IV

Une jeune femme dans une chambre. Elle vient de rentrer. Il est huit heures à sa petite montre-bracelet en émail bleu foncé. À son air on voit qu’elle ne sait rien encore. Elle enlève son chapeau. Nous nous demandons qui elle est et d’où elle vient. Elle est là comme sur un écran quand le film est à moitié tourné et qu’on vient seulement de pénétrer dans la salle où il fait si noir. Mais l’image, devant nous, est déjà au présent de l’indicatif.

Que nous veut cette femme ? Une seule chose est sûre : elle est belle et inquiète, dans cette chambre éclairée d’une lumière assez dure. Petite, plutôt blonde, avec de longs yeux luisants et distraits qui voudraient se poser sur plusieurs objets à la fois. Elle se dirige vers son secrétaire et écrit à la hâte sur des cartes de visite.

Elle pense tout d’un coup à quelque chose et s’arrête. Il s’agit de son enfant. Cette pensée est venue la visiter du dehors. (Elle n’est pas amenée par le flux des idées précédentes.) Tandis qu’elle ouvre et ferme nerveusement son buvard nous lisons dans un coin : Hélène, en petites capitales d’argent.

Une longue rêverie l’entraîne, à toutes les brises de sa pensée. Pourtant, elle réussit à écrire rapidement sur les enveloppes les noms de trois invités, deux dames et un monsieur.

Il y a deux lettres pour le seizième arrondissement, une pour le quatrième, voilà qui est clair, pense-t-elle avec une lucidité de commande. Derrière elle, sur la cheminée, une photographie de son mari. C’est le portrait d’un mort : sourire qui n’est pas dupe, yeux soupçonneux, front figé. Partout où va la veuve dans la pièce, le défunt la suit de son froid regard de papier. Ce menton énergique n’a pas dû se séparer de la vie sans quelques difficultés. C’est le père de l’enfant, encadré dans son rôle d’observateur inutile, il émerge au-dessus de la terre des morts comme l’œil d’un périscope qui tient absolument à voir ce qui se passe à la surface.

Il tend, aux caresses et aux coups d’un monde quitté, ses joues collées sur carton, et qui sont toujours à la température de la chambre. Il est mort en pleine santé d’un accident de chemin de fer et semble objecter jour et nuit que c’est injuste, qu’il n’a pas son content de vie, que, naguère, il était autoritaire et jaloux. Près de la photographie un bouquet de violettes artificielles dans un joli vase funéraire semble chargé de subvenir aux menus besoins du mort. Ce bouquet a pleins pouvoirs et s’occupe jour et nuit à un sourd travail d’enveloppement, d’apaisements, d’anesthésie.

Hélène s’est levée, donnant de nouveaux signes de nervosité. Elle va et vient dans la chambre. On l’entend dire à haute voix :

– Ces invitations ! je n’en sortirai pas. Qu’ai-je donc aujourd’hui ? Il est pourtant simple d’écrire six enveloppes et six cartes de visite. C’est une petite chose dans la vie.

Voici Rose qui entre. Elle lève les bras, se jette aux genoux de sa maîtresse.

– Mais parlez donc !

– Je le tenais par la main et fort. Madame peut me croire. C’était au sortir des Galeries. Tout d’un coup quelqu’un ou quelque chose passe dans la foule. Antoine veut voir. Et voilà qu’il est séparé de moi ! D’abord, je pensais le retrouver tout de suite. Je criais son nom dans la foule. Des gens se retournèrent : j’eus si honte du son horrible de ma voix que je me tus. Et il me sembla que je le retrouverais plus facilement toute seule.

Il y eut un instant de silence où les mots qu’elle venait de prononcer repassèrent devant les deux femmes lentement, à une allure de corbillard.

– Rose, Rose, Rose, dit Hélène dont la voix sans appuis changea trois fois de timbre.

– Je ne l’ai pas égaré, madame. C’est plutôt comme si on me l’avait volé. Pourtant, j’aurais dû l’entendre crier. Comment ne m’a-t-il pas appelée ?

