III

Chaque jour, Bigua profitait de la sortie matinale de Marcelle pour passer quelques instants dans la chambre de celle-ci. Il regardait la coiffeuse qu’elle venait de quitter, les objets de toilette, se défiait du lit qu’il n’osait jamais contempler en face et s’approchait de la commode, non pour découvrir des secrets, mais pour regarder au jour la physionomie des tiroirs qu’il ouvrait et voir, en quelque sorte, comment ils se portaient.

Il s’enfermait à clé pour frotter clandestinement les meubles et les menus objets avec une peau de chamois qu’il sortait de sa poche.

– Oh, cette encre sur le tapis ! Et sur la porte ! Et cette clé qui manquait déjà hier ! Pourquoi n’en ai-je pas parlé ! Pourquoi n’ai-je rien fait ! Et le bruit sinistre de cette nuit ! Pourquoi ne suis-je pas venu voir ce qu’on cassait dans ce coin de l’appartement !

– À table ! À table ! dit Rose aux enfants dans le couloir, d’une voix qui s’efforçait d’être celle de tous les jours et y parvenait assez bien.

Philémon s’était attardé dans la chambre de Marcelle ; il se glissa comme un criminel, le dos voûté, le long du mur du couloir, la poche droite de son veston gonflée par la peau de chamois. Il avait là comme une tumeur mal dissimulée et qui le gênait beaucoup. Nul ne le vit sortir.

C’était donc le moment où les visages devaient venir, de tous les coins de la demeure, s’affronter autour de la table de la salle à manger.

Durant le repas, le colonel ne dit mot, le visage comme un torrent à sec. Il épiait Joseph qui mangeait effroyablement, comme d’habitude, et avec un si grand naturel que Bigua commençait à se demander si la disparition de la clé et ce bruit de la nuit précédente avaient vraiment quelque importance.

Il se décida à regarder du côté de Marcelle. Aussitôt, chez la jeune fille, un petit tremblement nerveux de la joue ou de l’œil (mais vraiment il allait de la joue à l’œil, en zigzaguant comme un éclair) avertit le colonel qu’il s’était bien passé quelque chose de grave. Jamais il n’avait rien vu de pareil sur cette peau si délicate. Il brûlait d’envie de demander devant tous à Marcelle si elle n’était pas malade, mais il chassait la question comme impudique.

Pour prendre une décision dans le calme, Bigua découpa longuement la viande d’Antoine et celle de Fred tout en pensant :

– Est-il vraiment possible que cette enfant que je vis souvent lever sur moi un si candide regard, consente à recevoir ce garçon dans sa chambre ? Ce bruit de meuble dans la nuit n’est-il pas le signe d’une résistance désespérée ? Ou tombait-il de joie, plutôt, dans la bousculade voluptueuse ? Et cette fille ne ressemble-t-elle pas tout bonnement à sa mère ? Assez de questions ! Assez ! Le moment n’est pas venu de donner à manger à ces chiennes affamées. Finissons donc de découper cette viande. Les enfants attendent.

Desposoria semblait ne se douter de rien. On remarquait sur son visage un grand naturel, ce parti pris de naturel si fréquent chez les épouses de nerveux qui semblent toujours vouloir faire croire autour d’elles que tout va pour le mieux dans le plus sédatif des mondes.

– Je ne puis tout de même pas condamner ce garçon sur ce simple tic facial de Marcelle, pensait Bigua.

Mais après déjeuner, comme il rencontrait Joseph dans le couloir, il ne put s’empêcher de lui marcher cruellement sur le pied. Joseph le repoussa avec violence. Troublé par cette bousculade, le colonel se demanda si vraiment il avait fait exprès de maltraiter ainsi ce garçon. Il passa une heure entière à se promener dans le hall, allant d’une pièce à l’autre, dans un silence fortifié, par les créneaux duquel il lançait parfois un regard éperdu, ne voulant, ne pouvant rien dire à personne. Antoine vint lui tendre la main avant de partir pour la promenade. Cet enfant qu’il avait tant aimé, il le considérait maintenant, en face de lui, comme un mannequin de bois à chaussettes et mollets peints. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait une affection rasée en lui sans la moindre raison apparente, comme à la suite de quelque secousse sismique de l’âme. De grands pans d’amour disparaissaient à son insu. Et longtemps après, il s’étonnait de voir que là où s’élevait beaucoup de tendresse, il ne restait plus que de la mort. Ah, il se moquait bien maintenant aussi de sa machine à coudre, à laquelle il devait tant et tant de petites joies chaque fois qu’il poussait la pédale avec son pied ! Mais pourquoi y pensait-il ? Il était vraiment ridicule d’aller de l’image de cet enfant à celle de la Singer.

