III

J’étais au collége lors de l’apparition première des Mystères de Paris.

Ce n’était pas un succès, c’était un triomphe.

La curiosité publique n’avait peut-être jamais été surexcitée à un plus haut point, et nos jeunes imaginations étaient chauffées à blanc par le récit des malheurs de la Goualeuse et des exploits du Chourineur.

Mais ce n’est pas l’œuvre seulement qui intéressait alors ; c’était l’auteur aussi.

Eugène Süe vivait en dehors, comme on dit. Homme du monde, membre fondateur du Jokey-Club, il avait eu jusque-là une réputation de dandysme tellement établie, qu’on se demandait comment ce même homme, aristocrate avant tout, avait pu creuser, étudier, fouiller des types comme ceux du Maître d’école et de la Chouette, décrire l’Île des Ravageurs et le Tapis franc de l’Ogresse.

Je ne sais pas ce qu’on disait dans le monde, mais je puis vous raconter ce qu’on disait dans notre lycée, où le journal des Débats nous arrivait clandestinement chaque jour.

Quand venait le soir, disait-on, un grand et bel homme brun, au teint un peu coloré, à la barbe soignée, à la mise élégante et distinguée, arrivait en cabriolet rue de la Pépinière 98.

Il sortait du club où il avait dîné.

Le suisse ouvrait les deux battants de la porte cochère, le superbe trotteur faisait résonner sous ses pieds le pavé de la cour et venait s’arrêter au perron.

Alors le bel homme aux favoris bruns jetait les guides à un tigre haut de trois pieds, gravissait lestement le perron, traversait une antichambre gardée par deux lions si merveilleusement empaillés qu’on les aurait crus vivants, et s’enfermait dans un cabinet de travail où de rares initiés avaient seuls le privilége de pénétrer à de certaines heures.

Pour Paris entier, Eugène Süe était chez lui et travaillait.

Cependant une demi-heure après, par la petite porte, un homme en blouse, coiffé d’une casquette, portant une barbe inculte, sortait furtivement.

Quelquefois même, disait-on, une hotte et un crochet de chiffonnier complétaient cet accoutrement.

Cet homme quittait l’aristocratique quartier du faubourg Saint-Honoré ; il se dirigeait vers la petite Pologne d’abord, puis vers les barrières du nord de Paris, ou bien descendait vers la Cité, et on ne le revoyait plus jusqu’au petit jour.

Eugène Süe allait étudier ses héros pris sur le fait.

Voilà l’histoire qu’on racontait, l’histoire que tout le monde croyait alors, dont je doute fort aujourd’hui, mais à laquelle j’éprouvai le besoin de croire aveuglément, le jour où je reçus cette étrange lettre que je donnais dans le chapitre précédent.

Quand je vous aurai dit que j’avais alors vingt-quatre ans, que je venais d’employer le premier argent mignon que m’eût donné la littérature à m’acheter un cheval et un panier que je montrais quatre ou cinq heures par jour sur le boulevard, ce qui m’a fait alors une collection d’ennemis des plus variés, vous me trouverez, n’est-ce pas, beaucoup plus naïf que vaniteux, et vous me pardonnerez d’avoir osé, ce soir-là, quitter mon paletot pour m’en aller en blouse au rendez-vous qui m’était assigné ?

J’avais scrupuleusement observé la mise en scène. Il ne me manquait plus pour refaire les Mystères de Paris qu’une toute petite chose, l’inimitable talent d’Eugène Süe.

Voulez-vous me dire, je vous prie, si l’on doute de quelque chose à vingt-quatre ans, surtout quand on soupe avec Gustave Claudin ?

Donc, à neuf heures du soir, les mains dans mes poches, ma casquette enfoncée sur mes yeux, je fis mon entrée chez le père Bravard, le marchand de vins de la rue de Flandres, à la Villette.

Ici, j’avoue encore, à ma honte, que mon apparition ne produisit aucune sensation.

Deux auvergnats jouaient à l’Impériale dans un coin de la salle attenante au comptoir et que deux chandelles éclairaient à grand’peine.

Le père Bravard, un gros homme réjoui, m’apporta une chope et j’attendis.

