IV

Cependant on mourait beaucoup à Paris depuis un mois. Dans les vingt arrondissements on rencontrait des convois funèbres qui semblaient ne sortir de terre que pour y retourner au pas lustré de hauts chevaux dressés pour la circonstance.

Et ce fut le tour de Desposoria d’être atteinte de la grippe. Bigua se laissait aller à la pensée qu’elle pouvait mourir. Mais parfois, comme pris en faute, il se secouait :

– Elle ne mourra pas. D’ailleurs, je l’aime de tout mon cœur. Qu’ai-je à lui reprocher ? Qu’elle respire !

Desposoria sentait du fond de son lit quelque chose de très douloureux s’ajouter à sa maladie : la présence de son mari et de la jeune fille dans le petit salon donnant sur sa chambre et dont la porte restait ouverte. Souvent elle les entendait se taire pour mieux se regarder. Quand ils parlaient, leur voix était trouble et fausse, cherchait son véritable timbre et ne le trouvait pas. Alors, de sa chambre, elle dépêchait sa propre angoisse qui se tenait debout dans l’embrasure de la porte comme si elle avait pu voir.

Le colonel se disait que sa femme était gravement malade et un jour il prit un petit moment, entre les siennes, la main droite de Marcelle qui le regarda avec une extrême curiosité.

Il pensait : Peut-être ma femme va-t-elle mourir, puisque je me laisse aller à prendre ces mains si blanches entre les miennes, brunes.

Un matin, Antoine et Fred durent s’aliter, eux aussi, avec une forte fièvre.

– Je ne sais comment faire, dit Rose à Bigua, il faudra séparer les jumeaux pour éviter la contagion. Monsieur pourrait peut-être prendre la chambre du fond (elle désignait ainsi celle de Joseph dont le nom n’était plus prononcé dans l’appartement).

– Puisqu’il n’y en a pas d’autre ! se contenta de dire le colonel accablé.

Et il pensa : Ce serait un indigne manque de courage de ne pas aller dans la chambre de Joseph.

Il avait appréhendé ce changement avant même que les enfants fussent tombés malades, dès le jour où Desposoria s’était alitée. Devenu le voisin de Marcelle, n’allait-il pas suivre, la nuit, le chemin invisible mais brûlant que Joseph avait tracé d’une chambre à l’autre ?

Tout de suite après le déménagement de ses effets il rencontra Marcelle dans le couloir et lui dit, d’une voix bouleversée, comme s’il lui eût juste demandé le contraire :

– Fermez à clé votre porte cette nuit, Marcelle. Il faut qu’une jeune fille ferme toujours sa porte à clé la nuit, n’est-ce pas ?

– Je le fais quand j’y songe, dit-elle avec un rire qui, dans un dégradé des plus jolis, devint peu à peu un sourire luisant de plaisir.

– Songez-y, Marcelle, songez-y, dit le colonel fort ébranlé et du ton le plus sévère. D’ailleurs, c’est un ordre. Je veux dire que c’est une habitude indispensable. Il s’agit d’être raisonnable et croyante. Le reste vient tout seul. Il n’y a plus qu’une seule bonne chose à faire et on la fait. Allons, serrons-nous la main comme de vieux camarades.

Le soir, le colonel se retira dans sa nouvelle chambre. Longtemps, il attendit pour savoir si la jeune fille allait bien fermer sa porte à clé. Mais Marcelle devait lambiner merveilleusement et ne se défaire que peu à peu de ce précieux linge qui touchait son corps. Elle était dans sa chambre depuis une demi-heure et n’avait pas encore mis ses souliers à la porte.

Voilà qu’elle s’y décidait enfin.

Et qu’elle rentrait dans sa chambre, fermait sa porte.

Sans qu’il y ait eu le moindre bruit de clé tournant dans la serrure.

Que faisait-elle ? Que faisait-elle toute seule ? Mais, au fait, connaissait-elle le maniement de la serrure ? Ne fallait-il pas aller le lui expliquer tout de suite ? Idée absurde ! Marcelle n’était pas stupide ! Au surplus, elle était sans doute à moitié déshabillée et c’était bien le moment de lui faire une démonstration de clôture de porte !

Tout espoir n’était pas encore perdu. Peut-être comptait-elle sortir dans un instant de sa chambre pour aller chercher un livre dans la bibliothèque du petit salon, comme cela lui arrivait parfois. Elle ne refermerait la porte qu’à son retour.

Mais voilà que Bigua, dont les oreilles étaient visiblement tendues vers toute possibilité de bruit venant de la pièce voisine, entendit la jeune fille tourner le commutateur. Elle allait donc s’endormir (ou penser à lui dans le noir) avec sa porte non fermée à clé. Il pourrait pénétrer dans la pièce sans que Marcelle opposât la moindre résistance. Certainement elle l’attendait. Avez-vous compris ce que cela veut dire ?

Bigua commença de se déshabiller lugubrement, comme un homme dont on a refusé la grâce et qu’on va fusiller : et il sait déjà exactement où le frapperont les douze balles.

Il passa une robe de chambre et s’allongea sur son lit sans se résoudre à se dévêtir complètement. La pièce, habituée depuis le départ de Joseph à des nuits inhabitées, sentait en soi la présence d’un homme venu de loin pour y souffrir.