Resté seul dans l’appartement, après avoir par son insistance forcé Desposoria à sortir, il résolut au bout de quelques instants de se rendre chez un serrurier et de lui expliquer « l’idée de la chaîne retenant la clé de la chambre de Marcelle ». Il ne pensait qu’à ça depuis la veille.

Il réclama une clé forte et une chaîne très solide, double de préférence. Rien ne lui paraissait assez gros.

Il faut que cette enfant ait, le soir en rentrant, les yeux attirés sur cette chaîne. Quel conseil muet ! quel reproche ! quelle menace !

– Vous comprenez, disait-il au serrurier, c’est pour une chambre de jeune fille : ces écervelées égarent la clé et il faut pour la retenir quelque chose de solide, une grosse chaîne persuasive, assez gracieuse pourtant, n’est-ce pas ?

Le vieux serrurier ne put s’empêcher de sourire dans son épaisse moustache.

Le colonel s’était mordu les lèvres ; quelle idée de dire à cet homme qu’il s’agissait de la chambre d’une jeune fille ! Pourquoi n’avait-il pas ajouté son nom, dit que c’était la fille d’un prote ? etc.

Le colonel eut grand’peur qu’on entrât dans la pièce pendant qu’il s’y trouvait avec le serrurier et qu’il lui passait le marteau, les clous et les vis pour hâter le travail.

Mais nul ne vint. Dès que la serrure, la clé et la chaîne furent à leur place, le colonel pensa :

– Mais toute la maison va en parler ! Ou ce qu’il y a de plus grave, c’est que personne ne m’en parlera, même ma femme qui fait chaque matin un tour dans les chambres des enfants. Pourquoi ce silence ? On commence peut-être déjà à me traiter comme un malade à qui on ne dit que certaines choses, soigneusement triées parmi une infinité d’autres.

Pourquoi ne pas la changer de chambre ? Il faudrait en parler à Desposoria et ce serait reconnaître aux yeux de tous que je suis au courant. Cette clé et la serrure qui la maintient n’en disent-elles pas tout autant ? C’est possible, mais je ne veux pas en parler à personne. Oui, parler, voilà justement ce que je ne puis faire. Mais cette chaîne ne parle-t-elle pas toute seule ! Ne se livre-t-elle pas toute la journée à un monologue effroyable dont je fais les frais et qui va finir par ameuter tout le quartier ? C’est bien possible. Mais je ne saurais rien dire avec cette bouche que voilà.

Desposoria, qui de sa chambre, assez éloignée, n’avait pu entendre du bruit, comprenait bien que quelque chose d’important et qui pouvait avoir des suites, s’était passé dans la nuit du mardi au mercredi. Bigua, Rose, Marcelle, Joseph lui avaient paru ce jour-là diversement étranges. Rose l’évitait. Marcelle et Bigua ne dirent mot au déjeuner. Joseph bavarda entre les plats bien que nul ne l’écoutât. Tous quatre semblaient ne pas avoir dormi de la nuit. Quels étaient les coupables ? Desposoria n’osait interroger les regards. Elle s’occupait à table des jumeaux et d’Antoine.

Dans la journée, l’attitude du colonel accrut encore l’effroi de sa femme sans la renseigner. La fierté de Desposoria l’empêchait d’interroger qui que ce fût. Elle préférait attendre des jours qui allaient suivre les aveux qu’elle ne voulait pas demander.

Et longtemps elle pria sous l’ivoire torturé d’un crucifix espagnol.

Vers la fin de l’après-midi, rôdant nerveusement dans l’appartement, en robe de chambre et avec son melon sur la tête, le colonel trouva sa femme qui priait encore avec ferveur. Sur une commode, devant la statue de la Vierge, il vit quatre bougies allumées.

– Qui est malade ici pour que tu allumes ces cierges ? dit-il avec un accent si tragique qu’il fut le premier à s’en émouvoir cependant que sa femme l’ayant entendu approcher, éteignait précipitamment les bougies.

Il n’en fallait pas davantage pour attirer l’attention de Bigua qu’elle eût voulu endormir.

– Personne n’est malade, Philémon. Tu le sais bien. Nul n’est malade, grâce à Dieu. Voilà un an déjà que le médecin n’est pas venu à la maison.

Mais le colonel avait déjà quitté la pièce.

