II

Cet esclandre amena, comme on le pense bien, explications sur explications.

Le maître d’hôtel et les autres garçons de l’établissement eurent chacun leur petite version.

Le maître d’hôtel nous dit :

– Cet homme est venu ici, il y a huit jours, demander de l’ouvrage.

« Il avait de bonnes façons, nous l’avons pris, et pendant les deux premiers jours, il a très-bien fait son service.

« Le soir du second jour, il nous a demandé la permission d’aller à Paris.

« Il devait revenir par le dernier train du chemin de fer.

« À minuit, on ferme les grilles du Bois, et comme il n’était point rentré, nous avons pensé qu’il avait couché à Paris.

« Mais le lendemain, à quatre heures, comme on attelait la jument au cabriolet dans lequel je vais à la halle, nous l’avons vu sortir de ce massif d’arbres qui est là en tirant sur le Jardin d’acclimatation : ses habits étaient en désordre, il était pâle, défait, et on voyait à la boue de ses chaussures qu’il avait erré toute la nuit.

« – Que faites-vous donc, lui dis-je, d’où venez-vous ? pourquoi n’êtes-vous pas rentré ?

« Il me regarda d’un air égaré :

« – J’ai eu peur, me dit-il.

« – Peur de quoi ?

« – Je suis sûr qu’ils sont sur mes traces.

« – Qui ?

« – Mes ennemis. C’est pour cela que je ne suis pas rentré. Je pensais que peut-être ils m’attendaient dans les environs.

« – Vous avez donc des ennemis ?

« Ses dents claquèrent, à cette question :

« – Dieu vous garde des valets de cœur ! me dit-il.

« Et il alla se réfugier dans l’office.

« De ce moment, j’ai bien vu qu’il était toqué. Mais nous sommes en automne, il vient moins de monde, et nos garçons nous quittent facilement. Ce qui fait, ajouta le maître d’hôtel que je n’ai pas renvoyé celui-là.

– Tiens, me dit Claudin à l’oreille, tu cherches des sujets de roman. En voilà un…

– Plaît-il ?

– Et un joli titre : les Valets de cœur.

Je ne répondis pas, occupé que j’étais à écouter la version du sommelier.

Celui-ci disait :

– Aventure couche en haut, tout à côté de moi. Il n’y a qu’une cloison assez mince qui sépare la mansarde qu’on lui a donnée, de celle où nous logions le chef et moi.

« Dès la première nuit qu’il a couché ici, nous l’avons entendu tourner, retourner, se relever, se recoucher, gémir, parler tout haut.

« Le chef est allé frapper à sa porte :

« – Est-ce que vous êtes malade, Aventure ? lui a-t-il dit.

« – Non, nous a-t-il répondu à travers la porte. Excusez-moi, je rêvais.

« La nuit suivante, il a recommencé son vacarme.

Ça nous a intrigués et nous avons percé un petit trou dans la cloison, puis nous sommes montés les premiers pour le voir se coucher.

« Il a commencé par verrouiller sa porte et donner deux tours de clef ; alors il a posé un revolver et un pistolet sur la chaise qui lui sert de table de nuit.

« D’abord il s’est endormi.

« Mais tout à coup il s’est éveillé en sursaut et s’est mis à pousser des cris :

« – Grâce ! disait-il, grâce ! ne me tuez pas… je ne dirai rien… je ne suis qu’un pauvre domestique… je n’ai pas d’argent… je ne sais pas où M. le duc serre ses valeurs… si je le savais, je vous le dirais… mais je ne le sais pas… grâce ! grâce ! Rocambole !

– Oh ! le bon nom ! s’écria Claudin.

– Un nom excellent, en effet, pensai-je, et que je retiens dès aujourd’hui.

– Mais qu’était-ce donc que ce Rocambole ? demanda Bergerette qui s’amusait à ce récit comme à la première scène d’un mélodrame.

– Je ne sais pas, répondit le sommelier. Tout ce que je puis vous dire, c’est que le lendemain, tandis que nous déjeunions, le chef lui demanda :

« – Comment va Rocambole ?

« Il laissa échapper son assiette, qui tomba sur le parquet avec son couteau, et prit la fuite après nous avoir regardés de travers.

