VII

Le colonel venait de recevoir des nouvelles de son pays. Le mécontentement grandissait contre le Président de la République. Des amis politiques écrivaient à Bigua qu’ils auraient peut-être besoin de sa présence mais qu’il fallait attendre le résultat des élections législatives. Celles-ci devaient avoir lieu quatre mois plus tard.

– Je ne partirai pas sans emmener une jeune fille de Paris. Entre toutes les filles de Paris me choisir ma fille ! pensait-il. Que tous les pères et mères de Paris tremblent, si tant est qu’ils ont une fille de cet âge !

Et il allait seul, flairant à droite et à gauche, dans les vingt arrondissements. Il lui arrivait de se placer à quatre heures devant la porte d’un grand cours de jeunes filles, et de regarder.

– Ce sera la quatrième qui sortira.

Mais elles sortaient en larges groupes et il était difficile de savoir quelle était la quatrième.

Parfois, il suivait un pensionnat dans la rue, se disant :

– Ce sera celle-ci que je ne vois encore que de dos.

Et il hâtait le pas pour la dépasser. C’était une affreuse fillette ou une grosse petite bonne femme, ou bien un visage qui le laissait tout à fait indifférent.

Au music-hall, quand on annonçait une famille de trapézistes, Bigua pensait :

– C’est peut-être ma fille qui va entrer sur la scène.

Un jour, comme il partait en chasse, il lui sembla qu’il était suivi. Depuis quelques instants déjà il entendait des pas derrière lui. Il s’arrêta devant un magasin et le pas s’arrêta à quelques mètres. Il sentait qu’une aventure singulière se préparait irrémédiablement, à quelques pas. Sa nuque, qui en savait plus que son visage, s’inquiétait beaucoup.

– Je suis pris, pensa le colonel sans se retourner, Scotland-Yard ou Sûreté Générale ? Ou tout autre chose de bien plus important ?

– Monsieur, dit une voix derrière le colonel, une voix qui sentait le vin rouge dans un fût humain.

Le colonel ne se retourna pas tout d’abord. Il savait que sa vie entière pouvait être à la merci d’un seul mot prononcé par un inconnu.

– Monsieur, monsieur le colonel, dit la voix qui se rapprochait, implorait.

Le colonel se retourna complètement et fixa les yeux sur un homme grand, l’air un peu ivre, dégingandé. Des yeux bleus ou verts, on n’aurait su le dire (l’homme semblant trop pauvre pour pouvoir se permettre d’avoir les yeux d’une couleur bien définie), le visage rouge et comme frotté par le malheur. Il portait un pardessus ravagé par d’énormes boutonnières.

– Eh bien, dit le colonel d’une voix plutôt aimable. Qu’avez-vous à m’interpeller ainsi ? Savez-vous à qui vous vous adressez ?

– Excusez-moi, monsieur, mais c’est urgent. J’aurais besoin de vous parler tout de suite.

La misère ne laissait jamais le colonel indifférent.

– Si les pauvres savaient à quel point je suis sensible, ils pourraient me tirer jusqu’à ma dernière piastre.

L’individu s’approcha de Bigua, et subitement confidentiel :

– Ma femme est peu sérieuse, mon général. Mais moi, je ne suis pas un vagabond comme il y en a tant. Je m’appelle Herbin. J’ai un métier. Je suis prote.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Correcteur d’imprimerie. Monsieur, je veux sauver ma fille, aidez-moi, je vous en supplie. Je n’ai pas toujours été alcoolique. Je faisais naguère encore mon travail régulièrement dans une grande imprimerie de la rive gauche.

– Mais, mon pauvre ami, que voulez-vous que je fasse pour vous ? dit le colonel en hélant un taxi qui venait de passer juste à sa hauteur et semblait vouloir se mêler à cette histoire.

– Je vous sais bon, dit l’homme se rapprochant autant que le lui permettait son haleine qu’il savait avinée. Venez voir ma fille, emmenez-la, gardez-la. Vous avez déjà adopté des enfants.

– Comment savez-vous ça ? dit Philémon, l’œil extrêmement fixe, les oreilles tendues, les narines dilatées.

– Je suis le cousin de M. Albert, votre concierge. On dit même que le jeune Antoine, votre dernier, vous ne l’avez pas tout à fait adopté.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? Que je ne l’ai pas tout à fait adopté ! cria le colonel, si fort que des passants se retournèrent. Je ne renierai jamais aucun de mes actes et je n’ai peur de personne, tenez-vous-le pour dit !

