Je passai le reste de la journée et une partie de la soirée à mettre en ordre, la plume à la main, le plan un peu insensé que j’avais développé au pied levé, à M. Delamarre, (de la maison Delamarre, Martin Didier et Ce, etc.), et j’attendis le lendemain avec une impatience sans bornes.
Quel était ce mystérieux personnage qui devait me raconter l’histoire de Rocambole ?
Il n’avait laissé ni son nom, ni son adresse…
À dix heures précises, le lendemain, la porte de mon cabinet s’ouvrit et je vis entrer un homme coiffé d’un tricorne, vêtu d’un habit gris, tenant d’une main une sacoche et de l’autre un portefeuille.
C’était un garçon de la banque de France.
Je n’avais souscrit aucun billet, et l’arrivée de cet homme m’étonna beaucoup.
– Monsieur, me dit-il d’un ton de mystère, il n’y a que des gros sous dans ma sacoche et mon portefeuille est gonflé de vieux journaux ; mais je suis surveillé de près et j’ai emprunté ce déguisement pour pénétrer jusqu’à vous sans éveiller l’attention.
– Comment ? lui dis-je, est-ce donc vous qui êtes venu hier ?
– Oui, monsieur !
Je sonnai pour défendre ma porte.
Quand mon domestique fut sorti, le prétendu garçon de banque jeta négligemment sa sacoche sur ma table de travail et s’assit sans façon en face de moi.
– Monsieur, me dit-il, je me nomme Timoléon, et je vais vous dire en deux mots qui je suis. J’ai été voleur…
Je saluai.
– Après je suis entré dans la police secrète.
Je saluai de nouveau.
– Mais l’administration s’est épurée : avec le nouveau régime, on n’a plus voulu dans les rangs de la police que des gens n’ayant jamais rien eu à démêler avec la justice.
« On m’a congédié, et on a eu tort, car je rendais de véritables services.
– Je n’en doute pas.
– C’est moi qui ai arrêté Rocambole.
Un soupir de soulagement gonfla ma poitrine.
– Il existe donc ! m’écriai-je.
– Il est au bagne de Brest, mais je crois qu’il sera prochainement transféré au bagne de Toulon.
– Cependant, hier matin, au bureau des prisons…
– On vous a dit que Rocambole n’existait pas !
– Précisément.
Un sourire vint à ses lèvres.
– Cela devait être, me dit-il.
– Pourquoi ?
– Parce que Rocambole a été, pendant un moment, un grand personnage.
– En vérité !
– Et l’administration ne se soucie pas qu’on mette en lumière ses ténébreuses aventures.
– Mais vous allez me dire toute la vérité, vous ?
Il sourit de nouveau :
– Un instant, fit-il. Causons d’abord…
J’attendis qu’il s’expliquât.
– Monsieur, reprit-il, je vous l’ai dit, la préfecture m’a congédié.
– Bon !
– Je n’ai pas fait fortune ; j’ai une fille à élever et je suis obligé, pour vivre, d’exercer quelques petites industries.
« Ainsi, par exemple, je retrouve les objets perdus ou volés, pour le compte des simples particuliers ; je fais suivre les maris volages et les femmes qui trompent leurs maris.
« Je fais, comme on dit, argent de tout.
– Bon ! lui dis-je, je comprends. Vous voulez me vendre vos révélations.
– Oui et non.
– Comment cela ?
– J’ai des notes assez détaillées ; avec ces notes, vous ferez un roman, et ce roman, j’en suis certain, aura un grand succès. Je vous vends mes notes.
Je fronçai légèrement le sourcil. Il devina ma pensée et me dit aussitôt :
– Un homme de lettres n’est ni un capitaliste, ni un propriétaire. Peut-être n’avez-vous pas cinquante louis dans votre tiroir, et vous demander de l’argent d’avance serait une folie. Voici donc ce que je vous propose. Vous me ferez quatre billets de mille francs chacun, à l’ordre de M. de Moléon. Je m’anoblis pour les besoins de ma profession.
« Ces billets seront échelonnés de trois ou six mois, causés valeur en recherches faites à la bibliothèque, et payables à la caisse du journal la Patrie. Je vous vends quatre mille francs les matériaux d’un roman en dix volumes.