Rose parut se calmer : elle venait de penser aux jouets merveilleux qu’Antoine avait reçus récemment d’une personne inconnue et se disait :

– Ces jouets sont certainement dans le secret. Pourquoi n’y ai-je pas pensé jusqu’ici ? Ils connaissent toute l’histoire, du commencement à la fin.

Les regards de Rose et d’Hélène se rencontrent et se séparent. Hélène a pensé aussi à ces jouets. Rose se dit qu’ils ont été donnés à l’enfant par ce Danois qui doit être l’ami de Madame ou le sera un jour prochain. Celui-ci estimait sans doute profitable à ses projets de faire au fils d’Hélène des cadeaux, anonymes par délicatesse, mais dont chacun s’imaginait qu’il était le donateur.

La bonne reprochait cet homme à sa maîtresse. Il lui apparaissait, au bout d’un an de veuvage seulement, comme un luxe inutile, alors qu’il y a tant de pauvres et de mutilés dans la rue ! Elle se rappelait les étranges conditions où ces jouets avaient été reçus. Aucune carte. Nul nom d’expéditeur. Ces simples mots d’une écriture déguisée :

« Pour le petit Antoinne » (sic).

Hélène avait fait une très légère allusion aux jouets devant son ami qui avait rougi. Parce qu’il y était pour quelque chose. Ou au contraire…

Hélène et Rose sont là, l’une en face de l’autre, se cachant visiblement leurs pensées, les mains derrière le dos et les yeux baissés, avec leur corps de femme si inquiet et si nu sous les vêtements comme s’il était entièrement exposé à la froidure de l’univers.

– Laissez-moi seule, dit Hélène.

Dans un tiroir de son bureau qui fermait mal et dont elle oubliait souvent d’emporter la clé se trouvaient les lettres de Cristiansen, cet homme long et rose et mélancolique, qu’elle avait fini par prendre pour amant parce qu’il avait toujours l’air, quand il se penchait sur sa danseuse, d’une plante qui réclame un tuteur.

Que lui importait maintenant cette aventure où elle s’était laissée aller et ce Nordique dont elle avait failli faire son mari par inadvertance ? Elle déchirait des lettres et les jetait dans la corbeille. Cette expression de lettres d’amour lui paraissait en ce moment si sotte, si vide, qu’elle ne put s’empêcher de sourire, mais elle se ressaisit et prononça à mi-voix le nom de son fils : Antoine ! Antoine !

Cet enfant qu’elle connaissait si mal et qui lui ressemblait extraordinairement (elle y pensait maintenant et si elle ne l’avait pas aimé davantage, peut-être était-ce en raison de cette ressemblance même), cet enfant, si inquiet de tout ce qui se passait et qui semblait toujours attendre un changement dans sa vie, « ah ! c’est un peu de moi en vacances et qui s’en est allé courir le monde. Mais le temps passe et je ne fais rien. Je me suis contentée d’avertir la Préfecture ! Je ne me rends donc pas compte de ce qui est arrivé ! Mon enfant a disparu ! Antoine a disparu ! Faut-il que je le crie à tue-tête pour en être persuadée ! »

Il lui semble qu’une autre mère téléphonerait en ce moment à tout Paris, susciterait dans tous les arrondissements, au bout du fil, des spectres de l’espérance. Mais elle ne pouvait se décider à téléphoner. Elle était entraînée au fond de son âme par un vêtement de plomb et ne restait en communication avec la surface que par un étroit cordon d’angoisse.

Pourquoi Rose, ah ! pourquoi a-t-elle dit tout à l’heure que quelqu’un ou quelque chose l’avait séparée de l’enfant ? Que signifie ce neutre ? Il y a dans cette disparition de bien étranges circonstances. Antoine n’a pas crié, la bonne n’a pu le retrouver ! Pourquoi n’est-il pas rentré à la maison ? Il est trop intelligent pour ne pas avoir eu l’idée de donner son nom à un agent et se faire ramener chez lui.

