VI

Le colonel ne se croyait pas autorisé à interdire sa porte à Antoine, Fred et Jack. La nuit, il ne dormait que la tête tournée du côté de leurs chambres et disposée à tous les sacrifices. Les enfants aimaient à surgir à l’improviste pour surprendre un de ses gestes, voir comment il prenait l’argent dans son portefeuille et le posait sur une facture, comment il réfléchissait, travaillait, ou ne faisait rien.

– Tiens ! il va fumer un cigare, pensaient-ils. Le voilà qui se lève. Non, ce sera une cigarette.

Ils allaient lui offrir des cendriers, chacun d’eux exigeant que le sien fût choisi.

– Tu ne fais presque pas de fumée aujourd’hui.

Comme pris en défaut, Bigua émettait alors une fumée beaucoup plus abondante.

Parfois, quand il lisait, les enfants, cachés dans un coin, l’épiaient dans le plus grand silence :

– Que va faire de nous cet homme qui est à deux mètres de notre cachette et qui feint de lire la même page depuis une demi-heure ?

Un jour, Antoine épela les titres de quelques dossiers sur sa table : « Enfants Martyrs, Enfants Très Malheureux », et aussi d’études sociologiques, livres de médecine ou de guerre.

Pourquoi Bigua ne riait-il jamais ? Même quand les enfants lui demandaient de le faire, son effort ne se traduisait que par une grimace désespérée ou par un petit râle funèbre. Savait-il même sourire ? On ne remarquait aucune lumière sur ses lèvres, pas même une faible lueur, rien qu’une belle tendresse étonnée du regard.

Bigua pouvait rester des heures à fumer, à prendre du maté, le chalumeau d’argent à ses lèvres et sans se retourner une seule fois. Il ne lisait guère, ayant toujours une question à régler au fond de sa mémoire. Lui, un homme d’action autrefois, était devenu une étonnante machine à rêve comme ceux qui ont longtemps habité la mer ou les pampas : toujours l’horizon ou le mur de leur chambre a quelque confuse nouvelle à leur annoncer. Pleuvait-il, un jour qu’il méditait sur les raisons qui avaient poussé le président San Juan à le trahir, le mécontentement du colonel devenait une pluie interminable et tous ses souvenirs s’écoulaient pluvieusement autour de lui. Nul ne savait mieux que lui mêler son présent aux conditions atmosphériques, à la couleur du ciel, aux bruits de la rue, à ceux de son appartement.

Que pensait Antoine de cet homme qui, ayant pris un enfant par la main parmi les passants du boulevard Haussmann, avait effacé en lui peu à peu le visage de sa mère, altéré les traits de sa bonne, sous les récits de voyages en mer et dans les plaines qui somnolent de l’autre côté de la mer ? Antoine éprouvait de la sympathie pour son ravisseur, à cause de la tendresse et des mystérieux égards que le colonel témoignait à l’enfant et à ses camarades. Comme il aimait aussi ces objets exotiques qui les entouraient et dont chacun était un regard, un encouragement au caprice, un tournant de la géographie.

Et il parlait toujours d’un merveilleux voyage.

– Pour quand ?

– Pour bientôt.

– Pour tout de suite, peut-être.

– Nous allons caresser le monde dans toute sa longueur.

Il les attirait et les tenait, même à distance, sous son charme et sa sorcellerie. Et il les effrayait un peu parfois quand on servait du gruyère et qu’il le mangeait avec la croûte. Pourquoi s’en prenait-il ainsi aux choses non comestibles et dures ?

Bigua disait à sa femme, en parlant des enfants : « Notre aîné, notre cadet. » Un jour, d’une pièce voisine, ils entendirent le beau songeur :

– Te rappelles-tu, Desposoria, tes affreuses douleurs quand tu accouchas des jumeaux ? Et cette garde qui n’arrivait pas ! Et moi occupé à déballer le panier d’accouchement ! Heureusement que tout s’est bien passé !

Desposoria souriait avec quelque inquiétude à la tranquille imposture de son mari.

– Oui, grâce à Dieu, pour les autres enfants cela se passa beaucoup mieux et au bout de dix jours tu étais levée et vaillante !

Bigua dit un jour à sa femme :

– Nous allons recevoir nos amis pour leur montrer Antoine.

– Mais, mon chéri, l’insouciance où tu vis de certains de tes actes, que j’admire mais qui sont punis par la loi, me paraît parfois effrayante. Tu vas et viens tranquillement, tu manges, bois, avec des enfants volés. Que cachaza ! Que pachorra  ! Et tu parles de recevoir nos amis et de leur présenter les enfants que nous avons adoptés. Ne vaudrait-il pas mieux quitter Paris ? On te cherche certainement. Et si les petits te dénonçaient ! Le danger est installé dans nos meubles.

– Oui, je mange, je dors à côté du danger et la nuit il me souffle dans le nez pour s’assurer de ma présence. Mais il ne m’effraie pas, c’est un enfant de plus dans la maison.

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