V

Cependant, Marcelle se détournait de Bigua pour passer la journée avec Antoine, alors âgé de onze ans. Ses devoirs terminés, l’enfant allait la retrouver au petit salon et ils jouaient ensemble jusqu’au dîner.

Antoine prenait plaisir à se vieillir en collant sur son visage une petite barbiche frisée.

Marcelle adorait l’étrangeté de ce nouveau visage, le contraste des yeux enfantins cherchant à suivre le menton dans son aventure virile. Mille contradictions charmantes sous le signe du mensonge. Ces poils qui s’avancent sur les joues veulent en avoir raison malgré une peau toujours colorée par l’enfance. Ils voudraient gagner l’âme même du garçon. Ils en prennent le chemin, et qui les arrêterait ? Marcelle voyait devant soi ce visage incompréhensible comme une phrase dont on aurait mélangé tous les mots dans un chapeau. Elle admirait l’ahurissement de ces lèvres envahies, faisant poil de toutes parts. Mais les yeux enfantins n’ont jamais paru plus clairs ! Les paupières aussi, quand il les abaisse, témoignent d’une virginité aussi brillante, rêveuse et cadencée que les iris qu’elles cachent. Et ce nez encore incertain, va-t-il tarder à choisir sa carrière ?

Lorsque Antoine apparaissait au salon, Marcelle se tournait vers lui. Bigua ne pouvait se montrer jaloux de cet enfant et le laissait pénétrer dans l’intimité de son existence, avec sa fausse barbe frisée. Amour fraternel, amour filial, amour paternel, amour amoureux, on vous trouvait tous dans ce grand salon sud-américain, aux portes ouvertes, aux volets clos. Et voilà qu’un jour, Antoine, qui a longtemps joué aux barres au Bois, le matin, s’assoupit avec sa barbiche dans la bergère du salon. Marcelle est près de lui dans la même bergère. Le colonel aux cheveux blancs voit que l’enfant tient dans son sommeil la main de Marcelle. Il les sépare dans le plus sérieux silence, ce qui lui vaut, de la jeune fille, un regard étrange et ces paroles murmurées :

– Pourquoi faites-vous ça ?

– Parce que je vous aime tous les deux, dit Bigua, qui n’était pas très sûr de la pensée qu’il avait voulu exprimer. Mais au bout d’un instant, il songea : « Je pensais à Joseph. »

Ce geste, machinal, surprit le colonel lui-même. Il ne se croyait pas jaloux d’Antoine.

Bigua, assis au salon en face de Marcelle, suit du regard les formes délicates de la jeune fille.

– Mais est-ce là, à la ceinture, un défaut de la robe ? Non, ce n’est pas un défaut de la robe ! C’est Joseph qui est encore là ! Mais Marcelle est presque une enfant, elle n’a même pas l’âge ! Et Joseph l’avait-il seulement ? Mais c’est une horreur horrible ! Médecins de l’État civil, approchez-vous ! Prenez votre temps. N’est-ce pas ainsi que sont les jeunes filles qui n’en sont plus ? Faites le nécessaire avec calme. Je m’engage à me détourner durant l’examen.

Il se lève, en proie à une grande agitation, va fermer la porte de la chambre de sa femme puis se tait : il se tait activement, en dévorant une foule de paroles, les unes chevauchant les autres. Il quitte la pièce non sans avoir regardé encore du côté de cette ceinture inquiète.

Marcelle l’a vu qui l’examinait et c’est dans les bras d’Antoine qu’elle s’est mise à sangloter.

– Donc, Marcelle est enceinte, se dit le colonel qui vient de se retirer dans sa chambre. Et moi qui hésitais à la regarder trop longtemps comme si j’avais eu peur de la féconder à distance ! Et la voilà, maintenant, qui promène une nouvelle vie d’une pièce à l’autre et va dans les rues de Paris et s’arrête aux devantures des magasins et reprend sa route !

Un enfant va naître dans la maison. Vous voyez bien que le bonheur n’est pas fait pour Philémon Bigua.