Elle se sent fiévreuse et presque insensible sous l’horreur de l’événement. Soudain, elle pense à son mari défunt avec effroi. Parmi tous les passants de la rue, combien de morts circulent que nul ne reconnaît et qui ne saluent personne ? Mais que ferait un fantôme d’un vivant qu’il chérit, d’un enfant de sept ans ? L’hypothèse est absurde. Hélène répète mentalement : absurde, absurde, comme si elle espérait ainsi la rendre plus absurde encore.

Cependant, Rose, dans la chambre d’Antoine, se penche sur les merveilleux jouets. Elle pense : il serait bon de les envoyer à la police, on découvrirait peut-être une piste. Mais pourquoi Madame ne m’en parle-t-elle pas ?

Hélène entre à l’improviste. Comme prise en faute auprès des jouets, Rose se dresse.

Hélène pense à bien autre chose. Et voilà qu’elle prend les mains de la bonne, ce qu’elle n’avait jamais fait jusque-là.

– Croyez-vous aux fantômes, Rose, ma pauvre Rose ?

– Madame devrait prendre un peu de tilleul et aller se coucher.

– Croyez-vous aux fantômes, Rose ?

– Oh ! oui, Madame.

– Est-ce pour cela que vous avez dit tout à l’heure que quelqu’un ou quelque chose vous avait arraché l’enfant ?

– Il se peut, Madame, que ce soit pour cela.

Hélène se dit qu’on ne comprend souvent que quelque temps après le sens exact et profond de ce qu’on a dit.

Un grand silence se fait. Rose sort de la pièce pour aller à l’office. En passant devant la chambre vide de sa maîtresse elle voit de la lumière et tourne le commutateur.

Quelques secondes après, Antoine se présente devant chez lui et lève en vain les yeux vers la fenêtre obscure de la chambre maternelle.

À onze heures du soir, on téléphone de la Préfecture que « l’hypothèse d’un accident semble devoir être écartée. On n’en a pas signalé depuis six heures ».

Toute la nuit, dans un cauchemar éperdu, Rose voit Antoine errer sur les toits de Paris. Il les explore avec le plus grand soin, à la main une lanterne gémissante. Il marche sur les gouttières. Maintenant il est poursuivi par un animal gris dont la bonne ne parvient pas à préciser la forme. Même si elle s’en approche de tout près, elle ignore où il commence, où il finit et si elle a affaire à son museau ou à sa queue. Il a le poil hérissé et dur, c’est tout ce qu’elle sait. Quand il faut traverser une rue, elle se demande comment l’enfant va s’y prendre. Et elle crie : « Reste sur les toits ! Antoine, je t’en supplie, ne traverse pas sans moi, j’arrive tout de suite ! »

Mais toujours l’enfant s’élance. Et toujours il est sur le point de tomber sur le pavé lorsque, à un mètre du sol, il repart en l’air et gagne la maison d’en face. Il vole ? Ce sont plutôt les gestes du nageur écartant bras et jambes et l’enfant ruisselant de nuit monte sur le toit, au moyen d’une simple traction, comme dans une barque soulevée par la vague.

La bête aux griffes innombrables l’atteint d’un bond au moment où Rose crie : « Ne lambine pas, Antoine, ne lambine pas ainsi, tu ne vois pas que c’est très grave ! »

Rose effarée se réveille et s’assied sur son lit jusqu’à ce que l’aube tâtonnante refasse peu à peu la lumière du jour.

Cependant Hélène ne dort pas. Pourquoi l’enfant n’est-il pas rentré ? Il n’est peut-être pas content de la façon dont on le traite. À quoi se réduisent les rapports de sa mère avec lui ? Un baiser le matin dans sa chambre à elle et un autre le soir dans sa chambre à lui. N’en est-il pas ainsi de bien des mères dans les quartiers de la Porte Dauphine et de la Plaine Monceau ? Rose adorait l’enfant, Hélène ne pouvait le confier à quelqu’un de plus sûr. Ah ! qu’il revienne ! qu’il se hâte !

Tout en discutant, en se débattant avec elle-même, elle feint de dormir. Mais son âme continue à gesticuler dans la torpeur du corps.

Une très vive douleur cardiaque la tire de son demi-sommeil. Il lui semble qu’elle va mourir si elle bouge. Le docteur lui a recommandé de beaucoup se ménager.

