III

Cependant le colonel, dans la chambre voisine, ne dormait pas. Mais sa rêverie était trop aiguë pour qu’il pût entendre les bruits du dehors.

Il se revoyait rôdant un jour dans le Zoo de Londres. Il aimait les fauves et les éléphants qui sont d’énormes enfants revêtus de peaux très solides.

C’était un jour d’hiver, il venait de lire une pancarte qui l’avait laissé étrangement rêveur.

Lost children should be

applied for at the

Ladies Waiting room

by the Eastern Aviary

near the Clock Tower .

– Il y a donc des gens qui ont tant d’enfants qu’ils les égarent et il existe tout un service pour les recueillir et les leur rendre !

Soudain, il vit un couple de miséreux s’approcher d’un banc dans le brouillard. Ils regardaient de tous côtés. L’homme et la femme tenaient chacun un enfant par la main. On eût dit des jumeaux et qui pouvaient avoir quatre ans. Alors que les parents semblaient vêtus de loques et de trous, les petits étaient attifés avec une espèce d’élégance pathétique.

Le couple les assit sur un banc. La mère sortit d’une espèce de poche, qu’elle devait avoir sous sa jupe couleur de terre non labourable, deux bouchées de chocolat enveloppées de papier d’argent. Elle en donna une à chacun des enfants dans un geste si grave et passionné qu’on eût dit que ces bouchées devaient les nourrir toute leur vie.

– Eat this and be quiet .

Et les parents s’enfuirent d’un pas rapide dans le brouillard.

Bigua rôda longtemps alentour. Il lui sembla qu’il avait charge de ces enfants. Il était la seule personne qui eût vu ces miséreux abandonner les petits sur le banc. Mais comptaient-ils vraiment les abandonner ?

Il se rappelait la pancarte.

Lost children should be…

– Ce serait affreusement cruel, de rendre ces enfants à ces deux êtres. Et les retrouverait-on jamais ? N’ont-ils pas été se jeter dans la Tamise ?

Bigua tournait encore autour du banc. Le brouillard s’intensifia. Un des petits s’endormit. Alors le colonel n’hésita plus et les entraîna vers la sortie, laissant à gauche la Clock Tower. Sa haute pelisse et son grand air écartaient légèrement le brouillard à droite et à gauche. À l’hôtel, il découvrit dans la poche des enfants un papier portant les mots :

Be good to us. We are twin brothers and orphans, four years old, born in Staffordshire .

My name is Fred, disait un papier.

My name is Jack, disait l’autre.

Le soir même, Bigua rentrait à Paris avec sa femme et les jumeaux.

Le colonel se mit alors à penser à Joseph, le grand garçon de quinze ans que nous avons vu tout à l’heure dans le hall, un ballon de football à la main. Il avait été volé à Paris… Mais ce n’est pas encore le moment de parler de lui.

– Et de quatre ! disait le colonel aux narines très apparentes. Lorsque je regarde ce bras nu (il était en train de se déshabiller), je suis bien obligé de reconnaître que c’est celui d’un voleur d’enfants !

Une loupe se trouvait sur son bureau.

– Si j’examine ce bras à la loupe, ne voilà-t-il pas aussi la peau et les poils d’un voleur d’enfants, et un nez de voleur grossi douze fois, dit-il en s’approchant de la glace qui surmontait la cheminée. Allons bonsoir, couchons-nous ! Mais, tout d’abord, je vais m’assurer que le nouveau venu n’a besoin de rien, qu’il respire !

Il tourna le commutateur de la chambre voisine. Antoine venait de rentrer et feignait de dormir. Son souffle à peine perceptible soulevait délicatement les draps. Mais c’était assez pour rassurer un homme haletant, à 7.000 milles marins de sa patrie, les pieds nus sur un lourd tapis.

Avant de regagner sa chambre, le colonel plia machinalement les effets de l’enfant que celui-ci, au retour de sa fugue, avait jetés çà et là sur des meubles. Philémon Bigua ne s’étonna pas de ce désordre ; il pensait à autre chose. Il ne vit pas que les souliers d’Antoine étaient couverts d’une boue toute fraîche et que son pardessus en était marqué, sur presque toute sa longueur.

Le jour suivant, Bigua se promenant au salon remarque quelque chose sur le tapis. C’est une tortue ? Nul ne sait lui dire comment elle est là. Tortues, comment faites-vous pour pénétrer dans la demeure des hommes ?

Antoine insiste pour qu’on lui donne la bête et l’obtient.

Longtemps le colonel se demande d’où vient ce reptile chélonien. Il sent que quelque chose d’étrange s’attache à son arrivée chez lui et qu’il y a là un mystère à favoriser et non à éclaircir. Plusieurs fois par jour il va vers la bête dans le plus grand secret, la prend dans ses mains, la tourne et la retourne, examinant de tout près les pattes, la petite tête, la rugueuse carapace. Il veut la placer sur le balcon mais Antoine le supplie si violemment qu’il la laisse dans la chambre de l’enfant.

Le soir, Antoine met la tortue dans son lit. Il ne parvient pas à s’endormir. Dans la chambre voisine il entend les pas de l’austère et vigoureux étranger qui s’est avancé vers lui dans la rue, les oreilles dressées, pour le ravir. En ce moment, Bigua tousse, non qu’il soit enrhumé, mais pour faire savoir une fois de plus à l’enfant qu’il est toujours là près de lui, avec sa gorge et son arrière-gorge véritables.

Péniblement Antoine s’endort. Il se réveille bientôt en proie à un mauvais rêve : il a vu sa mère lui tendre ses bras purs, mais ses mains, sa bague étaient celles de Philémon Bigua.

Antoine saute hors de son cauchemar. Il va se réfugier en chemise dans les bras de la réalité, au fond de la chambre du colonel. Celui-ci l’embrasse, le calme, le couche, le fait boire. Antoine regarde les mains de son ravisseur, ces mains de famille différente nées sous des cieux très éloignés et longtemps nourries par des vaches sauvages.

– Veux-tu que je te ramène chez toi tout de suite ?

– Non.

– Demain matin ?

– Jamais.

Bigua étreint Antoine dans ses bras, avec une vigueur et une gratitude qui répugnent à l’enfant.

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