V

– Autour de moi, dans des chambres différentes, l’avenir couche dans de petits lits, se disait Bigua qui s’était couché de bonne heure, le lendemain du rapt. Les enfants grandissent dans leur sommeil. Savez-vous ce que cela veut dire ? Les enfants de Londres grandissent et celui du Parc Monceau, et l’enfant du quartier Mouffetard. Ces os qui ne se trouvaient pas assez longs pour le monde et qui s’allongent dans le sommeil ! Ces cellules qui se multiplient ! Et si je les prends paternellement dans mes bras, les voilà qui continuent à grandir sous mon étreinte ! Phénomènes de croissance, que vous êtes troublants ! Des enfants que j’ai arrêtés dans la rue pour en faire mes enfants ! Ah ! vous aviez l’air d’oublier l’existence du colonel Philémon Bigua et que parmi beaucoup d’indifférents il y a dans la rue des passants importants qui peuvent tout d’un coup sauter à pieds joints dans votre vie ! Vous alliez dans cette direction, mes petits amis, c’était fort bien, c’était votre droit jusqu’à ce que, jusqu’au moment où… Par ici les petits ! C’est au Square Laborde, nous y voilà, attention, fermez soigneusement la porte de l’ascenseur ! Il ne s’agit pas de changer les dominos de boîte, mais de s’introduire comme Dieu dans une destinée !

Le colonel se leva à cinq heures et, le poncho sur le pyjama, se fit bouillir un peu d’eau sur une lampe à alcool. Dès qu’il eut absorbé quelques matés, il se dirigea vers un paravent en peau de cheval qui dissimulait sa machine à coudre et sa guitare.

Il plaça la machine au milieu de la chambre et se mit à coudre une pièce d’étoffe bleue qui devait devenir peu à peu le costume du petit Antoine.

Ainsi avait-il fait pour ses autres enfants. Dans le fond de son cœur il regrettait que le dernier venu lui fût arrivé avec un costume neuf, ce qui diminuait l’importance du travail qu’il accomplissait avec tant d’amour.

Nul ne cousait mieux que le colonel, à l’aiguille ou à la machine, trop heureux s’il se piquait le doigt jusqu’au sang en service commandé, pour le bien de ses enfants. Quel plaisir n’éprouvait-il pas à loger, couvrir, nourrir ces êtres pris au brouhaha de la rue !

La stérilité volontaire de tant de ménages français le révoltait. Ce Paris sans enfants, songeait-il, tout en cousant, a le visage impur. On trouve dans les rues tant et tant de grandes personnes qu’on serait de moins en moins surpris de voir dans les berceaux de l’avenue du Bois des quinquagénaires, l’œil vilain et soucieux, leurs idées habituelles faites rides. Rencontrez-vous un enfant dans la rue, douze personnes sont autour pour savoir s’il est vivant !

Il trouvait mortifiant qu’un homme comme lui n’eût pas d’enfant.

– Nous sommes pourtant jeunes !

– Essayons autrement, mon ami, disait Desposoria résignée.

Honteuse de sa stérilité, elle se confinait dans une humilité silencieuse.

Il ne venait pas à l’esprit de Bigua qu’elle pût regarder un autre homme avec plaisir.

– Quand elle dit de quelqu’un : Il est beau, ou il a des yeux superbes, cela ne l’émeut pas du tout. Elle sait seulement que si les yeux sont ainsi faits il faut bien qu’ils soient superbes !

Longtemps le colonel, fort intimidé par les femmes, n’avait osé en demander aucune en mariage ni autrement. Mais que de fois n’avait-il pas imaginé, lui, le timide, qu’il se rendait chez une mère de famille et lui disait avec naturel :

– Madame, ma démarche vous semblera peut-être un peu osée, mais je voudrais avoir des enfants et c’est ma grande excuse. J’avais pensé à votre fille, sans que cela tire à conséquence, bien entendu. Comprenons-nous bien : Ce que je veux, ce n’est pas du tout déshonorer (ce qui serait infâme) votre fille qui est charmante, bien élevée et qui pourra épouser un jour un parfait galant homme. Je tiens simplement à avoir un enfant, il ne s’agit que de cela.

Depuis trois heures qu’il y travaillait, le costume d’Antoine était singulièrement avancé.

Le colonel en faisait la constatation quand il entendit l’agréable gazouillis de ses enfants derrière la porte de sa chambre. La nurse les groupait et leur faisait mille recommandations comme s’ils allaient lui souhaiter la bonne année.

– Allons, dit Philémon, chassons tous ces souvenirs ! De l’ordre sur ce visage ! Ma logique, ma raison, ma douceur, ma sincérité, rassemblement ! Rassurons d’un regard le dernier venu de ces petits et le plus extraordinaire. Et que tout lui semble naturel, plus splendidement naturel que s’il était chez lui ! Et que je sois normal comme le père-type quand il prend dans ses bras véridiques celui de ses enfants qui lui ressemble le plus !

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