– Me ménager ?

Ces mots ont une étrange couleur au milieu de la nuit.

Le lendemain matin, à huit heures, on apportait à Hélène un pneu, écrit à la machine :

– Que nul ne s’inquiète ! J’ai recueilli Antoinne (sic). Il est parfaitement heureux et entouré de toutes sortes de commodités. Si jamais il manifeste le désir de rentrer chez sa mère, je le ramènerai moi-même.

Les deux derniers mots soulignés. Pas de signature.

– L’enfant vit ! l’enfant vit ! dit Hélène et peut-être sera-t-il de retour d’un moment à l’autre.

Mais son cœur n’est-il donc pas averti qu’il bat encore si douloureusement. Que les nouvelles sont longues à pénétrer dans l’opacité de notre chair !

À la vue de la carte pneumatique, la crainte du fantôme de son mari s’est évanouie chez Hélène. Elle se retourne vers le portrait du défunt et le trouve « tout ce qu’il y a de plus normal pour un portrait de mort ».

Hélène, faiblissante, s’allonge tout habillée sur son lit et s’adresse à l’enfant, comme si entre elle et lui il n’y avait pas de murs, de visages, des espaces inconnus. Comme si elle n’était séparée de lui que par quelques centimètres d’air familier et familial. Elle se met à lui poser des questions qu’elle a entendu faire à Rose. Pour la circonstance, elle prend même sans le savoir l’accent de sa bonne.

– As-tu fait tes dents hier avant de t’endormir ? Et tes jambes ?

Elle est décidée à ce que son fils bénéficie d’un amour constant et unique, elle ne veut plus penser à autre chose. Elle ne sortira plus jamais sans Antoine, ne le couchera pas sans le border soigneusement, le fera manger elle-même (alors que l’enfant se servait déjà fort bien du couteau et de la fourchette, depuis longtemps). Elle aurait voulu lui apprendre à lire tout de suite, à distance. Le matin, quand elle fait sa toilette, elle lui réserve un peu d’eau chaude, le savonne, le frotte avec soin, puis tout d’un coup, sa chemise ouverte laissant voir un sein très attristé, elle se met à pleurer à chaudes larmes. Et tout de suite, elle s’en veut. L’enfant vit ! L’enfant vit ! et elle repart avec Rose à la recherche de son fils.

Doit-elle montrer le pneu à la Préfecture de Police ? Et les jouets mystérieux, faut-il en parler ? Pauvre mère, il vous faut pourtant prendre une décision ! Elle préfère s’abstenir, craignant que les policiers ne se mettent à chercher Antoine avec leurs grosses mains sales et leurs yeux habitués aux plus grossiers spectacles. Elle remet sa décision au lendemain, espérant toujours que son fils lui reviendra de lui-même, une petite canne à la main parce qu’il rentre d’une fugue.

Elle ne peut regarder la photographie d’Antoine tant elle est pleine de remords de l’avoir laissé si longtemps sans le mener chez le photographe. C’est là un enfant de quatre ans ne ressemblant plus guère à l’actuel, à celui qu’elle désire par-dessus tout puisqu’il est vivant, quelque part dans Paris, avec ce visage, ce front et ces mains et ces petits genoux un peu carrés, visibles au-dessus des chaussettes de laine. Ah ! c’est encore une idée de mort qui s’attache à un tel amour d’une photographie ! Remettons la photo à sa place. Elle va vers l’armoire et la referme avec horreur. Que de choses lui sont prohibées ! À chaque instant surgissent de nouvelles interdictions. Des pancartes avec : Défense de…, il est absolument interdit de…, on est expressément prié de…, de ne jamais, jamais… !

Entre les mains de qui est Antoine ? Quel était l’étranger qui avait appuyé sa paume sur la carte pneumatique et s’accoudait à l’instant à sa table pour mieux regarder manger l’enfant ? Manger ! Mais lui donnait-on à manger ?

Hélène se refuse de plus en plus à se nourrir comme si l’enfant allait être privé de ce qu’elle prendrait. Et pour qu’il dorme, il faut absolument qu’elle veille, qu’elle veille, qu’elle veille !

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