La jeune fille bougeait parfois dans son lit. Bigua qui l’entendait, songeait à se lier les jambes avec des lassos appendus au mur. Mais il chassa cette idée comme avilissante. Les lèvres sur l’oreiller, il se plaignait faiblement. Fallait-il être arrivé à son âge pour avoir ainsi horreur de lui-même, et de sa virilité !

Il alluma. L’obscurité lui était devenue insupportable.

Cependant Marcelle, dans une fine chemise qui sentait encore l’armoire et déjà le plaisir, s’était assise sur son lit. La blancheur du linge et des draps ne pouvant rien contre l’obscurité profonde de la chambre, parfois, pour avoir l’impression d’y voir un peu clair, elle toussotait avec coquetterie.

Le bruit que faisait le colonel la portait à croire qu’il préparait une entrée diabolique. Elle le supposait brûlant des herbes mystérieuses ou se retournant brusquement pour regarder l’avenir dans du marc de café. Cet homme devait se droguer, pensait-elle. Elle l’imaginait s’injectant un liquide qui l’enflammait et se jetant sur son lit comme une torche désespérée.

Bigua s’était recouché. Bien qu’aucun bruit ne parvînt maintenant de la pièce voisine, il se bouchait les oreilles ou s’enfonçait les ongles dans les cuisses où ils pénétraient misérablement. Le silence tombait du haut du ciel comme une cascade vertigineuse, traversant de part en part la Terre, sans rencontrer la plus légère résistance.

Bigua éprouvait qu’il perdait le sentiment de la responsabilité, comme par une large blessure.

Il mordait et remordait son oreiller depuis un long moment quand, tout d’un coup, terrifié, il se précipita, pieds nus, dans le couloir, vers le fogon où couchait Narciso. Le nègre, sur son lit de sangle, dormait, la tête posée sur son bras nu. Philémon le réveilla.

– Viens dans ma chambre, dit-il, je ne vais pas très bien. Je préfère ne pas être seul. Nous porterons ensemble ton matelas.

Le nègre remarqua que son maître avait, parmi la touffe de ses cheveux très noirs, de grandes flèches de givre.

Depuis une heure, ses cheveux s’étaient mis à blanchir avec une incroyable rapidité. En passant devant la glace murale de sa chambre, le colonel avait bien cru remarquer que sa chevelure étincelait, mais il n’avait pas discerné qu’elle était en train de devenir blanche.

Voilà le matelas de Narciso, le matelas gris et blanc, ahannant et faisant le gros dos dans le long couloir. Toute cette laine emprisonnée ne voulait pas avancer, se faisait lourdement prier. Narciso avait voulu la charger sur ses épaules, mais Bigua tint à l’aider et chacun la prit fraternellement par un bout. Cela glissait dans les mains et faisait mal aux doigts. Les deux hommes éprouvaient à la naissance des ongles une menace d’arrachement.

Le colonel, par signes, suppliait le nègre de ne faire aucun bruit. Il fallait passer devant le radiateur qui gênait l’avance, puis, tout contre la chambre de la jeune fille. Celle-ci entendit le matelas qui frottait du museau contre sa porte.

– Y a-t-il quelqu’un de souffrant ? dit-elle d’une voix inquiète.

Narciso regarda le colonel, qui, d’un geste, lui demanda de ne pas ouvrir la bouche.

Le silence se refit, mal à l’aise, sur cette interrogation demeurée sans réponse. Marcelle se leva et devina par le trou de la serrure, les deux hommes et le matelas. Puis elle s’enfonça profondément dans son lit et finit par s’endormir d’un sommeil découragé. Jamais elle ne parviendrait à comprendre cet homme.

Le colonel fit coucher Narciso dans sa chambre, en travers de la porte. Il l’aida à préparer la couche, s’inquiéta s’il avait assez de couvertures et l’obligea à placer son propre poncho sur le lit improvisé.

Le lendemain, de bonne heure, il disait à Narciso :

– Mes instructions sont les mêmes pour ce soir. Ton matelas contre ma porte, je puis avoir besoin de tes services.

Rassuré d’avoir pris cette résolution, le colonel alla faire sa toilette et s’aperçut que ses cheveux étaient devenus blancs durant la nuit.

Comment se présenterait-il devant les siens avec cet aveu éclatant sur la tête ? Quel besoin avait-il eu de se fabriquer tous ces cheveux blancs, de faire étalage d’une douleur qu’il aurait dû laisser au plus obscur de lui-même ?

Toute la matinée, il resta dans sa chambre, puis s’assit à table, muni et comme protégé de son chapeau melon. Nul ne s’inquiéta de lui. On était habitué à le voir errer ainsi dans l’appartement. Puis, soudain, agacé de manger avec cette gêne sur la tête, Bigua, dans un geste d’une effrayante simplicité, posa silencieusement son chapeau sur le tapis et garda les yeux baissés durant le reste du repas.

Il y avait une telle grandeur, une telle souffrance sur ce visage que les enfants, effarés, n’osèrent rien dire.

Bigua trouvait une espèce d’apaisement dans son visible martyre. Mais il lui restait encore à montrer ses nouveaux cheveux dans les autres pièces de l’appartement. Il lui fallait les produire dans le hall, le salon, et jusque dans la chambre de sa femme.

Comme Desposoria, malgré son immense surprise, feignait de ne voir en lui rien d’anormal, Bigua se pencha sur sa couche et l’embrassa à travers des larmes brûlantes dont il n’aurait su dire si elles venaient de lui, d’elle, ou de la Destinée.

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