IX

Nous étions alors au printemps, en plein mois de mai, et les jours étaient longs.

Un beau soleil, presque chaud, éclairait tout le reste de la Bretagne, il ne pleuvait qu’à Brest.

Mais Brest a une réputation que les Bretons traduisent par un mot quelque peu inconvenant :

Brest disent-ils, est… le pot de chambre de la Bretagne.

Cela est vrai, il y pleut cinq jours sur sept.

Cependant il suffit d’un coup de vent pour balayer les nuages, surtout vers le soir.

Alors l’unique promenade de la ville, le cours d’Ajot, se peuple comme par enchantement, et la rade apparaît étincelante avec son horizon de collines vertes, au milieu desquelles la rivière de Chateaulin s’ouvre tout à coup un passage. Il avait plu tout le jour, il pleuvait durant notre dîner, il pleuvait quand nous sortîmes de l’hôtel. Nous n’étions pas au bout de la rue de Siam que les derniers rayons du soleil couchant percèrent les nuages et ricochèrent sur l’eau noire du port, comme des broderies d’or sur un manteau de velours.

Dieu fait bien ce qu’il fait, dit un proverbe, et ce proverbe est surtout vrai pour Brest.

Quand le ciel est gris, les maisons hideuses, noires, infectes qui bordent le port et qu’on a aujourd’hui sous les pieds, du haut de ce pont gigantesque qui n’a qu’une arche et s’ouvre pour laisser passer les vaisseaux à trois ponts, ces maisons noires, disons-nous, sont moins repoussantes à l’œil.

Vienne un ciel d’azur et un beau soleil, et Brest vous apparaît dans toute sa morne tristesse.

Au bout de la rue de Siam, on trouve un escalier de cent marches qui descend au port.

Le pont, de niveau avec la première marche, passe au-dessus des maisons.

Mais alors il n’existait pas encore ; il fallait descendre l’escalier et passer dans un vaste bateau qui vous traversait à Recouvrance.

Il était trop tard pour visiter l’arsenal et par conséquent le bagne.

Énault me disait :

– Je suis de Recouvrance, et je voudrais revoir la maison où je suis né. Malheureusement, j’ai quitté mon pays si jeune, que j’ai oublié le nom de la rue.

Mais Recouvrance, n’est pas bien grand, allons-y !

– Comme tu voudras, répondis-je, mais tâche de retrouver ta maison ce soir, car demain…

– Demain ?

– Nous ne quitterons pas l’arsenal.

Nous passâmes à Recouvrance.

Là, les maisons sont encore plus noires et plus misérables que sur la rive opposée.

Un dédale de petites ruelles tortueuses environne le port.

C’est là que vivent les pêcheurs et les femmes de marins.

Là grouillent des centaines d’enfants à peine vêtus qui feront un jour des hommes vaillants.

La femme du marin est économe ; elle vit de peu, elle élève ses enfants avec presque rien.

Un pauvre logis lui suffit.

Le mari est peut-être sous le ciel bleu des Indes, la femme et les enfants vivent dans cette atmosphère goudronnée, au bord de cette mer noire, dans ces rues infectes et sous cette pluie éternelle, sans murmurer, sans se plaindre, avec l’espérance au cœur.

Quand vient le soir, pour peu qu’un rayon de soleil glisse entre deux nuages et éclaire la rade, la femme du marin prend son fils par la main, et tout deux gravissent les hauteurs de Recouvrance, prennent le chemin gazonné des fortifications et vont s’asseoir tout près de la poudrière.

C’est là le cours d’Ajot des pauvres gens de Recouvrance.

De là on découvre la rade tout entière, et sur la droite le Goulet ; la mer est calme, le ciel clément, il ne pleut pas.

La femme du marin dit à son fils en lui désignant le Goulet :

– Ton père est là-bas… tout là-bas…

– Quand reviendra-t-il ? demande l’enfant.

– Dans un an, dit la pauvre délaissée en soupirant.

Puis elle reporte son œil humide sur sa progéniture.

Le bambin a cinq ans ; l’an qui vient, on le mettra à l’école des mousses.

Qui sait ?

Quelle est la mère du mousse qui n’a vu dans ses rêves son fils paré de l’aiguillette d’or ?

Recouvrance est dans ce tableau. C’est la ville pauvre, la ville robuste, muette en sa tristesse et d’où sortiront des hommes.

