

Nouveau silence.

Et pourtant… résister aux observations de ma femme… si vraies, si sensées, m’obstiner à quitter ce logis, n’est-ce point risquer de la mettre sur la voie de la vérité, ou d’éveiller ses soupçons ? En vain, je me retranche dans la prétendue répugnance invincible que me cause la vue de ce malfaiteur… ce prétexte est si puéril, si déraisonnable, que ma femme peut à peine y ajouter foi, tant il contraste avec la rectitude ordinaire de mon jugement. Aussi persévérer davantage serait pour moi périlleux. Et cependant, la présence de ce malheureux avive encore mes remords… Et si, pour se venger de moi, il allait parler ?… Il ne serait pas cru… puisqu’il a déposé contre lui-même en justice… Mais enfin… ses révélations, si incroyables qu’elles paraîtraient à ma famille, rapprochées de mon désir opiniâtre de quitter cette maison… pourraient… Mon Dieu ! que faire ?… que faire ?… Je ne sais. Demain avant le jour… j’aviserai en me réveillant… Je dors si peu !… Tâchons cependant de trouver le sommeil… le repos… jamais je n’en ai eu tant besoin…

Long silence.

La présence de ce Dubousquet m’inquiète, m’obsède, malgré moi… Je ne puis m’endormir… je suis agité… nerveux…

Nouveau silence coupé de soupirs étouffés ; cependant M. Borel finit par s’endormir à demi, en murmurant encore :

Ah ! que de millions je donnerais… aujourd’hui… pour n’avoir pas volé… ces…

M. Borel n’achève pas, sa voix, expire, et Sylvia n’entend plus que les aspirations et les expirations du sommeil péniblement oppressé auquel cède enfin le millionnaire.

WOLFRANG.– Et maintenant, Sylvia, écoutons les secrets de l’oreiller de cette indigne créature, de qui les vices, s’ils ne s’excusent pas, du moins s’expliquent par l’abandon et la misère où elle a vécu dès son enfance.

Mademoiselle Cri-Cri, au moment de se coucher, dialogue ainsi avec sa femme de chambre :

CRI-CRI.– Et n’oublie pas de me réveiller dès qu’il fera jour.

LOUISE.– Oui, madame.

CRI-CRI.– Et dis à Catherine d’être de guet dès le matin à la fenêtre de l’antichambre qui donne sur l’escalier.

LOUISE. – Oui, madame.

CRI-CRI. – Luxeuil essayera sans doute de sortir demain, ce qu’il n’a pas osé faire aujourd’hui… excepté pour venir me faire une scène…

LOUISE.– Dieu de Dieu… quelle scène !… madame… quelle scène !… J’ai cru qu’il allait vous étrangler… à propos de ce coffret dont il parlait, et que vous n’avez pas voulu lui rendre… Les yeux lui sortaient de la tête, il était effrayant.

CRI-CRI,riant. – Et laid !… hein ! Quelle binette pour un si bel homme !

LOUISE. – Le fait est qu’il n’était pas beau du tout en ce moment-là… Mais… à votre place, je lui rendrais son coffret… Cet homme-là est capable de quelque mauvais coup. Son nez devient blanc quand il rage… et c’est un signe qui…

CRI-CRI. – Lui rendre ce coffret ?… Ah bien, oui, ma chère ; c’est une poule aux œufs d’or…

LOUISE. – Le coffret ?… Quoi donc qu’il y a dedans… madame ?

CRI-CRI. – Va te coucher, ma fille… et moi aussi… Vous savez ce que je vous ai promis, à toi, à Catherine et à l’ouvrière en journée, si vous m’avertissez dès qu’une femme montera chez lui, ou si vous ne le ratez pas… dès qu’il sortira… afin que je sois tout de suite sur ses talons…

LOUISE. – Soyez tranquille, madame ; nous sommes trois fines mouches, et il sera bien malin s’il nous échappe…

CRI-CRI. – Tu as bien recommandé au cocher de remise d’être demain devant la porte, comme aujourd’hui ?

LOUISE. – Oui, madame.

CRI-CRI. – Va te coucher, ma fille.

LOUISE. – Bonsoir, madame.

CRI-CRI. – Bonsoir.

Un assez long silence succède à cet entretien.

CRI-CRI, se mettant au lit. – Oh ! oui, je te ferai la scie… va, Luxeuil… et une fière scie !… Tu les payeras cher… et une à une… les lettres du coffret… Il y a là dedans de quoi perdre une douzaine de femmes du monde… Les premiers billets de chaque correspondance sont signés… parce qu’ils ne sont pas compromettants ; puis, à mesure que ça chauffe, on ne signe plus que par des initiales, et enfin, quand tout est dit, l’on ne signe plus que le petit nom… mais l’écriture est la même, et, comme preuve… ça suffit… J’ai envoyé acheter le Dictionnaire des vingt-cinq mille adresses ; et, comme mon don Juan de Luxeuil ne choisit ses amours que dans le grand monde, j’ai tout de suite trouvé les noms et les adresses des correspondantes de mon pingre ! Ah ! je le tiens, oui !… tu as eu beau me menacer tantôt de porter plainte en justice pour me forcer de rendre le coffret, je t’ai ri au nez ; tu en serais pour tes frais… sans parler du scandale du procès ; car les lettres sont en lieu sûr… et je t’ai prévenu que, si tu déposais une plainte, moi, je lançais à l’instant une circulaire aux époux de ces dames, afin de les prévenir que je tiens à leur disposition des billets doux de leurs chastes moitiés ; moyennant quoi, ils auront la preuve qu’ils partagent la position sociale… du héros d’un fameux roman de Paul de Kock !… Tu ne déposeras donc pas de plainte en justice, pingre de Luxeuil !… et ton coffret de lettres sera une poule aux œufs d’or… J’avais pour de bon un caprice pour toi ! Tu m’as méprisée… comme la boue de tes souliers… je te rendrai la vie aussi dure que la mienne… Ça me délassera… car, moi aussi, j’ai une scie… Oh ! oui… et atroce !…

Long silence.