– Oh ! monsieur, reprit Herbin de sa voix plus sourde que jamais. Je ne suis pas venu vous faire de reproches. Bien au contraire, je voudrais vous confier ma fille, je ne peux pas mieux dire, il me semble. Sauvez-la, mon colonel, sauvez-moi cette adorable enfant ! Oh ! venez avec moi, tout de suite, ajouta-t-il dans son insistance d’ivrogne. Vous êtes riche, vous ! Toutes les heures de la journée vous appartiennent. Venez chez moi ! Ma femme est sortie justement, Dieu sait où elle est allée !

– Mais, mon pauvre ami, j’ai déjà trop d’enfants à la maison, dit le colonel feignant comme un maquignon de ne pas tenir du tout à l’offre qu’on lui faisait, tant l’homme, quel qu’il soit, use toujours plus ou moins des mêmes subterfuges.

– Venez voir ma fille, mon colonel. J’ai confiance en vous, vous me répondrez après, cela ne vous engage à rien.

Le chauffeur du taxi regardait les deux hommes, comme s’il eût voulu deviner le sujet de leur conversation par quelques bribes de phrases ou par des lueurs sur les visages. Soudain il arrêta son moteur. Ceci attira l’attention de Philémon Bigua dont la décision était déjà prise. Il prit la poignée de la portière.

– Monsieur, allons voir Mademoiselle votre fille.

– Une honnête fille, dit le prote en montant derrière le colonel. Mais si elle reste encore quelques jours chez moi elle est perdue.

Comme Herbin disait ces mots une grande partie de sa semelle abandonna son soulier que Bigua regardait à ce moment précis. D’un coup sec, le prote chassa l’objet sous la banquette.

– Je ne sais pourquoi, pensait l’Américain, j’ai pleine confiance dans cet alcoolique.

– Je savais, mon colonel, dit le prote mettant sa main pâle et enflée sur le genou de son voisin, je savais que vous ne refuseriez pas de m’accompagner. C’est qu’il s’agit ici de quelque chose de si important ! Un père qui veut sauver sa fille et lui choisit un second père !

Le colonel commençait à ressentir un étrange bonheur. Quelle impression de déjà vu il éprouvait ou tout au moins de complètement pressenti, consenti. Tous ces mots que disait le prote, il pensait les lui souffler.

– Je sens que quelle que soit cette fille même si elle est couverte de croûtes et de pustules, je la ramènerai solennellement à la maison dans ce même taxi qui va nous attendre. Rien ne saurait m’arrêter maintenant. Cet homme, ce père n’est-il pas sorti d’une de mes côtes, tout habillé et puant le gros vin, pour me suivre dans la rue et me proposer de garder sa fille ?

Bigua se tourna vers Herbin :

– Mais pourquoi dites-vous, mon ami, que mon intervention dans votre vie privée doit se faire immédiatement et que dans une heure il serait trop tard peut-être ?

– Ah ! monsieur, que vous dire ? Comment vous expliquer ? dit l’homme rouge, rougissant encore davantage. Ma femme sait que ma fille n’est plus une enfant !

– Mon cher ami, j’ai l’honneur de vous annoncer qu’avant même d’avoir vu votre fille, je l’adopte et vous fais majordome d’une de mes estancias !

– Mon colonel ! mon cher colonel ! dit l’homme aux yeux plus brillants que jamais (ils semblaient venir du fond de la mer).

Le prote tendit ses deux mains vers Bigua, lequel n’en prit qu’une mais la serra sans restriction.

Le taxi roulait maintenant boulevard Saint-Germain. La situation de ces deux hommes dans la voiture devenait intolérable. Ils avaient montré trop de bons sentiments. Une telle générosité devient vite un sujet de gêne : cette lourde franchise les incommodait. Ils avaient besoin de descendre, de marcher, de refaire à leurs visages le masque millénaire de la dissimulation, ou du moins d’une certaine dissimulation, sans quoi on ne peut se regarder longtemps sans rougir l’un de l’autre. (Le visage, quand il est vraiment à nu, ne devient-il pas facilement obscène ?)

Le colonel suivit Herbin dans l’escalier large et couvert d’un beau tapis qui étonna l’étranger : il avait cru se rendre dans un taudis. Le prote bavardait tout le temps d’une voix assez forte. Il y avait là un danger. Il faudrait tâcher de guérir ce père ivrogne ou tout au moins l’habiller proprement, le faire manger de gré ou de force pour combattre l’effet de tout cet alcool, durant des années. Mais c’était peut-être seulement l’état délabré de ses effets qui rendait cet homme bavard. Ses secrets semblaient s’échapper par ces immenses boutonnières, ces souliers qui fermaient mal.