À huit heures retentit le coup de canon qui annonce la fermeture de l’arsenal.

Cette détonation nous surprit dans une ruelle qui s’appelle fièrement rue Jean-Bart.

Une église abandonnée se trouve au milieu.

Devant cette église, il y a une manière de place de dix mètres carrés, sur laquelle jouent les enfants du quartier.

Les mères, assises au seuil des portes, travaillent en se regardant.

Nous nous étions arrêtés en cet endroit un peu avant le coup de canon.

Parmi ces enfants qui jouaient, il en était un qui avait attiré notre attention, avec ses cheveux blonds bouclés, ses joues rosées, ses grands yeux bleus.

On eût dit un chérubin descendu du ciel dans ce cloaque.

Nous cherchâmes la mère des yeux ; et nous l’eûmes bientôt reconnue à l’expression de son regard, qui ne quittait pas l’enfant.

C’était une toute jeune femme, vingt-trois ans peut-être.

L’enfant en avait cinq.

Elle était blonde, un peu pâle, un peu triste à travers un beau sourire qui épanouissait ses lèvres chaque fois que son fils tournait la tête vers elle.

Tout à coup au bout de la rue retentirent des pas sourds, mesurés, frappés en cadence, avec un cliquetis métallique.

En même temps nous vîmes apparaître une escouade de forçats marchant deux par deux et conduits par deux gardes-chiourmes.

Les enfants continuèrent à jouer ; mais celui que nous avions remarqué leva les yeux, examina la troupe infâme et reconnut sans doute au milieu d’elle quelqu’un qu’il aimait, car il s’élança au-devant des forçats et nous le vîmes se jeter au cou de l’un d’eux.

Les gardes-chiourmes ne dirent mot.

Le compagnon de chaîne du forçat s’arrêta tout naturellement.

Le forçat prit l’enfant dans ses bras, mit un baiser sur les boucles blondes de sa chevelure et le reposa à terre.

En même temps aussi sa jeune mère, qui tout à l’heure était assise sur le seuil de sa porte, se leva, vint tendre la main au forçat et lui dit quelques mots que nous ne pûmes entendre.

Puis les forçats continuèrent leur chemin, la mère alla se rasseoir mélancolique, l’enfant retourna auprès de ses petits camarades, mais il ne joua plus.

Ce malheureux, couvert de la livrée de l’infamie, au cou de qui sautait le chérubin, à qui cette belle jeune femme tendait la main, était-il donc le père et le mari ?

Pour que cela fût possible, il aurait fallu que cet homme, jadis matelot, eût été condamné à mort pour quelque acte de rébellion envers ses chefs, puisqu’il eût vu sa peine commuée en celle des travaux forcés ; car, à Recouvrance, on n’eût pas toléré, sans cela, une femme de forçat.

Nous avions eu le temps de voir cet homme.

Il était grand, un peu pâle, avec des yeux intelligents et doux.

En dépit de la chaîne qu’il traînait, sa démarche avait quelque chose de fier et de hautain.

C’était un homme qui pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, et, pendant qu’il embrassait l’enfant, j’avais eu le temps de l’examiner tout à mon aise et de me graver ses traits dans la mémoire.

Ce petit événement, si naturel pourtant dans les rues de Brest, nous intrigua assez pour nous faire entrer dans une buvette qui se trouvait juste en face de l’endroit où les forçats s’étaient arrêtés.

Une vieille femme, avenante et un peu bavarde, était au comptoir.

Tandis quelle nous versait deux verres de fil-en-quatre, je la questionnai.

– C’est donc le père de cet enfant ? lui demandai-je.

– Non, me dit-elle ; c’est peut-être mieux que son père.

– Que voulez-vous dire ?

– C’est son sauveur. L’enfant se noyait ; il l’a repêché, et il s’en est fallu de peu qu’il ne se noyât lui-même.

Il y avait un drame tout entier dans cette réponse, et je comprenais maintenant les caresses de l’enfant et la poignée de main de la mère.

– Comment l’appelez-vous donc ce forçat ? demanda Énault.

La vieille sourit.

– Vous savez bien, dit-elle, que les forçats n’ont plus de nom.

– C’est juste.

– Celui-là, c’est le numéro Cent-dix-sept.

Je m’étais pris à rêver, et je regardais l’enfant qui était maintenant sur les genoux de sa mère, qui le couvrait de baisers.

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