X

Un soupçon avait traversé mon esprit.

J’étais venu à Brest pour voir Rocambole ; qui me disait que le forçat qui avait sauvé l’enfant n’était pas lui ?

Nous quittâmes le débit de boissons et nous reprîmes notre excursion à travers les petites rues noires de Recouvrance.

Énault s’arrêtait de temps en temps, regardait une maison, avait un moment d’espoir, puis se remettait en route.

Ce n’était pas celle-là.

Comme nous montions vers les fortifications, nous entendîmes une musique militaire et nous nous arrêtâmes.

L’école des mousses venait de manœuvrer à terre…

Tous ces bambins marchaient fièrement au son du clairon, et au pas gymnastique, l’arme sur l’épaule gauche.

La population se pressait sur leur passage.

Jeunes femmes, petites fillettes, vieux soldats et vieux matelots, formaient la haie pour les voir.

C’était l’avenir qui passait.

Plus d’une mère, apercevant son fils dans les rangs, lui envoyait un baiser avec ses doigts.

Plus d’un loup de mer disait de sa rude voix émue :

– J’étais comme ça, moi.

Quand l’école fut passée, Énault jeta un cri.

– Je me reconnais, dit-il.

– Où cela ?

– Ici. Je me rappelle bien maintenant… les mousses passaient sous nos fenêtres et c’est là…

Et il me montrait une maison sur la gauche.

Cette maison bâtie en briques avait une grande porte.

Énault, pris d’une subite émotion, me disait :

– Oui… oui… c’est bien cela… nous demeurions au second… il doit y avoir une cour avec des arbres, et au milieu de cette cour un puits.

Nous entrâmes.

À Recouvrance, les concierges sont inconnus ; on entre partout et tout droit.

On monterait jusqu’au sixième étage d’une maison que personne ne vous arrêterait pour vous dire :

– Où allez-vous !

Quand nous fûmes dans le vestibule, Énault s’arrêta :

– C’est singulier, me dit-il, l’escalier était à droite, il me semble.

– Et celui-là est à gauche.

– On aura changé l’escalier de place.

La maison avait bien une cour ; mais il n’y avait pas de puits.

– On l’aura comblé, me dit Énault.

– Je ne vois pas d’arbres non plus, lui dis-je.

– On les aura coupés.

Néanmoins, comme il n’était pas bien sûr, nous sortîmes.

– Si ce n’est pas celle-là, me dit-il, c’est une maison à peu près semblable de la même rue ?

– Oui.

Vingt pas plus loin nous trouvâmes une autre maison absolument semblable à celle que nous quittions.

– La voilà ! s’écria Énault.

L’escalier était à gauche du vestibule, mais il n’y avait pas de cour.

– On aura bâti, me dit-il, il y a si longtemps !…

Une vieille femme descendait l’escalier, nous l’interrogeâmes.

– Ya-t-il longtemps que vous demeurez ici ?

– Plus de quarante ans, répondit-elle.

Énault lui parla de son père qui était, je crois intendant militaire.

La vieille l’écouta, puis elle lui dit :

– C’est bien possible… il y a toujours des officiers dans la maison ; il y en a eu de tout temps.

Nous n’étions pas plus avancés.

Un quart d’heure après, nous trouvions une troisième maison.

– Oh ! cette fois, s’écria Énault, c’est bien ici.

Il y avait un puits dans la cour, et des arbres, et l’escalier était à gauche.

Malheureusement les arbres étaient jeunes, le puits paraissait tout neuf et nous aperçûmes sur la porte le millésime de 1840.

– On aura reconstruit la maison, me dit mon pauvre ami, mais c’est bien elle !

– Tu m’as déjà dit cela des deux autres…

– C’est désolant et bizarre tout de même, reprit-il, de ne pouvoir retrouver la maison où l’on est né.

– Comment ! répondis-je, mais au lieu d’une, tu en retrouves trois… et tu vas ressembler à Homère dont sept villes se disputaient l’honneur de lui avoir donné le jour.

Énault accepta ce compliment sans trop de protestations, et nous quittâmes Recouvrance.

Il était nuit.

Nous retraversâmes le port en bateau et nous remontâmes cette horrible rue de Siam jusqu’à la hauteur du champ de bataille.

C’est là que se trouve le café des officiers de marine ; c’était là que nous avions affaire, comme on va le voir.

J’avais à Paris un ami, un capitaine de dragons, l’homme le meilleur et le plus bourru du monde. Il était plus chatouilleux de mon honneur que du sien, et bien souvent il a cassé mon cordon de sonnette à cinq heures du matin, pour m’apporter un numéro de l’ancien Figaro, direction Bourdin, lequel numéro était consacré en partie à démontrer aux populations que j’étais un crétin de la plus belle venue.

Mon bourru capitaine était, dans ces occasions solennelles, accompagné d’un autre capitaine.

Tous deux venaient me demander mes instructions pour me servir de témoins.

Je prenais connaissance du numéro incriminé, et le leur rendais en disant :

– Mais, on ne parle que de mes livres.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ça ne me regarde pas. Ces messieurs ont bien le droit de les trouver mauvais.

Mon excellent capitaine ne comprenait pas et se retirait en maugréant.

Or, je n’ai jamais vu de capitaine plus répandu que ce capitaine-là.

Il connaissait tout le monde, dans l’armée et hors de l’armée, dans la marine et dans les colonies.

– Vous allez à Brest, m’avait-il dit. Attendez donc, j’y connais du monde.

Et il m’avait donné deux douzaines de lettres de recommandation, dont dix pour des lieutenants de vaisseau, trois ou quatre pour des capitaines, une pour un contre-amiral et enfin une dernière pour un cousin à lui que j’avais rencontré à Paris, et qui était enseigne à bord de la Némésis.

L’enseigne Marjolin, c’était son nom, était un tout jeune homme, très-aimable, très liant et qui certainement se mettrait en quatre pour nous être agréable.

Nous entrâmes donc au café de la Marine, et bientôt toutes mes lettres furent distribuées.

Brest devint plus gai. On nous offrit du punch et nous reçûmes cet accueil courtois, quoique un peu froid et cérémonieux, qui est le propre des officiers de mer, toujours plus réservés que ceux de terre.

M. Marjolin nous reconduisit à l’hôtel et nous donna rendez-vous pour le lendemain, huit heures du matin, aux portes de l’Arsenal :

Je lui avais parlé de Rocambole.

C’était la première fois qu’il entendait prononcer ce nom.

– Mais, me dit-il, soyez tranquille, si cet homme est au bagne de Brest, le commissaire du bagne ne fera aucune difficulté, et vous pourrez l’interroger tout à votre aise.

Je ne pus lui cacher le singulier accueil que j’avais reçu trois ou quatre mois auparavant à la préfecture de police.

Il se mit à rire et me dit avec cet accent d’orgueil qui caractérise si bien les marins :

– Vous oubliez qu’ici nous sommes chez nous ?

Et sur ces mots, il nous souhaita le bonsoir.

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