Le prote sonna.

– Je n’habite pas ici, dit-il, et comment voudriez-vous que j’y habite !

La bonne les fit entrer dans un salon discret, arrangé avec goût et dont rien n’indiquait que ce fût le salon d’une prostituée. Le colonel, un peu déçu malgré lui, cherchait-il un détail scabreux ou même léger ? Tout était gravement en ordre et semblait attendre qu’on ouvrît la porte toute grande à l’honnêteté.

Bigua vit entrer une toute jeune fille pâle et sensible, et tremblante, dont les yeux rappelaient ceux de son père mais transposés dans un domaine de pureté, de douceur, de surprise.

– Marcelle, dit le père. Voici le colonel Bigua dont je t’ai souvent parlé et qui veut bien t’adopter.

Le colonel s’inclina comme il eût fait devant la femme d’un général.

– Prépare-toi vite avant que ta mère soit rentrée.

– Oh ! que j’aime ça ! songeait le colonel. Tout ça, le père ivrogne, l’enfant, la mère, moi, si utile ! La mère qui pourrait entrer un revolver à la main. Et moi qui serais encore là ! Et ce petit salon si discret. Et le tout, boulevard Saint-Germain, à cinquante mètres de la Seine, fleuve illustre ! Est-il rien de plus beau au monde ?

Ils descendirent sur le boulevard et l’Américain fit signe à l’enfant de monter dans le taxi. Il prit le prote à part :

– Mon ami, il faut vous laisser faire et m’obéir aveuglément.

– Oui, mon colonel.

– Vous allez me suivre, venez.

Le colonel donna à voix basse une adresse au chauffeur. Le père voulut faire asseoir Marcelle à côté de Bigua, mais celui-ci désigna à l’enfant le strapontin et pria Herbin de s’asseoir près de lui. Le visage du colonel marquait : gravité absolue, aucune probabilité de changement pour l’instant.

Un sourire très fin qui trempait dans l’alcool errait sur les lèvres du prote.

L’enfant regardait par les vitres, se demandant ce qu’elle allait être pour cet étranger si bien habillé.

Le taxi roulait depuis un bon quart d’heure parmi les grises maisons de Paris. Il avait traversé les Champs-Élysées, la place et le pont de l’Alma, le boulevard de Grenelle. Soudain, alors que la voiture était encore en pleine vitesse, le colonel frappa à la vitre et fit signe au chauffeur d’arrêter immédiatement.

Il descendit et pria le prote de le suivre.

– Dites au revoir à votre fille. Vous ne la reverrez pas d’ici quelques semaines au moins.

– Je vous demande la permission de l’embrasser, dit le prote.

– Mais, naturellement !

Le père baisa le front de sa fille, mais celle-ci, lui jetant les bras autour du cou, le saisit violemment.

– Je veux aller avec toi, lui dit-elle à l’oreille.

– Mon petit, sois raisonnable, supplia le prote à voix basse.

– Ne me quitte pas, je veux aller avec toi, répéta Marcelle dans ses larmes.

Le prote continuait de sourire à l’enfant.

– Non, reste, reste ici, ma mignonne, dit-il en lui pinçant fortement le bras.

Marcelle poussa un cri et se tut, le visage immobile, les larmes figées.

Le colonel se demanda pourquoi l’enfant avait crié.

– Allons, au revoir, mon enfant, dit le père d’une voix caressante. Sois sage, tu as maintenant un nouveau père, celui que j’aurais voulu être.

Mais il se hâta, sentant derrière lui, debout, l’énorme impatience du colonel.

– Puis-je savoir où vous me menez ?

– Monsieur, je veux faire pour vous tout autant que pour votre fille, vous rendre parfaitement digne d’elle. Nous allons dans un sanatorium d’alcooliques. En quelques semaines vous guérirez. Commencez donc, monsieur, je vous en prie, par vous débarrasser de tout l’alcool que vous pourriez avoir dans vos poches et jetez-le-moi dans le ruisseau.

– Mais je n’ai absolument rien.

Et au bout d’un instant, l’homme poursuivit à voix très basse :

– Pensez-vous qu’il soit vraiment indispensable de m’enfermer ainsi ?

– Je pense, monsieur le prote, qu’il faut vous guérir à jamais, dit le colonel en poussant légèrement Herbin vers la porte de l’établissement.

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