IV

Le lendemain, en effet, il me vint une idée.

Elle était écrasante de simplicité.

– Si quelqu’un peut me raconter l’histoire de Rocambole, me dis-je, c’est Rocambole lui-même.

Or Rocambole est au bagne, et il sera ravi de voir ses aventures mises en lumière.

Les gens de cette sorte aiment le bruit et la publicité.

La pensée dominante du condamné à mort est de bien mourir sous les yeux de la foule.

Je vais donc aller voir Rocambole.

Mais où ?

J’avais oublié de demander à l’homme de Timoléon dans quel bagne il était.

Or, il y a douze ans, Brest et Rochefort existaient encore.

Je ne pouvais donc pas m’exposer à perdre quinze jours pour faire le voyage de Toulon, tandis que celui que je cherchais serait peut-être à Rochefort ou à Brest.

Le plus simple était donc de m’en aller à la préfecture de police, et de m’adresser au bureau des prisons.

Il était huit heures du matin, aucun bureau n’est ouvert avant dix heures. J’avais donc le temps de faire mes préparatifs de départ.

Il était évident que je pourrais partir le soir même, que la Patrie m’obtiendrait une passe de chemin de fer et que le surlendemain je serais soit à Toulon, soit à Brest, soit à Rochefort.

Bergerette, qui se promettait d’être du voyage, fit ma petite malle, j’endossai un vêtement noir, et à dix heures précises j’étais au bureau des prisons.

De toutes les administrations, la plus courtoise est sans contredit la préfecture de police.

Je trouvai un sous-chef qui me reçut avec la plus grande politesse et se mit à ma disposition aussitôt que je lui eus expliqué le but de ma visite.

– Monsieur, me dit-il, je ne suis ici que depuis quelques mois, et je ne sais absolument rien de ce que vous me demandez. Mais je vais me renseigner et dans une demi-heure vous serez satisfait.

Il m’installa dans son cabinet, m’offrit les journaux du matin, et me laissa.

J’attendis non point une demi-heure, mais une heure.

Au bout de ce temps, le sous-chef revint.

C’était bien lui, et cependant ce n’était plus lui.

Qu’il me soit permis de m’expliquer :

Quand il avait quitté son bureau il était aimable, souriant, empressé. Peut-être était-il un de mes lecteurs habituels et, par suite, désireux de m’être agréable.

Je le vis revenir calme, froid, sévère, et il me parut vieilli de dix ans.

– Monsieur, me dit-il, avec une politesse glacée, j’ai transmis votre demande à M. le chef de bureau.

Le chef de bureau en a référé à M. le préfet de police.

M. le préfet a fait compulser les livres d’écrou et je suis chargé de vous répondre que la personne dont vous parlez ne figure sur aucun d’eux.

– Comment ! m’écriai-je, il n’y a pas de forçat du nom de Rocambole ?

– Monsieur, me répondit sèchement le sous-chef de bureau, au bagne on n’a pas de nom, on est inscrit sous un numéro.

Et d’un geste il me fit comprendre qu’il était inutile d’insister.

Quand je fus dans la rue, ou plutôt sur le quai, je m’accoudai sur le parapet, et comme Planchet, le valet de l’immortel d’Artagnan, je me mis à faire des ronds dans l’eau.

On a depuis ce temps-là ajouté à la langue verte une formule qui dépeint fort bien ma situation d’alors.

Je venais de remporter une veste.

Autant par profession que par goût, je suis observateur, et le changement d’attitude, de formes et de physionomie du sous-chef de bureau ne m’avait point échappé.

Le mystère, au lieu de s’éclaircir, se compliquait étrangement.

On me disait que Rocambole n’existait pas. Mais pourquoi me le disait-on avec cette politesse aiguë et tranchante qui contrastait si fort avec la manière avenante dont j’avais d’abord été reçu ?

Et nouvel Œdipe, je me pris corps à corps avec cette énigme nouvelle.

Et, comme Œdipe, je finis par deviner.

L’administration ne se souciait pas qu’on fit un roman sur Rocambole.

Pourquoi ?

C’était facile à comprendre. Les Valets de cœur avaient dû être une association dangereuse, travailler dans les sphères élevées de la société ; et il était plus que probable qu’ils avaient été mêlés à de certains événements qu’il était inutile de rappeler.

Mais le romancier prend son bien où il le trouve.

Et puis j’étais devenu curieux comme un lecteur.

Et je remontai en voiture, me disant :

– À tout prix, je dénicherai Rocambole.

Le bon Schiller m’avait écrit la veille au soir.

Quand je rentrai de mon infructueuse excursion, je trouvai une nouvelle lettre de lui.

« Monsieur Delamarre (de la maison Delamarre, Martin Didier, etc.), me disait-il, veut « te voir tout de suite. »

Je courus chez M. Delamarre, qui m’invita à déjeuner, et me dit :

– Mon cher enfant, j’ai reçu des réclamations pour votre titre les Valets de cœur. Changez-le.

– Mais, monsieur…

– Je ne puis vous en dire plus long. Changez votre titre.

Il me sembla que la voix de M. Delamarre ressemblait en ce moment à celle du sous-chef de bureau.

Je n’insistai pas, mais bien que je n’aie pas l’honneur d’être Breton, je suis doué d’une jolie dose d’entêtement, et je rentrai chez moi avec la volonté bien arrêtée de raconter l’histoire de Rocambole si je la savais – et même si je ne la savais pas.

Le soir, Claudin et moi nous fumions tranquillement un cigare chez D…, un peintre qui vient d’être décoré, il y a huit jours, et qui alors habitait les hauteurs du quartier Saint-George. Nous étions grimpés sur la toiture de zinc de son atelier, et nous avions Paris sous nos pieds.

Paris étincelant de lumières et laissant monter jusqu’à nous sa respiration cyclopéenne.

Tout à coup je jetai mon cigare et je m’écriai :

– J’ai trouvé !

– Quoi ? me dit Claudin, l’histoire de Rocambole ?

– Non, mais le titre de mon roman.

– Voyons ?

– Les Drames de Paris.

– Excellent. Mais Rocambole ?

– J’inventerai son histoire, si je ne puis faire mieux, répondis-je. Mais j’ai le pressentiment, ajoutai-je, que cette histoire, je la saurai.

Comme on le va voir, je ne me trompais pas.

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