Vieille canaille de Francheville !… je te tiens… mais lui aussi me tient !… et voilà ce qui m’enrage !… sans parler d’autre chose !… J’ai maintenant des bijoux… de beaux meubles… des domestiques… des rentes… mais ma liberté ?… Je dépends de mon Anatole ! Vieux gredin !… j’ai son argent ; mais il peut m’envoyer dans une maison de réclusion… Il ne fera pas ce coup-là, je le sais bien ; car moi, je le ferais imprimer tout vif dans le petit journal le Pilori… et il serait perdu… déshonoré… Mais, enfin, je suis toujours dans la dépendance de mon Anatole… et, à cause de cela, je l’ai en exécration… en horreur… Et je l’ai ruiné, je n’ai plus à attendre de lui un traître liard… et cependant il me faut subir ses volontés…

Nouveau silence.

Eh bien… oui… c’est atroce !… oui… cette dépendance-là et autre chose encore empoisonnera ma vie !… Et pourtant je suis rentière… rien ne me manque… Eh bien… foi de Cri-cri… je crois que je serais assez bête pour regretter le temps où j’étais modèle et figurante aux Folies-Dramatiques, et où je dînais avec deux sous de galette du Gymnase…

Silence.

Oh ! c’est sur toi que je me vengerai, pingre de Luxeuil !… Ça me soulagera de te faire souffrir… d’être ta scie… ton cauchemar… ton tourment… ton supplice !…

Silence prolongé.

C’est drôle pourtant… quand je traînais la savate… et que je craignais tant d’aller crever à l’hospice et d’être disséquée par les carabins… car c’était là mon cauchemar… être disséquée !… c’est une petitesse… mais on n’est pas maître de ça… je me disais toujours : « Ah ! si j’avais des rentes ! c’est moi qui serais heureuse… et qui me moquerais de tout et du reste !… » Eh bien, pourtant j’en reviens là, voilà qui est drôle… J’ai maintenant des rentes… et, aujourd’hui, mon vieux filou d’Anatole s’en irait ad patres, je serais débarrassée de lui et de ma peur d’être fourrée dans une maison de réclusion… que j’aurais une autre scie… et celle-là… le diable en personne n’y pourrait rien… quand même j’aurais cent, deux cent mille livres de rente… au contraire… tant plus j’aurais de rentes… tant plus ma scie… me scierait… Je ne serai jamais qu’une lorette… voilà la chose…

Long silence.

En voilà une réflexion bouffonne ! en voilà une bête de conscience !… et pourtant, c’est vrai… et cette belle conscience-là m’est venue du jour où j’ai eu des rentes ! Quand j’étais bohème et sans le sou, je me fichais pas mal d’être coureuse ; je n’avais qu’une idée, qu’un rêve… être rentière, afin de ne pas aller crever à l’hospice, où j’avais tant peur d’être disséquée par les carabins… Eh bien, à cette heure, je suis rentière… et il n’y a pas à dire non… je me sens bien, moi, et j’en enrage ! ma scie est… et sera toujours d’être lorette… Et ce n’est pas à cause de la vertu que ça m’embête ; merci ! non… mais ça mord mon amour-propre… jusqu’au sang. Ainsi, l’autre jour, aux courses de Chantilly, quand je voyais ces femmes du monde dans la tribune réservée, je me disais : « Je suis aussi jolie et aussi bien mise qu’aucune de ces pécores… je rendrais leur amant ou leur mari infidèle, si je voulais m’en donner la peine… ça n’empêche pas… qu’il m’est DÉFENDU d’aller m’asseoir à côté d’elles… oui, ça m’est défendu. »

Nouveau silence.

Et penser que j’aurais cent, deux cent, trois cent mille livres de rente… que je serais la Vénus de Médicis en chair et en os… que ça serait tout de même. Oui, la dernière laideron venue, avec une robe de quatre sous… pourvu qu’elle soit, comme on dit, une femme honnête, peut aller là où il m’est défendu, où il me sera toujours défendu d’aller, à moi, Cri-Cri… En voilà un ver rongeur !… oh ! oui, rongeur ! Je pourrai bien m’étourdir ; mais, c’est égal, quand je serai seule comme maintenant, sans pouvoir dormir, je me sentirai rougir à vif, jusqu’à la moelle des os, par cette maudite pensée : « Je serais rentière, je serais riche à millions, qu’il y a des choses qui me sont défendues parce que je suis lorette. » Et, misère de moi ! la seule chose que l’on désire avec fureur, avec désespoir, et que l’on met avant toutes les autres, et qui vous en dégoûte, c’est justement celle-là qui vous est défendue…

Silence.

En fin de compte, c’est très-embêtant, et, qui pis est, c’est que je suis embêtée à perpétuité, foi de Cri-Cri… si je dois souvent ruminer la chose comme cette nuit… Peut-être aurait-il mieux valu pour moi être disséquée à seize ans… par les carabins… En voilà une idée gaie, pour m’endormir !… et, pour sûr, je vais rêver qu’on me dissèque… Merci !… c’est gentil !…

WOLFRANG. – Et maintenant, ma Sylvia, montons au second étage… et tu sauras quels secrets MM. de Luxeuil et de Francheville confient à leur oreiller…

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