Les auvergnats ne levèrent pas même les yeux.

Un maçon soupait d’un morceau de fromage et d’un demi-litre de vin.

Il ne me regarda pas et continua son repas.

Enfin, un quart d’heure après un homme entra qui regarda à droite et à gauche, et s’en alla, ne trouvant pas, sans doute, la personne qu’il cherchait.

J’attendis encore.

Une demi-heure plus tard, le même homme revint. J’eus le temps de l’examiner.

Il était vêtu d’une redingote noire percée aux coudes, coiffé d’un chapeau déformé, chaussé de grosses bottes éculées.

Sa figure, niaise et commune, était encadrée par un collier de barbe sale.

Il me regarda avec plus d’attention ; je lui fis un signe, et il s’approcha.

– Est-ce vous qui m’avez écrit ? lui demandai-je.

Sa physionomie exprima une sorte d’étonnement naïf.

– Qui donc que vous êtes ? me dit-il.

Je lui dis mon nom ; son étonnement redoubla.

J’avais alors de petites moustaches blondes, un air juvénile et gringalet qui ne répondait nullement à ma littérature.

J’ai passé quinze ans de ma jeunesse à écrire des romans, noirs peuplés de pourfendeurs et d’aventuriers ; j’ai abusé des échelles de soie, des poisons multicolores, des trappes qui s’ouvrent et engloutissent leurs victimes ; et je ne suis jamais entré dans une maison où on ne me connaissait pas, sans qu’on me dît : « Ah ! mon Dieu ! et nous qui vous croyions brun, grand, carré des épaules, la moustache en croc et l’air farouche ! »

J’avais heureusement dans ma poche la lettre qu’on m’avait écrite, et cet homme me dit naïvement :

– Je n’aurais jamais cru que c’était vous.

– C’est donc vous qui m’avez écrit ?

– Oui.

– Et vous ne me connaissez pas de vue ?

– Non.

– C’est donc le garçon du pavillon d’Armenonville qui vous a parlé de moi ?

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Alors, comment avez-vous eu l’idée de m’écrire ?

– J’ai vu sur le journal que vous alliez parler des Valets de cœur.

– Bon !

– Et, comme j’étais de la bande à Timoléon…

– Qu’est-ce que Timoléon ?

– Celui qui a arrêté Rocambole.

– Mais, qu’est-ce que Rocambole ?

Il me regarda avec une sorte d’hébêtement.

– Comment ! vous ne le savez pas ? me dit-il.

– Non.

– Pourtant les valets de cœur et lui ça ne fait qu’un.

– C’est pour savoir tout cela que je suis venu.

Je fis apporter du vin et je me mis à questionner mon inconnu.

Certes il n’était pas muet ; il était même assez loquace, et il bavarda pendant plus de deux heures, au bout desquelles je lui donnai quarante francs, dont il se montra fort satisfait.

Mais ce qu’il me raconta était si confus, si obscur, si inintelligible que je n’y compris qu’une seule chose : c’est qu’il y avait une bande de malfaiteurs dont le chef s’appelait Rocambole, de son nom de guerre ; que ce Rocambole était au bagne, et qu’un homme qui faisait de la police en amateur, une sorte de Vidocq au petit pied appelé Timoléon avait contribué à son arrestation.

Je quittai donc le cabaret fort mécontent du peu de clarté du récit que m’avait fait ce brave homme et je rentrai chez moi me disant :

– Décidément, j’aurai plutôt fait d’inventer l’histoire des valets de cœur.

Cependant M. Delamarre (de la maison Martin Didier, Delamarre et Cie, ancien garde du corps, ancien régent de la banque de France, etc.) m’avait fait écrire, le jour même, par le bon Charles Schiller, le secrétaire aimé de la rédaction de la Patrie, pour me demander de la copie.

Je répondis à Schiller :

« Mon cher ami,

« Donne-moi huit jours et tu verras… »

Que verrait-il ?

Je n’en savais absolument rien. Mais il y a si longtemps que j’écris au bas de mon feuilleton ces mots sacramentels : « La suite à demain » que j’étais convaincu que le demain dont je parlais aurait une suite.

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