VIII

La première partie des Drames de Paris parut sans interruption.

Cela s’appelait, je l’ai déjà dit, l’Héritage mystérieux.

Les journaux, à cette époque, faisaient peu d’annonces, et ignoraient l’affiche rouge, verte ou jaune qui tapisse aujourd’hui si agréablement les murs de Paris.

Cependant il se manifesta une hausse dans la vente du numéro, et les abonnés augmentèrent.

Quelques gens par trop puritains réclamèrent ; entre autres une vieille dame qui écrivit à la direction cette lettre qu’on me communiqua :

« Monsieur,

« Le roman de M. Ponson du Terrail est excessivement amusant, mais il est immoral. Jamais on ne me persuadera qu’une créature comme la Baccarat puisse avoir des sentiments humains.

« Ces femmes-là sont des monstres, et feu mon mari, qui était un homme de sens et un sous-chef de mérite dans une grande administration, les évita toujours avec soin.

« Je n’ai pas de préjugés, croyez-le bien, et mon âge (cinquante-sept ans) me permet de lire bien des choses.

« C’est ainsi que j’ai pris un véritable plaisir aux aventures du chevalier de Faublas, et que le Sopha, de M. Crébillon fils, m’a beaucoup amusée.

« Malheureusement, j’ai une fille de vingt-deux ans dont l’imagination est très-exaltée, et la lecture des Drames de Paris lui est pernicieuse.

« D’un autre côté, je voudrais cependant savoir la fin, et je ne trouve aucune bonne raison à donner à ma fille pour supprimer mon abonnement à la Patrie.

« Ne pourriez-vous faire deux éditions : – une pour moi, avec feuilleton – l’autre, sans feuilleton, pour ma fille ?

« Un mot de réponse me ferait plaisir.

« Votre servante,

« HENRIETTE ATHANASE, rentière, »

Un bon curé de village n’y alla pas par quatre chemins :

« Monsieur Ponson du Terrail, disait-il, est un misérable qui a certainement commis tous les crimes dont il rend son héros responsable… »

M. Delamarre, un peu ému, fit appeler le caissier.

Le caissier prit connaissance de la lettre du bon curé et répondit :

– Nous vendrons trois mille exemplaires de plus.

– Alors, continuons, dit philosophiquement le directeur de la Patrie.

L’Héritage mystérieux enjamba sur deux renouvellements et eut soixante-dix-huit feuilletons…

M. Delamarre me fit venir au soixante-quinzième et me dit :

– Est-ce que vous ne pourriez pas me faire une suite !

– J’y compte bien, répondis-je, mais il faudrait un autre titre.

– Voyons ?

– Le club des Valets de cœur.

Je m’attendais à voir bondir M. Delamarre, car je me souvenais de l’opposition formelle qu’il avait faite à ce titre.

Il se borna à froncer un peu le sourcil.

– Venez me voir aux docks, me dit-il.

Peu de gens ont connu comme moi cet esprit actif, ingénieux, infatigable qui s’appelait M. Delamarre.

C’était, comme on dit, un chercheur.

Chaque jour, il s’éveillait avec une idée nouvelle, presque toujours hardie, sinon excellente.

Un jour, il avait imaginé de faire du pain avec du gluten.

Six semaines après, dans la maison attenante aux bureaux de la Patrie, maison qui lui appartenait également, il installait une boulangerie.

Le pain ne réussit pas.

L’année suivante, M. Delamarre, dans le même immeuble, créa les docks de la vie à bon marché.

On y vendait de tout, des aliments et des vêtements, des chaussures et du lait, des denrées coloniales et des chapeaux.

Cela dura une année, peut-être un peu moins. Puis on ferma boutique.

Une seule personne trouva la liquidation un peu chère, ce fut M. Delamarre qui avait vendu d’excellentes marchandises au prix des médiocres et avait galamment perdu une centaine de mille francs à cet essai philanthropique.

Les docks étaient alors à l’apogée de leur succès.