« Est-ce trop cher ? »
À cette époque, mes chers lecteurs, quatre mille francs étaient pour moi un joli denier ; c’était au moins [mot(s) manquant(s)] de ce que je gagnais dans mon année.
J’hésitai donc à répondre.
– C’est à prendre ou à laisser, me dit Timoléon. Voyez si cela vous convient.
– Et si je ne puis rien faire de vos notes ? lui dis-je enfin.
– J’ai prévu le cas.
– Ah !
– Vous ne me ferez des billets qu’après les avoir lues. Cependant, comme vous êtes un honnête homme, je vous demanderai une garantie.
– Parlez !
– Vous allez me donner votre parole d’honneur que, si mes notes ne vous conviennent pas, vous renoncerez à faire un roman sur Rocambole.
– Je vous la donne.
– C’est bien, me dit-il.
Et, se levant :
– Vous aurez mes notes ce soir. Je repasserai dans huit jours.
Et il reprit sa sacoche et son portefeuille, et s’en alla.
Trois heures après, je reçus par la poste un volumineux manuscrit, cacheté avec soin.
Je m’enfermai dans mon cabinet, défendis ma porte à tout le monde, même à Bergerette, même à mon ami Claudin, et je m’enfonçai dans la lecture du manuscrit.
C’était naïf de forme, sans orthographe aucune, mais dans une langue mélangée d’argot à chaque phrase ; c’était clair et d’un prodigieux intérêt.
L’histoire des Valets de cœur, l’éducation de cet enfant de Paris qui se nommait Joseph Fipart, dit Rocambole, par ce gredin d’Andrea, s’y trouvaient tout au long.
Les vrais noms seuls ne s’y trouvaient pas.
Mon singulier collaborateur avait eu soin de m’en prévenir par une note au crayon placée en tête de la première page, et, le plus souvent, au lieu d’inventer un nom, il se servait d’initiales.
À deux heures du matin, j’avais terminé cette étrange lecture.
Par une de ces coïncidences bizarres si communes dans la vie réelle, et qui, cependant, ne devrait exister que dans la fiction, l’histoire de Rocambole avait une ressemblance étonnante avec ce plan de roman que j’avais imaginé.
Je n’ai inventé que fort peu de chose dans la première partie des drames de Paris qui à eu pour titre l’Héritage mystérieux.
Ce peu de chose le voici :
J’ai donné un frère à sir Williams, le maître de Rocambole, et j’ai inventé l’histoire de l’héritage.
J’ai trouvé la substance de tout le reste dans les notes diffuses de Timoléon.
Mais quand j’eus achevé ma lecture, une chose en ressortit claire et nette pour moi.
Timoléon avait pour Rocambole une haine vivace et terrible, et c’était certainement un acte de vengeance qu’il accomplissait en me fournissant ces documents.
Ce qui fit qu’une singulière réflexion me vint :
– Les Valets de cœur ne sont pas tous au bagne.
« Et si Rocambole s’y trouve, si Williams est mort assassiné par son élève, il y a certainement quelqu’un de leur bande qui vit tranquillement à Paris et dont la publication de mon roman troublera la sécurité.
« Je risque un joli coup de couteau d’un côté ; et peut-être bien que cette femme qui, dans les notes de Timoléon, s’est appelée tour à tour la Baccarat et la comtesse Artoff, trouvera mauvais qu’on s’occupe d’elle et se plaindra nettement au préfet de police. »
Cette double réflexion persécuta mon esprit toute la journée du lendemain.
J’allai dîner chez Grosse-Tête et j’en sortis un peu tard, à neuf heures : il pleuvait et le boulevard était désert.
Cependant un homme sortit du passage de l’Opéra et se mit à me suivre.
Je demeurais alors rue de Bellefond ; je gagnai donc le faubourg Montmartre.
L’homme me suivait toujours.
Je pris la rue Cadet ; un pas lourd et mesuré continua à retentir derrière moi.
Comme tout le monde, j’ai eu peur à mes heures.
Un frisson me passa dans le dos, et il me sembla qu’un valet de cœur était à mes trousses.