Le soir, Marcelle, avant de se coucher, remarqua à sa porte une clé neuve maintenue par une double chaîne. Elle reconnut là l’œuvre de Philémon Bigua. Elle portait sa signature ! Nul homme au monde que Philémon Bigua ne pouvait mettre à exécution cette idée et de cette façon et dans le plus grand silence. Il savait donc, lui qui la baisait au front tous les soirs avec tant de timidité et touchait à peine le bout de ses doigts quand elle lui tendait la main. En y réfléchissant elle pensait qu’il avait bien l’air de tout savoir. Cette belle tête, si contrariée, durant tous les instants de la journée ! Mais pourquoi n’avait-il pas mis Joseph à la porte, lui si vaillant, si noble !

Marcelle était bien décidée, cette nuit-là, à ne pas laisser entrer son mauvais voisin. Entre eux il y avait maintenant l’expression dramatique du visage de Bigua. Ce fut avec joie qu’elle se verrouilla avant de se déshabiller. Mais Joseph ne tenta rien et se contenta de dire, après avoir frappé doucement à la porte de communication :

– Ne va pas croire que cette installation homérique m’empêcherait d’entrer si j’en avais envie. Ce soir, j’ai sommeil.

Le lendemain, après déjeuner, comme Bigua se dirigeait vers la chambre de Marcelle (sans la peau de chamois, il était trop ému pour y penser), il fut fort surpris d’y rencontrer Rose qui voulut sortir aussitôt. Mais le colonel vit son propre bras qui s’allongeait pour retenir la bonne par la manche. Et il eut le temps de penser : Je vais donc parler ! Le moment est-il venu sans que je l’aie senti approcher ?

– Rose, n’auriez-vous pas entendu avant-hier un bruit étrange dans l’appartement ?

(J’ai commencé à parler, maintenant nul ne sait où je m’arrêterai.)

– Moi, monsieur, je n’ai rien entendu.

– Ah, tant pis, mais ne vous en allez pas, Rose. Que pensez-vous de cette chaîne que vous voyez là, à cette porte ?

– La clé a été égarée, dit Rose interloquée (mais elle ne perdait pas ses esprits), on a peut-être bien fait de retenir la nouvelle avec une chaîne.

– Évidemment, Rose. Je vous remercie. Je n’ai plus besoin de vous. Vous pouvez vous retirer, ma bonne Rose.

– À quoi servent ces demi-interrogatoires ? pensa le colonel, jamais je n’en sortirai…

Et il vit ses grandes jambes qui se mettaient à chercher Rose dans l’appartement. Il la trouva cousant dans la chambre d’Antoine.

– Voyons, Rose, vous ne m’avez pas tout dit. Il s’agit de me renseigner pleinement. Vous vous trouvez ici en face d’un personnage considérable, un officier vainqueur qui fut candidat à la Présidence de la République, et qui n’admettrait pas une de ces vérités tronquées, un de ces demi-mensonges, enfin je ne sais quelle affreuse potion fadasse et calmante à l’usage des faibles. Je suis le chef et le juge d’une famille que je me suis choisie (il insista sur ce mot) et que je veux saine moralement et physiquement. Mlle Marcelle ne vous a-t-elle pas fait quelque confidence ? Quelque confidence sentimentale ? Ne s’est-elle jamais plainte à vous des agissements de quelqu’un ? ou, si vous préférez cette question : que pensez-vous de M. Joseph ?

– M. Joseph a dix-sept ans, c’est un âge difficile.

– Dix-huit même et il est fort capable de renverser un meuble au milieu de la nuit sans s’inquiéter des conséquences.

– Ah, Monsieur croit ?

– Je commence à en être sûr.

– Mais alors, c’est un scélérat ! éclata Rose.

– Rose, vous avez dit une grande vérité ! C’est bon, laissez-moi, je n’ai plus besoin de vous.

Quatre heures moins le quart. C’est Bigua qui vient de regarder sa montre. Dans une demi-heure, Joseph sera de retour. Le colonel a pris une décision.

– Que faut-il enfermer dans la valise d’un garçon que l’on met à la porte ? Un gilet, une chemise, un caleçon, deux paires de chaussettes. Une image de la Vierge. Faut-il mettre son Gillette ? Oui, il le faut. Des pantoufles ? Non, c’est du superflu. Pas de papier à lettres, ni de timbres-poste. Rien que l’indispensable. Faut-il ajouter un peu d’argent ? Ah ! voilà où je m’attendais ! Qu’est-ce que j’entends par un peu d’argent ?

Et il épingla un billet de mille francs à un gilet de flanelle.

Le colonel attendait Joseph dans le hall où il marchait de long en large, une petite valise à la main. Dès que le garçon eut sonné, Bigua entr’ouvrit la porte, passa la valise et dit :

– Va-t’en, je te chasse !

– Tu aurais voulu être à ma place, dit sourdement Joseph qui ne l’avait jamais tutoyé jusqu’alors.