La belle madame Leblond compléta le chapitre des dépositions.

– Cet homme est entré ici, dit-elle, en nous affirmant qu’il était cocher au besoin.

« Mon cocher était malade hier, et j’avais besoin d’aller à Paris.

« J’ai fait atteler, et cet homme est monté sur le siége.

« Il conduit sagement et très-bien. J’ai fait plusieurs courses dans Paris.

« Vers trois heures, en sortant d’une maison de la rue Rossini, je lui dis :

« – Menez-moi rue de la Pépinière. »

« Jusque-là, il avait été fort calme ; il est devenu tout pâle.

« – Jamais ! m’a-t-il répondu.

« – Comment, jamais ?

« – Vous me donneriez des millions que je ne passerais pas rue de la Pépinière.

« – Mais j’ai besoin d’y aller.

« – Ça ne me regarde pas. Je suis prêt à descendre du siége ; mais je n’irai pas par là… je ne veux pas être assassiné… Vous ne savez donc pas que c’était là qu’ils se réunissaient ?…

« – Qui ?

« – Les Valets de cœur !

« J’étais à sa discrétion ; car vous pensez bien que je ne pouvais pas me mettre moi-même sur le siége de mon coupé.

« Je suis donc revenue ici ; seulement j’ai dit à Auguste de faire son compte à cet homme et de le renvoyer.

– C’est bien ce que j’ai fait, répondit le maître d’hôtel ; mais il s’est jeté à mes genoux en me disant que si je le renvoyais, il ne trouverait plus où se placer ; qu’il avait des ennemis mystérieux qui le poursuivaient partout.

– Mais enfin, interrompit un des joueurs, où est-il maintenant ?

– Il a pris sa course vers la porte Maillot, dit un des garçons.

– Oh ! dit Auguste, le maître d’hôtel, soyez tranquille, il reviendra.

– Je l’espère bien, murmurai-je.

On me regarda avec un certain étonnement.

– Hé ! hé ! dit Gaudin, voici le romancier qui s’éveille.

« Tu cherches un sujet, mon camarade, quærens quem devoret, hein ?

« En attendant, allons nous coucher, car il est près de minuit. »

Tandis qu’on attelait mon modeste phaéton, je pris à part le maître d’hôtel :

– Mon cher Auguste, lui dis-je, voulez-vous être aimable pour moi.

– Que dois-je faire, monsieur ?

– Quand cet homme reviendra, ne le bousculez pas, ne le grondez pas, n’ayez pas l’air de vous souvenir de ce qui s’est passé.

– Mais ? monsieur…

– Je tiens à le revoir, et je serai ici demain matin.

En effet, le lendemain, il faisait un temps superbe, et j’arrivais à huit heures du matin au pavillon d’Armenonville pour prendre le verre de madère des cavaliers.

Mais Aventure n’était pas revenu.

Pendant trois jours je déjeunai et je dînai à Armenonville.

On ne revit pas Aventure, et il ne revint pas chercher sa malle.

Cependant M. Delamarre (de la maison Delamarre, Martin Didier et Cie) ancien régent de la banque, ancien garde du corps, etc., me pressait pour avoir un titre.

– Eh bien ! lui répondis-je un matin, annoncez :

Le club des Valets de cœur.

Le soir, l’annonce parut dans la Patrie.

Le lendemain je reçus une singulière missive par la poste.

Papier grossier, enveloppe découpée à la main, cachetée avec de la cire à ficelle, écriture inégale et sans orthographe, tel était ce message.

On me disait :

« Si vous voulez des renseignements, on vous en donnera.

« Rocambole est au pré, à viocque. Nous n’avons plus peur de lui.

« Trouvez-vous demain soir à la barrière de la Villette, au coin de la rue de Flandres chez le père Bravard, marchand de vins.

« Un homme de la bande de Timoléon. »

Cette lettre m’intrigua plus encore que la singulière aventure du pavillon d’Armenonville.

Je la montrai à Bergerette.

– Je pense bien que tu n’iras pas, me dit-elle.

– Mais si, répondis-je. La Patrie avant tout.

Et le soir, en effet, je fis mes préparatifs pour cette excursion hors Paris.

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