Où va-t-il le colonel ? Voilà qu’il retourne au salon, ouvre la porte, et, regardant Marcelle avec une pitié, une terreur, un sentiment paternel qui le disputent à l’amour, se plante là, tout droit et tout près devant elle, sans un mouvement, avec le silence des grandes Pyramides. Marcelle se dresse et veut s’éloigner.

Le colonel la prend dans ses bras et l’étreint. Sa haute tête dépasse en entier celle de la jeune fille et retombe sur la nuque de celle-ci. Étrange ! Marcelle ne sait plus, tout d’un coup, si c’est pour la consoler que le colonel la serre ainsi dans ses bras. L’enfant, entre eux, semble tressaillir. Peut-être tressaille-t-il vraiment. Alors le colonel donne à la jeune fille un long, farouche, puis infiniment tendre baiser sur sa bouche humide et salée de larmes aveugles. Mais il recule. Lui avait-il fallu attendre pour donner ce baiser que cette ceinture tremblât du fait d’autrui ?

Le lendemain, au salon, Bigua songeait : « Sotte petite fille ! Mais c’est ainsi que je l’aime. Présente et séparée. Je vais pouvoir la regarder sans crainte. »

On frappait à la porte. C’était la négresse Narcisa, qui, afin d’éviter les courants d’air, passait par le salon pour se rendre dans la chambre de sa maîtresse. Elle cachait quelque chose dans un foulard de soie : un peu d’herbe du Square Laborde, destinée à remplacer des plantes de son pays et dont l’application, autour du cou de Desposoria, devait, pensait-elle, amener sa guérison.

Comme la femme de Bigua allait un peu mieux, Philémon pensa qu’il fallait lui faire part de la naissance prochaine de l’enfant. D’un coup d’œil il avait jaugé sa capacité de souffrance, et conclu qu’elle était assez forte pour supporter le choc.

Au moment où il va commencer à parler, Bigua se dit que sa femme va peut-être s’imaginer que c’est lui le père de l’enfant à naître. Alors, il se trouble, reste bouche bée, comme pour faire respirer encore une fois l’homme qu’il va cesser d’être dès qu’il aura parlé. Desposoria le regarde avec la douceur que sait mettre dans son regard une compagne de longue date. Le colonel a compris qu’elle n’éprouve aucune inquiétude. Alors il commence sa phrase avec naturel et la poursuit presque triomphalement.

– Tu ne m’apprends rien, mon ami. Il y a plus de quinze jours que je m’en suis aperçue.

Et elle ajoute :

– Je suis un peu coupable. Je n’aurais jamais dû laisser ces enfants dans des pièces contiguës.

– Et moi ! moi ! dit le colonel, moi qui ai été la chercher chez sa mère pour que cela se passe sous mon toit !

– Chut.

– Oui, chut. Chut, jusqu’à la fin des âges !

Et au bout d’un instant, Bigua reprend avec une expression d’affreuse joie qui fait peur à sa femme :

– C’est un événement dont nous devons tous ici nous réjouir et toi la première ! mon épouse chérie, car je t’aime de tout mon cœur.

Desposoria, gênée par la transparence de l’aveu et la fixité du regard de Bigua, parla vite d’autre chose.

Quelques instants après, le colonel disait à Narciso :

– Ce soir, tu ne coucheras pas dans ma chambre. Je n’ai plus besoin de toi, mon ami. Sais-tu qu’un enfant va naître à la maison ? Je ne puis encore t’en dire davantage, mon fidèle Narciso, mais sache que le nouveau venu doit être infiniment honoré !

Un enfant va naître chez moi ! songeait Philémon, revenu dans sa chambre. Cet appartement, dont je croyais la stérilité à toute épreuve, va donner le jour à un être vivant ! Et Bigua s’obligeait à envisager la naissance de cet être comme la récompense d’une longue attente.

– Sans que j’aie eu de fils ni de fille, j’ai l’impression qu’on est en train de me préparer quelque chose comme un petit-fils et que ce travail on ne me le montrera qu’achevé, à son point de perfection.

L’incompréhensible colonel commençait à agacer Marcelle. Ne se réjouissait-il pas ouvertement de la voir dans cet état. Il disait :

– Je n’ai plus besoin de retourner en Amérique. On peut trouver le bonheur au Square Laborde.

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