Le colonel leva le bras pour frapper, mais Joseph, la valise à la main, descendait déjà l’escalier sans trop de hâte et en se retournant, moqueur.

La réponse du garçon avait stupéfié le colonel. On voyait donc ses regards. On reconnaissait sa pensée sur sa figure et qu’il était toujours occupé de Marcelle. Mais c’était peut-être l’expression même de son visage qui avait précipité Joseph et la jeune fille dans les bras l’un de l’autre !

– À tous les diables l’éducateur ! s’écria-t-il tout haut dans sa chambre. Mon sacrifice n’a servi qu’à Joseph. Et si je ne me gênais plus ! Ma situation, vis-à-vis de moi-même, devient de plus en plus ridicule. Si j’étais le père de cette enfant outragée j’aurais du moins le droit et le devoir d’être furieux de ce qui arrive ! Les pères de mon âge viendraient du bout du monde former le cercle autour de ma colère et la partager. Mais s’ils apprenaient, au dernier moment que, loin d’être le père de cette enfant, je ne suis qu’un tuteur jaloux savourant le moindre de ses regards et de ses gestes comme une friandise sexuelle !

Toute la journée du lendemain, le colonel s’attendit à être arrêté sur une dénonciation de Joseph. Il ne fit point part de ses craintes à sa femme, mais elle les avait devinées et, à chaque coup de sonnette, se cachait pour pâlir.

Le soir, Desposoria, seule dans sa chambre, ne put contenir ses sanglots.

Quelle vie était la sienne ! Chez elle, un scandale auquel elle pensait que son mari se trouvait mêlé et la crainte d’une descente de police ! Voilà où elle en était au bout de quinze ans de mariage cruellement monotones, durant lesquels elle n’avait jamais eu de reproches à s’adresser. Ne poussait-elle pas la pudeur ou les précautions jusqu’à se faire accompagner par le petit Fred ou son frère quand elle allait chez le coiffeur, le dentiste ou le pédicure : toutes les fois qu’elle devait se trouver dans une pièce avec un homme autre que son mari. S’astreignant à s’occuper matin et soir de ces enfants auxquels elle ne parvenait pas à s’attacher, elle ne recevait, ne voyait personne, depuis la mort de la mère d’Antoine (ainsi le voulait Bigua), et sentait presque toujours dans l’appartement la lourde présence de son mari. Celui-ci ne s’occupait vraiment d’elle que cinq minutes par semaine comme s’il éprouvait périodiquement le besoin de s’assurer de l’existence de Desposoria : on eût dit une simple vérification hebdomadaire plutôt qu’un signe de tendresse ou même de sympathie. Le reste du temps, il le passait seul dans sa chambre ou rôdait de pièce en pièce, examinant l’état des commutateurs, ampoules, robinets, filtres, sonnettes, serrures, peignes et brosses à dents, et, depuis le bruit épouvantable de l’autre nuit, faisant jeter dans la boîte à ordures les assiettes et les plats portant la plus légère ébréchure.

Aux repas, Bigua évitait maintenant de regarder Marcelle qui se trouvait de l’autre côté de la table, légèrement à gauche.

– Zone interdite, pensait-il.

Desposoria offrait à son mari deux yeux noirs d’une pureté absolue. Lui, la regardait de temps en temps, afin de puiser dans le licite l’assurance dont il avait besoin pour affronter la dangereuse jeune fille.

Et pourtant, que signifiaient ces cravates trop claires pour son âge et de la soie la plus vive, que Bigua mettait dans la préméditation du matin ?

Un jour, Marcelle lui hala si bellement le regard que le colonel se dit : Ah ! que me veut-on encore ?

– Oui, j’aime Marcelle. Elle va et vient d’une pièce à l’autre. Elle se coiffe, lit, lève un bras, elle avance un pied, elle tourne la tête. Je l’aime. Elle chemine dans l’appartement, elle se regarde dans une glace, elle mange à ma table, elle dort dans une chambre bleue et grise. C’est sa vie. J’aime Marcelle. Qu’y puis-je ? Elle me regarde et je la regarde vivre et me regarder. Sa petite blouse est légère. Mon avenir y est contenu qui sommeille et parfois ouvre un œil pour savoir où j’en suis et se refermer.

Quels avaient été les rapports de la jeune fille avec Joseph ? Des caresses de pure curiosité ? L’attitude et la réponse de Joseph au moment où Bigua l’avait chassé ne semblaient pas laisser de doute sur la nature de leurs relations. Mais n’était-ce pas vantardise du garçon ?

Ce matin même, pourtant, elle avait eu une étrange façon de passer sur les lèvres une langue effilée, affilée même, alors que ses yeux allaient légèrement d’un objet à l’autre.

Share on Twitter Share on Facebook