V

Laissez-moi ouvrir une parenthèse.

L’histoire de Rocambole était destinée à la Patrie. Il est donc juste que je vous donne au trait, une physionomie de ce journal.

La Patrie habitait et habite encore rue du Croissant ; ses bureaux communiquaient avec la rue des Jeûneurs.

La rue du Croissant et la rue des Jeûneurs, au milieu de ce Paris des Mille et une Nuits que nous fait depuis dix ans M. le préfet de la Seine, ont conservé leur cachet d’originalité assez laide, et j’espère bien que M. le sénateur Haussmann passera par là un de ces jours.

La rue des Jeûneurs est toute au commerce des étoffes et des draps.

La rue du Croissant toute aux journaux.

Au numéro 12, c’est la Patrie, au numéro 16, le Siècle, à gauche et à droite une foule de boutiques ouvertes chez les marchands de vins pour la vente d’une trentaine de petits et grands journaux.

Vers le milieu, à droite de la rue des Jeûneurs, il y a ce qu’un notaire appellerait un vaste immeuble.

Trois grandes cours bordées de hautes constructions, le tout loué aux plus importantes maisons de gros de Paris, et formant la propriété de M. Delamarre, le directeur d’alors du journal la Patrie.

Un tout jeune homme, un conscrit de lettres, ou un fruit sec littéraire qui avait un roman en quatre volumes sous le bras, se présentait à la Patrie par la porte de la rue du Croissant.

Il montait au premier étage, (aujourd’hui c’est au second) demandait à voir le rédacteur en chef et était reçu par Philippe.

Qu’était-ce et qu’est-ce encore que Philippe ?

Un homme entre deux âges, à l’œil intelligent, au sourire aimable et un peu caustique, que l’on prenait au premier abord pour un garçon de bureau et qui était, au fond, l’homme de confiance de M. Delamarre.

Philippe toisait le nouveau venu.

Il semblait deviner ce qu’il avait dans son sac.

Il flairait un bon ou un mauvais roman.

Si, à son idée, le roman était bon, si le romancier juvénile marquait bien, Philippe lui disait d’un ton protecteur :

– M. Delamarre n’est pas visible. Mais laissez-moi votre manuscrit et revenez dans huit jours.

Cinq fois sur dix, Philippe avait eu un flair excellent.

Ce roman était lu et reçu.

Si Philippe, au contraire, avait affaire à un de ces bohèmes de brasserie qui, au lieu de travailler, passent leur vie à dénier du talent à tout homme arrivé, il lui ouvrait à deux battants la porte du cabinet du bon Schiller.

Ce bon Schiller a bien mérité ce nom que lui ont décerné tous ceux qui le connaissent.

Il a un aimable sourire, une voix sympathique ; il a usé des flots d’éloquence souvent pour faire triompher une cause obscure qui lui paraissait juste.

Ce bon Schiller recevait l’auteur, gardait le manuscrit, le remettait le soir même à M. Delamarre.

M. Delamarre se bornait à cette question :

– Par où est entré l’auteur ?

– Par la rue du Croissant.

– Ah !

Ce ah ! était un arrêt de mort.

M. Delamarre aimait qu’on s’adressât directement à lui.

Un an après, le manuscrit dormait encore dans les cartons de la Patrie et n’avait pas été lu.

Tout le secret de Philippe consistait en ceci : Il déposait respectueusement sur la table de nuit de M. Delamarre, qui demeurait rue des Jeûneurs, le manuscrit du jeune homme qu’il avait pris sous sa protection.

Si la vengeance est le plaisir des dieux, la reconnaissance est quelquefois le bonheur des hommes… de lettres, et je déclare ici que c’est à Philippe que je dois ma collaboration de huit années à la Patrie.

Depuis que mon premier feuilleton s’était étalé dans les colonnes du journal, j’entrais par la rue des Jeûneurs.

M. Delamarre aimait à me voir : il me faisait causer, il se plaisait à feuilleter ma jeune imagination.

Je m’en allai donc ce jour-là à dix heures frapper à la porte de son cabinet.

J’apportais mon nouveau titre : Les Drames de Paris.

– Parfait ! médit M. Delamarre. Le titre est excellent. Voyons le sujet !

– Mon plan n’est pas fini, répondis-je.

– Voyons toujours !

J’étais pris au piége. Je m’exécutai. J’inventai, au pied levé, un prologue qui se passait dans la neige, au retour de la campagne de Russie, je créai des types plus ou moins originaux, je combinai des situations, je m’armai de tout mon arsenal ordinaire, le vieux manoir breton, le soldat héroïque, la femme du monde persécutée, l’ouvrière veilleuse, l’échelle de corde qu’on tend par les nuits noires, et le poison qui endort au lieu de tuer. J’empruntai aux riches, séance tenante, je fis de la mère Fipart une chouette, et Eugène Süe n’a jamais réclamé, du reste ; j’ébauchai une manière de Monte-Cristo – que mon cher maître Alexandre Dumas me le pardonne ! – Je crois même que mon excellent ami Paul Féval me prêta, sans s’en douter, cet enfant dont on vole si souvent l’héritage et qui le retrouve toujours, grâce à trois hommes rouges et barbus.

M. Delamarre balançait sa tête de droite à gauche. Il était ravi.

– À l’œuvre ! me dit-il quand j’eus fini mon dévergondage, et envoyez-moi de la copie demain matin.

Je m’en allai par la passerelle ancienne qui reliait le cabinet du directeur à la maison de la rue du Croissant.

J’éprouvais le besoin de dire bonjour au bon Schiller.

Un de mes confrères était dans son cabinet et me serra la main froidement.

Ce confrère avait déplu à Philippe, et son roman dormait d’un sommeil paisible depuis dix-huit mois dans un grand carton vert qui portait cette étiquette :

Manuscrits à lire.

En me prenant la main, il me dit d’un ton lugubre :

– Quand finissez-vous !

Je n’avais pas encore commencé !

J’ai toujours été un peu gamin. Au lieu de prendre en pitié mon infortuné confrère, je trouvai plaisant de lui répondre :

– Je ne finirai pas.

– Comment ?

– Les Drames de Paris auront pour le moins deux mille feuilletons – et il y aura une suite.

Mon pauvre confrère tomba à la renverse, et je me sauvai en riant.

En rentrant chez moi, je racontai mon aventure à Bergerette.

– Vois-tu d’ici, lui dis-je, un roman qui ne finirait jamais, ce serait drôle.

– Et c’est possible, me dit-elle, si j’en crois le monsieur qui sort d’ici et qui reviendra demain matin.

– Hein ?

– Ce monsieur dit qu’il savait l’histoire de Rocambole.

Je fis un vrai saut de carpe.

Bergerette acheva :

– Et il viendra demain te la raconter !

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