S’extasier sur les docks, c’était faire à M. Delamarre un plaisir sans égal.

Je fis mieux que m’extasier, j’achetai un chapeau, un parapluie, une douzaine de couteaux et un panier de pale ale.

Je m’étais conduit comme le dernier des courtisans et cette basse flatterie porta ses fruits.

Le soir même, on annonça en tête de la Patrie que les Drames de Paris auraient une suite et que cette suite s’appellerait :

Le Club des Valets de cœur

Seulement, M. Delamarre m’accordait une interruption, c’est-à-dire un congé de deux mois.

Or, ce congé, je savais bien comment je l’utiliserais.

Je m’en irais à Brest, et je verrais Rocambole.

Huit jours après, ma malle était faite.

Restait à me chercher un compagnon de voyage.

J’étais en froid avec Bergerette, pour des motifs qui appartiennent trop à ma vie privée pour que je vous en fasse part.

J’écrivis à Claudin :

« Veux-tu venir en Bretagne ? »

Claudin me répondit :

« J’entre au Moniteur Universel, et en fermant ma fenêtre, hier soir, le ciel m’est apparu tout rouge, c’est bon signe. »

Donc pas de Claudin, pas de Bergerette.

Avec qui donc partirais-je ?

J’ai un vieux camarade, un peu bizarre, un peu quintcux, peut-être, mais qui, sous le prétexte qu’il est né à Brest, côte de Recouvrance, se croit obligé à être le plus droit et le plus chevaleresque des hommes.

Cœur loyal, comme dirait Gustave Aimard, tête bretonne, caractère un peu pointu et ayant la déplorable faiblesse d’introduire dans ses livres d’adorables femmes blondes, phthisiques au troisième degré.

Quand une femme le remarquait jadis, et ce n’était pas rare, il lui demandait avec anxiété :

– Est-ce que vous ne toussez pas un peu ?

Sur une réponse affirmative de la belle, il tombait à ses genoux.

Je vous le présenterais bien, si vous ne le connaissiez pas déjà et si vous n’aviez lu dix romans charmants de lui.

Je me borne donc à vous le nommer – c’est Étienne Énault.

Énault m’avait dit si souvent qu’il était Breton, et que revoir sa Bretagne était le plus cher de ses vœux, que je courus chez lui :

– Viens-tu avec moi ? lui dis-je.

Il accepta. Nous partîmes.

Pas de chemin de fer alors, autre que celui de Paris à Nantes par Orléans.

Le lendemain, nous étions à Angers ; le surlendemain à Rennes, et deux jours plus tard à Brest.

La Bretagne, la vraie, celle des légendes et des poëmes, la terre des chouans et des chevaliers, de la bonne duchesse Anne et des vieux rois celtes, cesse aux portes de Brest.

Quand vous avez franchi la double enceinte des fortifications et que la rue de Siam, triste, mal pavée, bordée de maisons noires, vous apparaît, le cœur se serre et les tempes se mouillent d’une sueur froide.

L’hôtel des Voyageurs, celui où nous descendîmes est morose à l’œil ; sa salle à manger ressemble à un réfectoire de cloître, éclairé tout au bout par une croisée unique.

On nous logea sous les toits.

À Brest, quiconque n’a ni uniforme, ni ruban rouge, est peu de chose et on ne fait guère cas de lui.

Le voyage avait été une fête ; l’arrivée à Brest était une manière d’enterrement.

– Oh ! si je ne venais pas rechercher la maison où je suis né ! me disait Énault.

– Ah ! si je n’avais pas envie de voir Rocambole ! pensai-je.

Et nous dînâmes du bout des lèvres, songeant au déjeuner que nous avions fait la veille à Morlaix, la ville aux joyeux visages, aux braves femmes souriantes, aux collines vertes qui se hérissent des plus pittoresques maisons du monde.

Puis notre dîner fini, nous descendîmes vers le port par cette abominable rue de Siam dont le pavé vous meurtrit les pieds, au point de vous donner le tétanos.

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